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Full text of "Chroniques italiennes"

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OEUVRES COMPLÈTES 



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OEUVRES COMPLÈTES 



DR 



STENDHAL 



ASTUiN ?i^>V-VOJIJi 



OEDVRES COMPLÈTES 



DE 



STENDHAL 

(HENRY BEYLE) 

NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REYUE ET CONSIDÉRABLEMENT 
AHCMENTÉE DE FRAGMENTS INÉDITS 



<• l*A«Ulémto 



De i/âxodr 1 Tol. 

PrOMERADES bAM8 ROME .2 — 

La Chartreuse de Parme 

Le ROIIGE ET LE Noift 

Histoire de la Peinture fn Italie 

RovAKS ET Nouvelles , . . . . 

Vie de Rossiki 

Racikb et Shai8pearb 

Vie de Hatdn, de Mozart et de Métastase 

MEMOIRES D UN Touriste >.. 2 — 

Rome, Naples et Florekce 1 — 

Gorrespomdahce entièrement inédite 2 — 



Nouvelles inédites i vol. 

Mélanges d'art et de uttérature en grande partie inédits 1 — 



PARIS. — mPl.niBRIE SIHOR RAÇOR et CORP., RUE R*BRPURTH, 1 



CHRONIQUES 

ITALIENNES 



PAR 



DE STENDHAL 

( HENBT BEYLE ) 




A « ^ 



PARIS 

MICHEL LËVY FRÈRES, UBRAJRES-ËDITEURS 

RUE TITUIIRB, a BIS 

1855 

Les éditeurs se réservent tous droits de traduction et de reproaaetion. 



'^^^^ 






• • 



I • 






L'ABBESSE DE CASTRO 



L'ABBESSE 



DE CASTRO 



Le inélodraiïie nous a montré si souvent tes brigands 
italiens du seizième siècle, et tant de gens en ont parlé 
sans les connaître, que nous en avons maintenant les 
idées les plus fausses. On peut dire en général que ces 
brigaods furent ['opposition contre les gouvernements 
atroces qui, en Italie, succédèrent aux républiques du 
moyen âge. Le nouveau tyran fut d'ordinaire le cilo}en 
le plus riche de la défunte république, et, pour séduire 
le bas peuple, il ornait la ville d'églises magnifiques et de 
beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravenne, 
Manfredi de Faenza, les Riario dlmola, les Cane de Vé- 



ŒUVRKS DK STK.NDUAL. 

rone, les Bentivoglio de Bologne, les Visconti de Milan, 
et enfîn, les moins belliqueux et les plus hypocrites de 
tous, les Médicis de Florence. Parmi les historiens de ces 
petits Etats, aucun n'a osé raconter les empoisonnements 
et assassinats sans nombre ordonnés par la peur qui tour- 
mentait ces petits tyrans; ces graves historiens étaient à 
leur solde. Considérez que chacun de ces tyrans connais- 
sait personnellement chacun des républicains dont il sa- 
vait être exécré (le grand-duc de Toscane Côme, par 
exempte, connaissait Strozzi), que plusieurs de ces tyrans 
périrent par l'assassinat, et vous comprendrez les haines 
profondes, les méfiances éternelles qui donnèrent tant 
d'esprit et de courage aux Italiens du seizième siècle, et 
tant de génie à leurs artistes. Vous verrez ces passions 
profondes empêcher la naissance de ce préjugé assez ridi- 
cule qu'on appelait V honneur, du temps de madame de 
Sévigné, et qui consiste surtout à sacrifier sa vie pour 
servir le maître dont on est né le sujet et pour plaire 
aux dames. Au seizième siècle, l'activité -d'un homme el 
son mérite réel ne pouvaient se montrer en France et 
conquérir l'admiration que parla bravoure sur le champ 
de bataille ou dans les duels; et, comme les femmes ai- 
ment la bravoure et surtout Taudace, elles devinrent les 
juges suprêmes du mérite d'un homme. Alors naquit 
Vesprit de galanterie, qui prépara l'anéantissement suc- 
cessif de toutes les passions et même de Tamour, au 
profit de ce tyran cruel auquel nous obéissons tous : la 
vanité. Les rois protégèrent la vanité et avec grande rai- 
son : de là l'empire des rubans. 



L'ABBESSË DE CASTRO. 9 

En Italie, un homme se distinguait par tous les genres 
de mérite, par les grands coups d'épëe comme par les 
découvertes dans les anciens manuscrits : v«yez Pétrar- 
que, r idole de son temps; et une femme du seizième 
siècle aimait un homme savant en grec autant et plus 
qu'elle n'eût aimé un homme célèbre par la bravoure 
militaire. Alors on vit des passions, et non pas Thabitudc 
de la galanterie. Voilà la grande différence entre Tltalie et 
la France, voilà pourquoi Fltalie a vu naître les Raphat^l, 
les Giorgion, les Titien, les Gorrége, tandis que la France 
produisait tous ces braves capitaines du seizième siècle, 
si inconnus aujourd'hui et dont chacun avait tué un si 
grand nombre d*ennemis. 

Je demande pardon pour ces rudes vérités. Quoi qu'il 
en soit, les vengeances atroces et nécessaires des petits 
tyrans italiens du moyen âge concilièrent aux brigands 
le coeur des peuples. On haïssait les brigands quand ils 
volaient des chevaux, du blé, de Targent, en un mot, 
tout ce qui leur était nécessaire pour vivre; mais au fond 
le cœur des peuples était pour eux ; et les filles du village 
préféraient à tous les autres le jeune garçon qui, une 
fois dans la vie, avait été forcé d'andar alla machia, 
c'est-à-dire de fuir dans les bois et de prendre refuge 
auprès des brigands à la suite de quelque action trop 
imprudente. 

De nos jours encore tout le monde assurément redoute 
la rencontre des brigands; mais subissent-ils des châti- 
ments, chacun les plaint. C'est que ce peuple si fin, si 
moqueur, qui rit de tous les écrits publiés sous la cen- 



40 ŒUVRES DE STENDHAL. 

sure de ses maîtres, fait sa lecture habituelle de petits 
poèmes qui racontent avec chaleur la vie des brigands 
les plus renommés. Ce qu'il trouve d'héroïque dans ces 
histoires ravit la fibre artiste qui vit toujours dans les 
basses classes, et d'ailleurs, il est tellement las des louan- 
ges officielles données à certaines gens, que tout ce qui 
n'est pas officiel en ce genre va droit à son cœur. Il faut 
savoir que le bas peuple, en Italie, souffre de certainejs 
choses que le voyageur n'apercevrait jamais, vécût-il dix 
ans dans le pays. Par exemple, il y a quinze ans, avant 

4 

que la sagesse des gouvernements eût supprimé les bri- 
gands*, il n'était pas rare de voir certains de leurs ex- 
ploits punir les iniquités des gouverneurs de petites 
villes. Ces gouverneurs, magistrats absolus dont la paye 
ne s*éléve pas à plus de vingt écus par mois, sont natu- 
rellement aux ordres de la famille la plus considérable 
du pays, qui, parce moyen bien simple, opprime ses 
ennemis. Si les brigands ne réussissaient pas toujours à 
punir ces petits gouverneurs despotes, du moins ils se 
moquaient d'eux et les bravaient, ce qui n'est pas peu de 
chose aux yeux de ce peuple spirituel. Un sonnet satiri- 
que le console de tous ses maux, et jamais il n'oublia 
une offense. Voilà une autre des différences capitales en- 
tre l'Italien et le Français. 



* Gasparone, le dernier brigand, traita avec le gouvernement en 
i8'2G; il e^t enfermé dans la citadelle de Givita-Vecchia avec trente* 
deux de ses hommes. Ge fut le manque d'eau sur le^ sommets des 
Apennins, où il s'était réfugié, qui l'obligea à traiter. C'est un homme 
d'esprit, d'une figure assez revenante. 



L'ABBESSE DE CASTRO. M 

Au seizième siècle, le gouverneur d'un bourg avait-il 
condamné à mort un pauvre habitant en butte à la haine 
de la famille prépondérante, souvent on voyait les bri- 
gands attaquer la prison et essayer de délivrer Topprimé. 
De son côté, la famille puissante, ne se fiant pas trop aux 
huit ou dix soldats du gouvernement chargés de garder 
la prison, levait à ses frais une troupe de soldats tempo- 
raires. Ceux-ci, qu'on appelait des hravi, bivaquaient 
dans les alentours de la prison, et se chargeaient d'es- 
corter jusqu'au lieu du supplice le pauvre diable dont la 
mort avait été achetée. Si cette famille puissante comptait 
un jeune homme dans son sein, il se mettait à la tôte de 
ces soldats improvisés. 

Cet état de la civilisation fait gémir la morale, j'en 
conviens; de nos jours on a le duel, l'ennui, et les juges 
ne se vendent pas; mais ces usages du seizième siècle 
étaient merveilleusement propres à créer des hommes 
dignes de ce nom. 

Beaucoup d'historiens, loués encore aujourd'hui par 
la littérature routinière des académies, ont cherché à dis- 
simuler cet état de choses, qui, vers 1550, forma de si 
grands caractères. De leur temps, leurs prudents men- 
songes furent récompensés par tous les honneurs dont 
pouvaient disposer les Médicis de Florence, les d'Est de 
Ferrare, les vice-rois de Naples, etc. Un pauvre historien, 
nommé Gianone, a voulu soulever un coin du voile; 
mais, comme il n'a osé dire qu'une très-petite partie de 
la vérité, et encore en employant des formes dubitatives 
et obscures, il est resté fort ennuyeux, ce qui ne l'a pas 



12 ŒUVRES DE STENDHAL 

empêché de mourir en prison à quatre-vingt-deux ans, 
le 7 mars 1758. 

La première chose à faire, lorsque Ton veut connaître 
rhistoire d'Italie, c est donc de ne point lire les auteurs 
généralement approuvés; nulle part on n'a mieux connu 
le prix du mensonge, nulle part il ne fut mieux payé*. 

Les premières histoires qu'on ait écrites en Italie, après 
la grande barbarie du neuvième siècle, font déjà mention 
des brigands, et en parlent comme s'ils eussent exislé de 
temps immémorial. (Voyez le recueil deMuratori.) Lors- 
que, par malheur pour la félicité publique, pour la jus- 
tice, pour le bon gouvernement, mais par bonheur pour 
les arts, les républiques du moyen âge furent opprimées, 
les républicains les plus énergiques, ceux qui aimaient 
la liberté plus que la majorité de leurs concitoyens, se 
réfugièrent dans, les bois. Naturellement le peuple vexé 
par les Baglioni, par les Malatesti, par les Bentivoglîo, 
par les Médicis, etc., aimait et respectait leurs ennemis. 
Les cruautés des petits tyrans qui succédèrent aux pre- 
miers usurpateurs, par exemple, les cruautés de Côme, 
premier grand-duc de Florence, qui faisait assassiner les 
républicains réfugiés jusque dans Venise, jusque dans 
Paris, envoyèrent des recrues à ces brigands. Pour ne 



* Paul Jove, évêque de Côme, V Ârétin et cent autres moins amu- 
sants, et que l'ennui qu'ils distribuent a sauvés de l'inlamie, Robertson, 
Roscoe, sont remplis de mensonges. Guichardin se vendit à Côme V^, 
qui se moqua de lui. De nos jours, Coletla et Pignotti ont dit la vé- 
rité, ce dernier avec la peur constante d'être destitué, quoique ne 
voulant être imprimé qu'après sa mort. 



L'ABBESSE DE CASTRO. 13 

papier que des temps voisins de ceux où vécut notre hé- 
roïne, vers Tan 1550, Alphonse Piccoloraini, duc de 
Monte Mariano, et Marco Sciarra dirigèrent avec succès 
des bandes armées qui, dans les environs d*Albano, bra- 
vaient les soldats du pape alors fort braves. La ligne d'o- 
pération de ces fameux chefs que le peuple admire encore 
s'étendait depuis le Pô et les marais de Ravenne jusqu'aux 
bois qui alors couvraient le Vésuve. La forêt de la Fag- 
giola, si célèbre parleurs exploits, située à cinq lieues de 
Rome, sur la route de Naples, était le quartier général 
de Sciarra, qui, sous le pontificat de Grégoire XIII, 
réunit quelquefois plusieurs milliers de soldats. L'histoire 
détaillée de cet illustre brigand serait incroyable aux 
yeux de la génération présente, en ce sens que jamais 
on ne voudrait comprendre les motifs de ses actes. Il ne 
fut vaincu qu'en 1592. Lorsqu'il vit ses affaires dans un 
état désespéré, il traita avec la république de Venise et 
passa à son service avec ses soldats les plus dévoués ou 
les plus coupables, comme on voudra. Sur les réclama- 
tions du gouvernement romain, Venise, qui avait signé 
un traité avec Sciarra, le fil assassiner, et envoya ses bra- 
ves soldats défendre l'île de Candie contre les Turcs. Mais 
la sagesse vénitienne savait bien qu'une peste meurtrière 
régnait à Candie, et en quelques jours les cinq cents sol- 
dats que Sciarra avait amenés au service de la république 
furent réduits à soixante-sept. 

Cette forêt de la Faggiola, dont les arbres gigantesques 
couvrent un ancien volcan, fut le dernier théâtre des 
exploits de Marco Sciarra. Tous les voyageurs vous diront 

4. 



14 (EUVRES DE STENDHAL. 

que c'est le site le plus magnifique de cette admirable 
campagne de Rome, dont l'aspect sombre semble fait 
pour la tragédie. Elle couronne de sa noire verdure les 
sommets du mont Albanô. 

C'est à une certaine éruption volcanique antérieure de 
bien des siècles à la fondation de Rome que nous de- 
vons cette magnifique montagne. A une époque qui a 
précédé toutes les histoires, elle surgit au milieu de la 
vaste plaine qui s'étendait jadis entre les Apennins et la 
mer. Le Monte Cavi, qui s'élève entouré par les sombres 
ombrages de la Faggiola, en est le point culminant; on 
l'aperçoit de partout, de Terracine et d'Ostie comme de 
Rome et de Tivoli, et c'est la montagne d'Albano, main- 
tenant couverte de palais, qui, vers le midi, termine cet 
horizon de Rome si célèbre parmi les voyageurs. Un cou- 
vent de moines noirs a remplacé, au commet du Monte 
Cavi, le temple de Jupiter Férétrien, où les peuples latins 
venaient sacrifier en commun et resserrer les liens d'une 
sorte de fédération religieuse. Protégé par l'ombrage de 
châtaigniers magnifiques, le voyageur parvient, en quel- 
ques heures, aux blocs énormes que présentent les 
ruines du temple de Jupiter; mais sous ces ombrages 
sombres, si délicieux dans ce climat, même aujourd'hui, 
le voyageur regarde avec inquiétude au fond delà forêt; 
il a peur des brigands. Arrivé au sommet du Monte Cavi, 
on allume du feu dans les ruines du temple pour prépa- 
rer les aliments. De ce point, qui domine toute la cam- 
pagne de Rome, on aperçoit, au couchant, la mer, qui 
semble à deux pas, (|uoique à trois ou quatre lieues; on 



L'ABBESSE. DE CASTBO. lô 

distingue les moindres bateaux; avec la plus faible lu- 
nette, on compte les hommes qui passent à Naples sur le 
bateau à vapeur. De tous les autres côtés, la vue s*étend 
sur une plaine magnifique qui se termine, au levant, par 
TApennin, au-dessus de Palestrine, et, au nord, parSaint- 
Pierre et les autres grands édifices de Rome. Le Monte 
Cavi n'étant pas trop élevé, l'œil distingue les moindres 
détails de ce pays sublime qui pourrait se passer d'illus- 
tration historique, et cependant chaque bouquet de bois, 
chaque pan de mur en ruine, aperçu dans la plaine ou 
sur les pentes de la montagne, rappelle une de ces ba- 
tailles si admirables par le patriotisme et la bravoure que 
raconte Tite-Live. 

Encore de nos jours Ton peut suivre, pour arriver aux 
blocs énormes, restes du temple de Jupiter Fcrétrien, et 
qui servent de mur au jardin des moines noirs, la rotite 
triomphale parcourue jadis par les premiers rois de 
Rome. Elle est pavée de pierres taillées fort régulière- 
ment; et, au milieu de la forêt de la Faggiola, on en 
trouve de longs fragments. 

Au bord du cratère éteint qui, rempli maintenant 
d'une eau limpide, est devenu le joli lac d'Albano de 
cinq à six milles de tour, si profondément encaissé dans 
le rocher de lave, était située Albe, la mère de Rome, et 
que la politique romaine détruisit dès le temps des pre- 
miers rois. Toutefois ses ruines existent encore. Quel- 
ques siècles plus tard, à un quart de lieue d'Albe, sur le 
versant de la montagne qui regarde la mer, s*est élevée 
Albano, la ville moderne ; mais elle est séparée du lac 



16 ŒI3VRES DE STENDHAL. 

par un rideau de rochers qui cachent le lac à la ville et 
la ville au lac. Lorsqu'on l'aperçoit de la plaine, ses édi- 
fices hiancs se détachent sur la verdure noire et profonde 
de la forêt si chère aux brigands et si souvent renommée, 
qui couronne de toutes parts la montagne volcanique. 

Albano, qui compte aujourd'hui cinq ou six mille ha- 
bitants, n'en avait pas trois mille en 1540, lorsque flo- 
rissait, dans les premiers rangs de la noblesse, la puis- 
sante famille Campireali, dont nous allons raconter les 
malheurs. 

Je traduis cette histoire de deux manuscrits volumi- 
neux, Tun romain, et Tau-tre de Florence. A mon grand 
péril, j'ai osé reproduire leur style, qui est presque celui 
de nos vieilles légendes. Le style si fin et si mesuré de 
l'époque actuelle eût été, ce me semble, trop peu d'ac- 
cord avec les actions racontées et surtout avec les ré- 
flexions des auteurs. Ils écrivaient vers Tan 1558. Je 
sollicite l'indulgence du lecteur et pour eux et pour moi. 



II 



« Après avoir écrit tant d'histoires tragiques, dit l'au- 
teur du manuscrit florentin, je finirai par celle de toutes 
qui me fait le plus de peine à raconter. Je vais parler de 
cette fameuse abbesse du couvent de la Visitation à Cas- 
tro, Hélène de Campireali; dont le procès et la mort don- 
nèrent tant à parler à la haute société de Rome et de 



L'ABBKSSE DB CASTRO. 17 

ritalie. Déjà, vers 4555, les brigands régnaient dans les 
environs de Rome, les magistrats étaient vendus aux 
familles puissantes. En Tannée 4572, qui fut celle du 
procès, Grégoire XIU, Buoncompagni, monta sur le trône 
de saint Pierre. Ce saint pontife réunissait toutes les 
vertus apostoliques; mais on a pu reprocher quelque 
faiblesse à son gouvernement civil : il ne sut ni cboisir 
des juges honnêtes, ni réprimer les brigands; il s^afdi- 
geait des crimes et ne savait pas les punir. Il lui sem- 
blait qu'en infligeant la peine de mort il prenait sur lui 
une responsabilité terrible. Le résultat de cette manière 
de voir fut de peupler d'un nomhre presque infmi de 
brigands les routes qui conduisent à la ville éternelle. 
Pour voyager avec quelque sûreté, il fallait être ami des 
brigands. La forêt de la Faggiola, à cheval sur la route 
de Naples par Âlbano, était depuis longtemps le quartier 
général d'un gouvernement ennemi de celui de Sa Sain- 
teté, et plusieurs fois Rome fut obligée de traiter, comme 
de puissance à puissance, avec Marco Sciarra, Tun des 
rois de la forêt. Ce qui faisait la force de ces brigands, 
c'est qu'ils étaient aimés des paysans leurs voisins. 

« Cette jolie ville d'Âlbano, si voisine du quartier gé- 
néral des brigands, vit naître, en 4542, Hélène de Cam- 
pireali. Son père passait pour le patricien le plus riche 
du pays, et, en cette qualité, il avait épousé Victoire Pa- 
rafa, qui possédait de grandes terres dans le royaume de 
Naples. Je pourrais citer quelques vieillards qui vivent 
encore, et ont fort bien connu Victoire Carafa et sa fille. 
Victoire fut un modèle de prudence et d'esprit; mais, 



18 ŒUVHES DE STENDHAL 

malgré tout son génie, elle ne put prévenir la ruine de 
sa famille. Chose singulière! les malheurs affreux qui 
vont former le triste sujet de mon récit ne peuvent, ce 
me semble, être attribués, en particulier, à aucun des 
acteurs que je vais présenter au lecteur : je vois des mal- 
heureux, mais, en vérité, je ne puis trouver des cou- 
pables. L'extrême beauté et Tâme si tendre de la jeune 
Hélène étaient deux grands périls pour elle, et font Tex- 
cuse de Jules Branciforte, son amant, tout comme le 
manque absolu d'esprit de monsignor Gittadini, évêque 
de Castro, peut aussi Texcuser jusqu'à un certain point. 
Il avait dû son avancement rapide dans la carrière des 
honneurs ecclésiastiques à Fhonnêteté de sa conduite, et 
surtout à la mine la plus noble et à la figure la plus ré- 
gulièrement belle que Ton pût rencontrer. Je trouve 
écrit de lui qu'on ne pouvait le voir sans l'aimer. 

(( Comme je ue veux flatter personne, je ne dissimule- 
rai point qu'un saint moine du couvent de Monte Gavi. 
qui souvent avait été surpris, dans sa cellule, élevé à plu 
sieurs pieds au-dessus du sol, comme saint Paul, sans que 
rien autre que la grâce divine pût le soutenir dans cette 
position extraordinaires avait prédit au seigneur de 

* Encore aujourd'hui, celte posilton singulièic est regardée, parle 
peuple de la campagne de Home, comme un signe certain de sainteté» 
Vers l'an 182t), un moine d'Albar.o lut aperçu plusieurs fois soulevé 
déterre par la grâce divine. On lui attribua de nombreux miracles; 
oj» accourait de vingt lieues à la ronde pour recevoir sa bénédiction ; 
des femmes, appartenant aux premières classes de la société, Tavaient 
vu se tenant, dans sa cellule, à trois pieds de terre. Tout à coup il 
disparut. 



L'ABBESSE DE CASTRO. 19 

Campireali que sa famille s'éteindrait avec lui, et qu'i. 
n'aurait que deux enfants, qui tous deux périraient de 
mort violente. Ce fut à cause de cette prédiction qu'il ne 
put trouver à se marier dans le pays, et qu'il alla cher- 
cher fortune à Naples, où il eut le bonheur de trouver de 
grands biens et une femme capable, par son génie, de 
changer sa mauvaise destinée, si toutefois une telle chose 
eût été possible. Ce seigneur de Campireali passait pour 
fort honnête homme et faisait de grandes charités; mais 
il n'avait nul esprit, ce qui fit que peu à peu il se retira 
du séjour de Rome, et finit par passer presque toute 
l'année dans son palais d'Albano. Il s'adonnait à la cul- 
ture de ses terres, situées dans cette plaine si riche qui 
s'étend entre la ville et la mer. Par les conseils de sa 
femme, il fit donner l'éducation la plus magnifique à 
son fils Fabio, jeune homme très-fier de sa naissance, et 
à sa fille Hélène, qui fut un miracle de beauté, ainsi 
qu'on peut le voir encore par son portrait, qui existo 
dans la collection Farnése. Depuis que j'ai commencé h 
écrire son histrjire. je suis allé au palais Farnèse pour 
considérer l'enveloppe mortelle que le ciel avait donnée 
à cette femme, dont la fatale destinée fit tant de bruit de 
son temps, et occupe même encore la mémoire des 
hommes. La forme de la tête est un ovale allongé, le 
front est très-grand, les cheveux sont d'un blond foncé. 
L'air de sa physionomie est plutôt gai; elle avait île 
grands yeux d'une expression profonde, et des sourcils 
châtains formant un arc parfaitement dessiné. Les lèvres 
sont fort minces, et l'on dirait que les contours ée la 



20 ŒUVRES DE STENDHAL. 

bouche ont été dessinés par le fameux peintre Conrége. 
Considérée au milieu des portraits qui l'entourent à la 
galerie Farnèse, elle a l'air d'une reine. Il est bien rare 
que Tair gai soit joint à la majesté. 

i Après avoir passé huit années entières comme pen- 
sionnaire au couvent de la Visitation de la ville de Castro, 
maintenant détruite, où l'on envoyait, dans ce temps-là, 
les filles de la plupart des princes romains, Hélène revint 
dans sa patrie, mais ne quitta point le couvent sans 
faire offrande d'un calice magnifique au grand autel de 
Téglise. A peine de retour dans Âlbano, son père fit venir 
de Rome, moyennant une pension considérable, le cé- 
lèbre poëte Cechino, alors fort âgé; il orna la mémoire 
d'Hélène des plus beaux vers du divin Virgile, de Pé- 
trarque,, de FÂrioste et du Dante, ses fameux élèves. » 

Ici le traducteur est obligé de passer une longue dis- 
sertation sur les diverses parts de gloire que le seizième 
siècle faisait à ces grands poètes. Il paraîtrait qu'Hélène 
savait le latin. Les vers qu'on lui faisait apprendre par- 
laient d'amour, et d'un amour qui nous semblerait bien 
ridicule, si nous le rencontrions en 1839; je veux dire 
l'amour passionné qui se nourrit de grands sacrifices, 
ne peut subsister qu'environné de mystère, et se trouve 
toujours voisin des plus affreux malheurs. 

Tel était l'amour que sut inspirer à Hélène, à peine 
âgée de dix-sept ans, Jules Branciforie. C'était un de ses 
voisins, fort pauvre; il habitait unechétive maison bâtie 
dans la montagne, à un quart de lieue de la ville, au 
milieu des ruines d'Albe et sur les bords du précipice de 



, L'ABBESSË DE CASTRO. 24 

(îent cinquante pieds, tapissé de verdure, qui entoure le 
lac. Cette maison, qui touchait aux sombres et magnifi- 
ques ombrages de la forêt de la Faggioki, a depuis été 
démolie, lorsqu'on a bâti le couvent de Palazzuola. Ce 
pauvre jeune homme n'avait pour lui que son air vif et 
leste, et rinsouciance non jouée avec laquelle il suppor- 
tait sa mauvaise fortune. Tout ce que Ton pouvait dire de 
mieux en sa faveur, c'est que sa figure était expressive 
sans être belle. Mais il passait pour avoir bravement com- 
battu sous les ordres du prince Colonne et parmi ses 
bravi, dans deux ou trois entreprises fort dangereuses. 
Malgré sa pauvreté, malgré Tabsence de beauté, il n'en 
possédait pas moins, aux yeux de toutes les jeunes filles 
d'Albano, le cœur qu'il eût été le plus flatteur de conqur- 
rir. Bien accueilli partout, Jules Branciforte n'avait eu 
que des amours faciles, jusqu'au moment où Hélène re- 
vint du couvent de Castro. « Lorsque, peu après, le grand 
poëte Cechino se transporta de Bome au palais Campi- 
reali, pour enseigner les belles-lettres à cette jeune fille, 
.Jules, qui le connaissait, lui adressa une pièce de vers 
latins sur le bonheur qu'avait sa vieillesse de voir de si 
beaux yeux s'attacher sur les siens, et une âme si pure 
être parfaitement heureuse quand il daignait approuver 
ses pensées. La jalousie et le dépit des jeunes filles aux- 
quelles Jules faisait attention avant le retour d'Hélène 
rendirent bientôt inutiles toutes les précautions qu'il em- 
ployait pour cacher une passion naissante, et j'avouerai 
que cet amour entre un jeune homme &d vingt-deux ans 
et une fille de dix-sept fut conduit d'une façon que la 



22 ŒUVRES DE STENDHAL. 

prudence ne saurait approuver. Trois mois ne s'étaient 
pas écoulés lorsque le seigneur de Carapireali s'aperçut 
que Jules Branciforte passait trop souvent sous les fenê- 
tres de son palais (que Ton voit encore vers le milieu de 
la grande rue qui monte vers le lac). » 

La franchise et la rudesse, suites naturelles de la li- 
berté que souffrent les républiques, et l'habitude des 
passions franches non encore réprimées par les mœurs 
de la monarchie, se montrent à découvert dans la pre- 
mière démarche du seigneur de Campireali. Le jour 
même où il fut choqué des fréquentes apparitions du 
jeune Branciforte, il Tapostropha en ces termes : 

a Comment oses-tu bien passer ainsi sans cesse devant 
ma maison, et lancer des regards impertinents sur les 
fenêtres de ma fille, toi qui n'a pas même d'habits pour 
te couvrir? Si je ne craignais que ma démarche 
fût mal interprétée des voisins, je te donnerais trois 
sequins d'or, et tu irais à Rome acheter une tunique 
plus convenable. Au moins ma vue et celle de ma fille 
ne seraient plus si souvent offensées par l'aspect de tes 
haillons. )> 

Le père d'Hélène exagérait sans doute : les habits du 
jeune Branciforte n'étaient point des haillons, ils étaient 
faits avec des matériaux fort simples; mais, quoique fort 
propres et souvent brossés, il faut avouer que leur aspect 
annonçait un long usage. Jules eut fâme si profondé- 
ment navrée par les reproches du seigneur de Campi- 
reali, qu'il ne paftut plus de jour devant sa maison. 

Comme nous l'avons dit, les deux arcades, débris d'un 



Ï/ABBESSE DK CASTRO. V3 

aqueduc antique, qui servaient de murs principaux à la 
maison bâtie par le père de Branciforte, et par lui laissée 
à son fils, n'étaient qu'à cinq ou six cents pas d'Albano. 
Pour descendre de ce lieu élevé à la ville moderne, Jules 
était obligé de passer devant le palais Carapireali ; Hélène 
remarqua bientôt Tabsence de ce jeune homme singulier, 
qui, au dire de ses amies, avait abandonné toute autre 
relation pour se consacrer en entier au bonbeur qu'il 
semblait trouver à la regarder. 

Un soir d'été, vers minuit, la fenêtre d'Hélène était 
ouverte, la jeune fille respirait la brise de mer qui se fait 
fort bien sentir sur la colline d'Albano, quoique cette 
ville soit séparée de la mer par une plaine de trois lieues. 
La nuit était sombre, le silence profond; on eût entendu 
tomber une feuille. Hélène, appuyée sur sa fenêtre, pen- 
sait peut-être à Jules, lorsqu'elle entrevit quelque chose 
comme l'aile silencieuse d'un oiseau de nuit qui passait 
doucement tout contre sa fenêtre. Elle se retira effrayée. 
L'idée ne lui vint point que cet objet pût être présenté 
par quelque passant : le second étage du palais où se 
trouvait sa fenêtre était à plus de cinquante pieds de 
terre. Tout à coup elle crut reconnaître un bouquet dans 
cette chose singulière, qui, au milieu d'un profond si- 
lence, passait et repassait devant la fenêtre sur laquelle 
elle était appuyée ; son cœur battit avec violence. Ce bou- 
quet lui sembla fixé à l'extrémité de deux ou trois de ces 
cannes, espèce de grands joncs, assez semblables au bam- 
bou, qui croissent dans la campagne de Rome, et don- 
nent des tiges de vingt à trente pieds. La faiblesse des 



24 (EUVHES DE STKNDHAL. 

cannes et la brise assez forte faisaient que Jules avait 
quelque difficulté à maintenir son bouquet exactement 
vis-à-vis la fenêtre où il supposait qu'Hélène pouvait se 
trouver, et d'ailleurs, la nuit était tellement sombre, que 
de la rue Ton ne pouvait rien apercevoir à une telle hau- 
teur. Immobile devant sa fenêtre, Hélène était profondé- 
ment agitée. Prendre ce bouquet, n'était-ce pas un aveu? 
Elle n'éprouvait d'ailleurs aucun des sentiments qu'une 
aventure de ce genre ferait naître, de nos jours, chez une 
jeune fille de la haute société, préparée à la vie par une 
belte éducation. Comme son père et son frère Fabio étaient 
dans la maison, sa première pensée fut que le moindre 
bruit serait suivi d'un coup d'arquebuse dirigé sur 
Jules: elle eut pitié du danger que courait ce pauvre 
jeune homme. Sa seconde pensée fut que, quoiqu'elle le 
connût encore bien peu, il était pourtant l'être au monde 
qu'elle aimait le mieux après sa famille. Enfin, après 
quelques minutes d'hésitation, ellu prit le bouquet, et, en 
touchant les fleurs dans Tobscurilé profonde^ elle sentit 
qu'un billet était attaché à la tige d'une fleur; elle cou- 
rut sur le grand escalier pour lire ce billet à la lueur de 
la lampe qui veillait devant l'image de la Madone. « Im- 
prudente! se dit-elle lorsque les premières lignes l'eu- 
rent fait rougir de bonheur, si l'on me voit, je suis per- 
due , et ma famille persécutera à jamais ce pauvre jeune 
homme. » Elle revint dans sa chambre et alluma la lampe. 
Ce moment fut délicieux pour Jules, qui, honteux de sa 
démarche et comme pour se cacher même dans sa pro- 
; -le nuit, s'était collé au tronc énorme d'un de ces 



L'ABBESSE DE CASTRO. 25 

chênes verts aux formes bizarres qui existent encore 
aujourd'hui vis-à-vis le palais Campireali. 

Dans sa lettre, Jules racontait avec la plus parfaite sim- 
plicité la réprimande humiliante qui lui avait été adres- 
sée par le père d'Hélène. « Je suis pauvre, il est vrai, 
continuait-il, et vous vous figureriez difficilement tout 
l'excès de ma pauvreté. Je n'ai que ma maison que vous 
avez peut-être remarquée sous les ruines de l'aqueduc 
d'Âlbe; autour de la maison se trouve un jardin que je 
cultive moi-même, et dont les herbes me nourrissent. Je 
possède encore une vigne qui est affermée trente écus par 
an. Je ne sais, en vérité, pourquoi je vous aime; certai- 
nement je ne puis pas vous proposer de venir partager 
ma misère. Et cependant, si vous ne m'aimez point, la 
vie n'a plus aucun prix pour moi; il est inutile de vous 
dire que je la donnerais mille fois pour vous. Et cepen- 
dant, avant votre retour du couvent, cette vie n'était point 
infortunée : au contraire, elle était remplie des rêveries 
les plus brillantes. Ainsi je puis dire que la vue du bon- 
heur m'a rendu malheureux. Certes, alors personne au 
monde n'eût osé m'adresser les propos dont votre père 
m'a flétri; mon poignard m'eût fait prompte justice. 
Alors, avec mon courage et mes armes, je m'estimais 
l'égal de tout le monde ; rien ne me manquait. Mainte- 
nant tout est bien changé : je connais la crainte. C'est 
trop écrire ; peut-être me méprisez-vous. Si, au contraire, 
vous avez quelque pitié de moi, malgré les pauvres habits 
qui me couvrent, vous remarquerez que tous les soirs, 
lorsque minuit sonne au couvent des Capucins, au som- 



26 ŒUVRES DE STENDHAL. 

met de la colline, je suis caché sous le grand chêne, vis- 
à-vis la fenêtre que je regarde sans cesse, parce que je 
suppose qu'elle est celle de votre chambre. Si vous ne me 
méprisez pas comme le fait votre père, jetez-moi une des 
fleurs du bouquet, mais prenez garde qu'elle ne soit en- 
traînée sur une des corniches ou sur un des balcons de 
votre palais. » 

Cette lettre fut lue plusieurs fois; peu à peu les yeux 
d'Hélène se remplirent de larmes; elle considérait avec 
attendrissement ce magniOque bouquet dont les fleurs 
étaient liées avec un fil de soie très-fort. Elle essaya 
d'arracher une fleur, mais ne put en venir à bout; puis 
elle fut saisie d'un remords. Parmi les jeunes filles de 
Rome, arracher une fleur, mutiler d'une façon quelcon- 
que un bouquet donné par l'amour, c'est s'exposer à 
faire mourir cet amour. Elle craignait que Jules ne 
s'impatientât, elle courut à sa fenêtre; mais, en y arri- 
vant, elle songea tout à coup qu'elle était trop bien vue, 
la lampe remplissant la chambre de lumière. Hélène ne 
savait plus quel signe elle pouvait se permettre; il lui 
semblait qu'il n'en était aucun qui ne dît beaucoup trop. 

Honteuse, elle rentra dans sa chambre en courant. 
Mais le temps se passait; tout à coup il lui vint une idée 
qui la jeta dans un trouble inexprimable : Jules allait 
croire que, comme son père, elle méprisait sa pauvreté! 
Elle vit un petit échantillon de marbre précieux déposé 
sur sa table, elle le noua dans son mouchoir, et jeta ce 
mouchoir au pied du chêne vis-à-vis sa fenêtre. Ensuite, 
elle fit signe qu'on s'éloignât; elle entendit Jules lui 



L'ABBliSSE DE CASTRO. 27 

obéir; car, en s'en allant, il ne cherchait plus à dérober 
le bruit de ses pas. Quand il eut atteint le sommet de la 
ceinture de rochers qui sépare le lac des dernières 
maisons d*Âlbano, elle l'entendit chanter des paroles 
d'amour; elle lui fit des signes d*adieu, cette fois moins 
timides, puis se mit à relire sa lettre. 

Le lendemain et les jours suivants, il y eut des lettres 
et des entrevues semblables ; mais, comme tout se remar- 
que dans un village italien, et qu'Hélène était de bien loin 
le parti le plus riche du pays, le seigneur de Gampireali 
fut averti que tous les soirs, après minuit, on apercevait 
de la lumière dans la chambre de sa fille ; et, chose bien 
autrement extraordinaire, lafenêtreétait ouverte, et même 
Hélène s'y tenait comme si elle n'eût éprouvé aucune 
crainte des zdnzares (sorte de cousins extrêmement in- 
commodes et qui gâtent fort les belles soirées de la cam- 
pagne de Rome. Ici je dois de nouveau solliciter l'indul- 
gence du lecteur. Lorsque Ton est tenté de connaître les 
usages des pays étrangers, il faut s'attendre à des idées 
bien saugrenues, bien différentes des nôtres). Le seigneur 
de Campireali prépara son arquebuse et celle de son fils. 
Le soir, comme onze heures trois quarts sonnaient, il 
avertit Fabio, et tous les deux se glissèrent, en faisant le 
moins de bruit possible, sur un grand balcon de pierre 
qui se trouvait au premier étage du palais, précisément 
sous la fenêtre d Hélène. Les piliers massifs de la balus- 
trade en pierre les mettaient à couvert jusqu'à la cein- 
ture des coups d'arquebuse qu'on pourrait leur tirer du 
dehors. Minuit sonna ; le père et le fils entendirent bien 



28 ŒUVRES DE STENDHAL. 

quelque petit bruit sous les arbres qui bordaient la rue 
vis-à-vis leur palais ; mais, ce qui les remplit d'étonné 
ment, il ne parut pas de lumière S la fenêtre d'Hélène. 
Cette fille, si simple jusqu'ici et qui semblait un enfant 
à la vivacité de ses mouvements, avait changé de carac- 
tère depuis qu'elle aimait. Elle savait que la moindre 
imprudence compromettait la vie de son amant; si un 
seigneur de Fimportance de son père tuait un pauvre 
homme tel que Jules Branciforte, il en serait quitte pour 
disparaître pendant trois mois, qu il irait passer à Naples; 
pendant ce temps, ses amis de Rome arrangeraient l'af- 
faire, et tout se terminerait par. l'offrande d'une lampe 
d'argent de quelques centaines d'écus à Tautel de la Ma- 
done, alors à la mode. Le matin, au déjeuner, Hélène 
avait vu à la physionomie de son père qu'il avait un grand 
sujet de colère; et, à l'air dont il la regardait quand il 
croyait n'être pas remarqué, elle pensa qu'elle entrait 
pour beaucoup dans cette colère. Aussitôt elle alla jeter 
un peu de poussière sur les bois des cinq arquebuses 
magnifiques que son père tenait suspendues auprès de son 
lit. Elle couvrit également d'une légère couche de pous- 
sière ses poignards et ses épées. Toute la journée elle 
fut d'une gaieté folle, elle parcourait sans cesse la maison 
du haut en bas; .à chaque instant elle s'approchait des 
fenêtres, bien résolue de faire à Jules un signe négatif, 
si elle avait le bonheur de Tapercevoir. Mais elle n'avait 
garde : le pauvre garçon avait été si profondément humi- 
lié par l'apostrophe du riche seigneur de Campireali, 
que de jour il ne paraissait jamais dans Albano ; le devoir 



L^ABBESSE UE CASTRO. 29 

seul Vy amenait le dimanche pour la messe de la paroisse. 
La raère d'Hélène, qui Fadorail et ne savait lui rien re- 
fuser, sortit trois fois avec elle ce jour-là, mais ce fut en 
vain; Hélène n'aperçut point Jules. Elle était au déses- 
poir. Que devint-elle lorsque, allant visiter sur le soir les 
armes de son père, elle vit que deux arquebuses avaient 
été chargées, et que presque tous les poignards et épées 
avaient été maniés! Elle ne fut distraite de sa mortelle 
inquiétude que par Textrême attention qu'elle donnait 
au soin de paraître ne se douter de rien. En se retirant 
à dix heures du soir, elle ferma à clef la porte de sa 
chambre, qui donnait dans l'antichambre de sa mère, 
puis elle se tint collée à sa fenêtre et couchée sur le sol, 
de façon à ne pouvoir pas être aperçue du dehors. Qu'on 
juge de Tanxiété avec laquelle elle entendit sonner les 
heures ; il n'était plus question des reproches qu'elle se 
faisait souvent sur la rapidité avec laquelle elle s'était 
attachée à .Iules, ce qui pouvait la rendre moins digne 
d'amour à ses yeux. Cette journée-là avança plus les af- 
faires du jeune homme que six mois de constance et de 
protestations. «Âquoi bon mentir? se disait Hélène. Est- 
ce que je ne l'aime pas de toute mon âme? » 
. A onze heures et demie, elle vit fort bien son père et 
son frère se placer en embuscade sur le grand balcon de 
pierre au-dessous de sa fenêtre. Deux minutes après que 
minuit eut sonné au couvent des Capucins, elle entendit 
fort bien aussi les pas de son amant, qui s'arrêta sous le 
grand chêne; elle remarqua avec joie que son père et 
son frère semblaient n'avoir rien entendu : il fallait 



50 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Tanxiété de Tamour pour distinguer un bruit aussi léger. 

(( Maintenant, se dit-elle, ils vont me tuer, mais il faut 
a tout prix qu'ils ne surprennent pas la lettre de ce soir; 
ils persécuteraient à jamais ce pauvre Jules. » Elle fît un 
signe de croix, et, se retenant dune main au balcon de 
fer de sa fenêtre, elle se pencha au dehors, s'avançant 
autant que possible dans la rue. Un quart de minute ne 
s'était pas écoulé lorsque le bouquet, attaché comme de 
coutume à la longue canne, vint frapper sur son bras. 
Elle saisit le bouquet; mais, en Tarrachant vivement à 
la canne sur l'extrémité de laquelle il était fixé, elle fit 
frapper cette canne contre le balcon en pierre. A Tinstant 
partirent deux coups d'arquebuse suivis d'un silence par- 
fait. Son frère Fabio, ne sachant pas trop, dans l'obscu- 
rité, si ce qui frappait violemment le balcon n'était pas 
une corde à Taide de laquelle Jules descendait de chez sa 
sœur, avait fait feu sur son balcon; le lendemain, eWe 
trouva la marque de la balle, qui s'était aplatie sur le 
fer. Le seigneur de Gampireali avait tiré dans la rue, au 
bas du balcon de pierre, car Jules avait* fait quelque 
bruit en retenant la canne prête à tomber. Jules, de son 
côté, entendant du bruit au-dessus de sa tête, avait de- 
viné ce qui allait suivre et s'était misa l'abri sous la saillie 
du balcon. 

Fabio rechargea rapidement son arquebuse, et, quoi 
que son père pût lui dire, courut au jardin de la maison, 
ouvrit sans bruit une petite porte qui donnait sur une rue 
voisine, et ensuite s* en vint, à pas de loup, examiner un 
peu les gens qui se promenaient sous le balcon du palais. 



L'ABBESSE DE CASTRO. 31 

Ace moment, Jules, qui ce soir-là était bien accompagné, 
se trouvait à vingt pas de lui, collé contre un arbre. 
Hélène, penchée sur son balcon et tremblante pour son 
amant, entama aussitôt une conversation à très-haute 
voix avec son frère, qu'elle entendait dans la rue ; elle lui 
demanda s'il avait tué les voleurs. 

— Ne croyez pas que je sois dupe de votre ruse scélé- 
rate! lui cria celui-ci de la rue, qu'il arpentait en tgus 
sens, mais préparez vos larmes, je vais tuer l'insolent qui 
ose s'attaquer à votre fenêtre. 

Ces paroles étaient à peine prononcées, qu'Hélène en- 
tendit sa mère frapper à la porte de sa chambre. 

Hélène se hâta d'ouvrir, en disant qu'elle ne concevait 
pas comment cette porte se trouvait fermée. 

— Pas de comédie avec moi, mon cher ange, lui dit 
sa mère, ton père est furieux et le tuera peut-être : viens 
te placer avec moi dans mon lit ; et, si tu as une lettre, 
donne-la-moi, je la cacherai. 

Hélène lui dit : 

— Voilà le bouquet, la lettre est cachée entre les fleurs. 
A peine la mère et la fille étaient-elles au lit, que le 

seigneur Campireali entra dans la chambre de sa femme, 
il revenait de son oratoire, qu'il était allé visiter, et où il 
avait tout renversé. Ce qui frappa Hélène, c^est que son 
père, pâle comme un spectre, agissait avec lenteur et 
comme un homme qui a parfaitement pris son parti. 
« Je suis morte! » se dit Hélène. 

— Nous nous réjouissons d'avoir des enfants, dit son 



52 ŒUVRES DE STENDHAL. 

père en passant près du lit de sa femme pour aller à la 
chambre de sa tille, tremblant de fureur, mais affectant 
un sang-froid parfait; nous nous réjouissons d'avoir des 
enfants, nous devrions répandre des larmes de sang 
plutôt quand ces enfants sont des filles. Grand Dieu! 
est-il bien possible! leur légèreté peut enlever Thonneur 
à tel homme qui, depuis soixante ans, n'a pas donné la 
moindre prise sur lui. 

Iiln disant ces mots, il passa dans la chambre de, sa 
fîlle. 

— Je suis perdue, dit Hélène à sa mère, les lettres sont 
sous le piédestal du crucifix, à côté de la fenêtre. 

Aussitôt la mère sauta hors du lit, et courut après 
son mari; elle se mit à lui crier les plus mauvaises rai- 
sons possibles, afin de faire éclater sa colère ; elle y réussit 
complètement. Le vieillard devint furieux, il brisait tout 
dans la chambre de sa fille; mais la mère put enlever 
les lettres sans être aperçue. Une heure après, quaiid le 
seigneur de Campireali fut rentré dans sa chambre à côté 
de celle de sa femme, et tout étant tranquille dans la 
maison, la mère dit à sa fille : 

— Voilà tes lettres, je ne veux pas les lire, tu vois ce 
qu'elles ont failli nous coûter! A ta place, je les brûle- 
rais. Adieu, embrasse-moi. 

Hélène rentra dans sa chambre, fondant en larmes ; il 
lui semblait que, depuis ces paroles de sa mère, elle 
n'aimait plus Jules. Puis elle se prépara à brûler ses let- 
très; mais, avant de les anéantir, elle ne put s'empêcher 
de les relire. Elle les relut tant et si bien, que le soleil 



L'ABBESSE DE CASTRO. 33 

était déjà haut dans le ciel quand enfin elle se détermina 
à suivre un conseil salutaire. 

Le lendemain, qui était un dimanche, Hélène s'ache- 
mina vers la paroisse avec sa mère ; par bonheur, son 
père ne les suivit pas. La première personne qu'elle 
aperçut dans Téglise, ce fut Jules Branciforte. D'un re- 
gard elle s'assura qu'il n'était point blessé. Son bonheur 
fut au comble; les événements de la nuit étaient à mille 
lieues de sa mémoire. Elle avait préparé cinq ou six pe- 
tits billetstracés sur des chiffons de vieux papier souillés 
avec de la 4erre détrempée d'eau, et tels qu'on peut en 
trouver ^r les dalles. d'une église; ces billets contenaient 
tous le même avertissement : 

« Ils avaient tout découvert, excepté son nom, QiCil ne 
reparaisse plus dans la rue; on viendra ici souvent. » 

Hélène laissa tomber un de ces lambeaux de papier; 
nn regard avertit Jules, qui ramassa et disparut. En ren- 
trant chez elle, une heure après, elle trouva sur le grand 
escalier du palais un fragment de papier qui attira ses 
regards par sa ressemblance exacte avec ceux dont elle 
s'('tait servie le matin. Elle s'en empara, sans que sa 
inère elle-même s'aperçût de rien ; elle y lut : 

« Dans trois jours il reviendra de Home, où il est forcé 
^oXUr, On chantera en plein jour, les jours de marché, 
ûtt milieu du tapage des paysans, vers dix heures, » 

Ce départ pour Rome parut singulier à Hélène. « Est-ce 
^u'il craint les coups d'arquebuse de mon frère? » se di- 
sait-elle tristement. L'amour pardonne tout, excepté 
l'absence volontaire; c'est qu'elle est le pire des supplices. 

2. 



1 



54 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Au lieu de se passer dans une douce rêverie et d'être tout 
occupée à peser les raisons qu'on a d'aimer son amant, la 
vie est agitée par des doutes cruels. « Mais, après tout, 
puis-je croire qu'il ne m'aime plus? » se disait Hélène 
pendant les trois longues journées que dura Tabsence de 
Branciforte. Tout à coup ses chagrins furent remplacés 
par une joie folle : le troisième jour, elle le vit paraître 
en plein midi, se promenant dans la rue devant le palais 
de sou père. 11 av^t des habillements neufs et presque 
magnifiques. Jamais la noblesse de sa démarche et la 
naïveté gaie et courageuse de sa physionomie n'avaient 
éclaté avec plus d'avantage ; jamais aussi, avant ce jour- 
là, on n'avait parlé si souvent dans Albano de la pau- 
vreté de Jules. C'étaient les hommes et surtout les jeunes 
gens qui répétaient ce mot cruel ; les femmes et surtout 
les jpunes filles ne tarissaient pas en éloges de sa bonne 
mine. 

Jules passa toute la journée à se promener par la ville; 
il semblait se dédommager des mois de réclusion aux- 
quels sa pauvreté l'avait condamné. Comme il convient à 
un homme amoureux, Jules était bien armé sous sa tu- 
nique neuve. Outre sa dague et son poignard, il avait 
mis son giacco (sorte de gilet long en mailles de Gl de 
fer, fort incommode à porter, mais qui guérissait ces 
cœurs Italiens d'une triste maladie, dont en ce siècle-là 
on éprouvait sans cesse les atteintes ])oignantes, je veux 
parler de la crainte d'être tué au détour de la rue par un 
des ennemis qu*on se connaissait) . Ce jour-là, Jules espé- 
rait entirevolr Hélène, et d'ailleurs il avait qudque repu- 



L'ABBESSE DE CASTRO. 35 

gnance à se trouver seul avec lai-môme dans sa maison 
solitaire : voici pourquoi. Ranuce, un ancien soldat de 
son père, après avoir fait dix campagnes avec lui dans 
les troupes de divers condottieri, et, en dernier lieu, dans 
celles de Marco Sciarra, avait suivi son capitaine lorsque 
ses blessures forcèrent celui-ci à se retirer. Le capitaine 
Branciforte avait des raisons pour ne pas vivre à Rome: 
il était exposé à y rencontrer les fils d'hommes qu'il avait 
tués ; même dans Albano, il ne se souciait pas de se met- 
tre tout à fait à la merci de Tautorité régulière. Au lieu 
d'acheter ou de louer une maison dans la ville, il aima 
mieux en bâtir une située de façon à voir venir de loin 
les visiteurs. Il trouva dans les ruines d'Albe une posi- 
tion admirable : on pouvait, sans être aperçu par les vi- 
siteurs indiscrets, se réfugier dans la forêt où régnait 
son ancien ami et patron, le prince Fabrice Colonne. Le 
capitaine Branciforte se moquait fort de Tavenir de son 
fils. Lorsqu'il se retira du service, âgé de cinquante ans 
seulement, mais criblé de blessures, il calcula qu'il pou- 
vait vivre encore quelque dix ans, et, sa maison bâtie, 
dépensa chaque année le dixième de ce qu'il avait amassé 
dans les pillages des villes et villages auxquels il avait eu 
l'honneur d'assister. 

Il acheta la vigne qui rendait trente écus de rente à 
son fils, pour répondre à la mauvaise plaisanterie d'un 
bpurgeois d'Albane, qui lui avait dit, un jour qu'il dis- 
putait avec emportement sur les intérêts et l'honneur de 
la ville, qu'il appartenait, en effet, à un aussi riche pro- 
priétaire que lui de donner des conseils aux anciens 



36 ŒUVRES DE STENDHAL. 

d*Âlbano. Le capitaine acheta la vigne, et annonça qu'il 
en achèterait bien d'autres; puis, rencontrant le mau- 
vais plaisant dans un lieu solitaire, il le tua d'un coup 
de pistolet. 

Après huit années de ce genre de vie, le capitaine 
mourut; son aide de camp Ranuce adorait Jules ; toute- 
fois, fatigué de l'oisiveté, il reprit du service dans la 
troupe du prince Colonne. Souvent il venait voir son fils 
JuleSy c'était le nom qu'il lui donnait, et, à la veille d'un 
assaut périlleux que le prince devait soutenir dans sa 
forteresse de la Petrella, il avait emmené Iules combat- 
tre avec lui. Le voyant fort brj^ve : 

— Il faut que tu sois fou, lui dit-il, et de plus bien dupe, 
pour vivre auprès d'Albano comme le dernier et le plus 
pauvre de ses habitants, tandis qu'avec ce que je te vois 
faire et le nom de ton père tu pourrais être parmi nous 
un brillant soldat d'aventure, et de plus faire ta for- 
tune. 

Jules fut tourmenté par ces paroles; il savait le latin 
montré par un prêtre; mais son père s étant toujours mo- 
qué de tout ce que disait le prêtre au delà du latin, il 
n'avait absolument aucune instruction. En revanche, 
méprisé pour sa pauvreté, isolé dans sa maison solitaire, 
il s'était fait un certain bon sens qui, par sa hardiesse, 
aurait étonné les savants. Par exemple, avant d'aimer 
Hélène, et sans savoir pourquoi, il adorait la guerre, 
mais il avait de la répugnance pour le pillage, qui, aux 
yeux de son père le capitaine et de Ranuce, était comme 
la petite pièce destinée à faire rire, qui suit la noble ira- 



L'ABBESSE DE CASTRO. 37 

gédie. Depuis qu'il aimait Hélène, ce bon sens acquis par 
ses réflexions solitaires faisait le supplice de Jules. Cette 
âme, si insouciante jadis, n'osait consulter personne sur 
ses doutes, elle était remplie de passion et de misère. 
Que ne dirait pas le seigneur de Campireali s'il le savait 
soldat (T aventure? Ce serait pour le coup qu'il lui adres- 
serait des reproches fondés ! Jules avait toujours compté 
sur le métier de soldat, comme sur une ressource assu- 
rée pour le temps où il aurait dépensé le prix des chaînes 
d'or et autres bijoux qu'il avait trouvés dans la caisse de 
fer de son père. Si Jules n'avait aucun scrupule à enle- 
ver., lui si pauvre, la fille du riche seigneur de Campi- 
jeali, c'est qu'en ce temps-là les pères disposaient de 
leurs biens après eux comme bon leur semblait, et le sei- 
gneur de Campireali pouvait fort bien laisser mille écus 
à sa fille pour toute fortune. Un autre problème tenait 
l'imagination de Jules profondément occupée : 1" dans 
quelle ville établirait-il la jeune Hélène après l'avoir 
épousée et enlevée à son père? 2" avec quel argent la 
ferait-il vivre? 

Lorsque le seigneur de Campireali lui adressa le re^ 
proche sanglant auquel il avait été tellement sensible, 
Jules fut pendant deux jours en proie à la rage et à la 
douleur la plus vive : il ne pouvait se résoudre ni à tuer 
le vieillard insolent, ni à le laisser vivre. Il passait les 
nuits entières à pleurer ; enfin il résolut de consulter 
Ranuce, le seul ami qu'il eût au monde; mais cet ami le 
comprendrait-il? Ce fut en vain qu'il chercha Ranuce 
dans toute la forêt de la Faggiola, il fut obligé d'aller 



38 ŒUVRES DE STENDHAL 

sur la route de Naples, au delà de Vellélri, où Ranuce 
commandait une embuscade : il y attendait, en nom- 
breuse compagnie, Ruiz d*Avalos, général espagnol, qui 
se rendait à Rome par terre, sans se rappeler que na- 
guère, en nombreuse compagnie, il avait parlé avec mé- 
pris des soldats d'aventure de la compagnie Colonne. 
Son aumônier lui rappela fort à propos cette petite cir- 
constance, et Ruiz d'Avalos prit le parti de faire armer 
une barque et de venir à Rome par mer. 

Dès que le capitaine Ranuce eut entendu le récit de 
Jules : 

— Décris-moi exactement, lui dit-il, la personne de ce 
seigneur de Campireali, afin que son imprudence ne 
coûte pas la vie à quelque bon habitant d'Âlbano. Dès 
que l'affaire qui nous retient ici sera terminée par oui 
ou par non, tu te rendras à Rome, où tu auras soin de 
te montrer dans les hôtelleries et autres lieux publics, à 
toutes les heures de la journée ; il ne faut pas que Ton 
puisse te soupçonner à cause de ton amour pour la 
fille. 

Jules eut beaucoup de peine à calmer la colère de l'an- 
cien compagnon de son père. Il fut obligé de se fâcher. 

— Crois-tu que je demande ton épée? lui dit-il enfin. 
Apparemment que, moi aussi, j'ai une épée! Je te de- 
mande un conseil sage. 

Ranuce finissait tous ses discours par ces paroles : 

—Tu es jeune, tu n'as pas de blessures; l'insulte a été 
publique : or un homme déshonoré est méprisé mênre 
des femmes. 



L'ABBESSE DE CASTRO. 39 

Jules lui dit qu'il désirait réfléchir encore sur ce que 
voulait son cœur, et, malgré les instances de Ranuce, qui 
prétendait absolument qu'il prît part à l'attaque de Tes- 
corte du général espagnol, où, disait-il, il y aurait de 
rhonneur à acquérir, sans compter les doublons, Jules 
revint seul à sa petite maison. C'est là que, la veille du 
jour où le seigneur de Campireali lui tira un coup d'ar- 
qaebuse, il avait reçu Ranuce et son caporal, de retour 
des environs de Vellétri. Ranuce employa la force pour 
voir la petite caisse de fer où son patron, le capitaine 
Branciforte, enfermait jadis les chaînes d'or et autres 
bijoux dont il ne jugeait pas à propos de dépenser la va- 
leur aussitôt après une expédition. Ranuce y trouva deux 
écus. 

—Je te conseille de te faire moine, dit-il à Jules, tu 
en as toutes les vertus : Tamour de la pauvreté, en voici 
la preuve; l'humilité, tu te laisses vilipender en pleine 
rue par un richard d'Aibano ; il ne te manque plus que 
riiypocrisië et la gourmandise. 

Ranuce mit de force cinquante doublons dans la cas- 
sette de fer. 

—Je te donne ma parole, dit-il à Jules, que si d'ici à 
un mois le seigneur Campireali n'est pas enterré avec 
tous les honneurs dus à sa noblesse et à son opulence, 
mon caporal ici présent viendra avec trente hommes dé- 
molir ta petite maison et brûler tes pauvres meubles. 
11 ne faut pas que le fils du capitaine Braûciforte fasse 
une mauvaise ligure en ce monde, sous prétexte d'a- 
mour. 



40 ŒUVRES UE STENDHAL. 

Lorsque le seigneur de Campireali et son fils tirèrent 
les deux coups d'arquebuse, Ranuce et le caporal avaient 
pris position sous le balcon de pierre, et Jules eut toutes 
les peines du monde à les empêcher de tuer Fabio, ou 
du moins de Tenlever, lorsque celui-ci fil une sortie im- 
prudente en passant par le jardin, comme nous Tavons 
raconté en son lieu. La raison qui calma Ranuce fut 
celle-ci : il ne faut pas tuer un jeune homme qui peut 
devenir quelque chose et se rendre utile, tandis qu'il y a 
un vieux pécheur plus coupable que lui, et qui n'est plus 
bon qu'à enterrer. 

Le lendemain de cette aventure, Ranuce s'enfonça dans 
la forêt, et Jules partit pour Rome. La joie qu'il eut d'a- 
cheter de beaux habits avec les doublons que Ranuce lui 
avait donnés était cruellement altérée par cette idée bien 
extraordinaire pour son siècle, et qui annonçait les hau- 
tes destinées auxquelles il parvint dans la suite ; il se di- 
sait : Il faut qu'Hélène connaisse qui je suis. Tout autre 
homme de son âge et de son temps n'eût songé qu'à jouir 
de son amour et à enlever Hélène, sans penser en aucune 
façon à ce qu'elle deviendrait six mois après, pas plus 
qu'à l'opinion qu'elle pourrait garder de lui. 

De retour dans Albano, et l'après-midi môme du jour 
où Jules étalait à tous les yeux les beaux habits qu'il 
avait rapportés de Rome, il sut par le vieux Scotti, son 
ami, que Fabio était sorti de la ville à cheval, pour aller 
à trois lieues de là à une terre que son père possédait 
dans la plaine, sur le bord de la mer. Plus tard, il vit le 
seigneur Campireali prendre, en compagnie de deux 



L*âBBËSSË de CASTRO. 41 

prêtres, le chemin de la magnifique allée de chênes 
verts qui couronne le bord du cratère au fond duquel 
s'étend le lac d'Àlbano. Dix minutes après, une vieille 
femme s*introduisait hardiment dans le palais de Gam- 
pireali, sous prétexte de vendre de beaux fruits; la pre- 
mière personne qu'elle rencontra fut ta petite camériste 
Marietta, confidente intime de sa maîtresse Hélène, la- 
quelle rougit jusqu'au blanc des yeux en recevant un 
beau bouquet. La lettrequecachait le bouquet était d'une 
longueur démesurée : Jules racontait tout ce qu'il avait 
éprouvé depuis la nuit des coups d*arquebuse; mais, par 
une pudeur bien singulière, il n'osait pas avouer ce dont 
tout autre jeune homme de son temps eût été si fier, 
savoir : qu'il était fils d'un capitaine célèbre par ses 
aventures, et que lui-même avait déjà marqué par sa 
bravoure dans plus d'un combat. Il croyait toujours en- 
tendra les réflexions que ces faits inspireraient au vieux 
Gampireali. 11 faut savoir qu'au quinzième siècle les 
jeunes filles, plus voisines du bon sens républicain, esti- 
maient beaucoup plus un homme pour ce (|u'il avait fait 
lui même que pour les richesses amassées par ses pères 
^ ou pour les actions célèbres de ceux-ci. Mais c'étaient 
surtout les jeunes filles du peuple qui avaient ces pen- 
sées. Celles qui appartenaient à la classe riche ou noble 
avaient peur des brigands, et, comme il est naturel, te- 
naient en grande estime la noblesse et l'opulence. Jules 
finissait sa lettre par ces mots : « Je ne sais si les habits 
convenables que j'ai rapportés de Rome vous auront fait 
oublier la cruelle injure qu'une personne que vous res- 



42 ŒUVRES DE STENDHAL. 

pectez m'adressa naguère, à l'occasion de ma chétive 
apparence ; j'ai pu me venger, je l'aurais dû, mon hon- 
neur le commandait; je ne Tai point fait en considération 
des larmes que ma vengeance aurait coûté à des yeux 
que j'adore. Ceci peut vous prouver, si, pour mon malheur, 
vous en doutiez encore, qu'on peut être très*pauvre et 
avoir des sentiments nobles. Au reste, j'ai à vous révéler 
un secret terrible; je n'aurais assurément aucune peine 
à le dire à toute autre femme; mais je ne sais pourquoi 
je frémis en pensant à vous l'apprendre. 11 peut détruire, 
en un instant, Tamour que vous avez pour moi ; aucune 
protestation ne me satisferait de votre part. Je veux lire 
dans vos yeux l'effet que produira cet aveu. Un de ces 
jours, à la tombée de la nuit, je vous verrai dans le jar- 
din situé derrière le palais. Ce jour-là, Fabio et votre 
père seront absents : lorsque j'aurai acquis la certitude 
que, malgré leur mépris pour un pauvre jeune homme 
mal vêtu, ils ne pourront nous enlever trois quarts d'heure 
ou une heure d'entretien, un homme paraîtra sous les 
fenêtres de votre palais, qui fera voir aux enfants du 
pays un renard apprivoisé. Plus tard, lorsque VAve Ma^ 
m sonnera, vous entendrez tirer un. coup d'arquebuse 
dans le lointain ; à ce moment approchez-vous du mur de 
•votre jardin, et, si vous n'êtes pas seule, chantez. S'il y a 
du silence, votre esclave paraîtra tout tremblant à vos 
pieds, et vous racontera des choses qui peut être vous 
feront horreur. En attendant ce jour décisif et terrible 
pour moi, je ne me hasarderai plus à vous présenter de 
bouquet à minuit; mais vers les deux heures de nuit je 



L'ABBESSE DE CASTRO. 45 

passerai en chantant, et peut-être/ placée au grand balcon 
de pierre, vous laisserez tomber une fleur cueilKe par 
vous dans votre jardin. Ce sont peut-être les dernières 
marques d'affection que vous donnerez au malheureux 
Jules. )) 

Trois jours après, le père et le frère d'Hélène étaient 
allés à cheval à la terre qu'ils possédaient sur le bord de 
la mer ; ils devaient en partir un peu avant le coucher 
du soîei], de façon à être de retout chez eux vers les deux 
heures de nuit. Hais, au moment de se mettre en route, 
non-seulement leurs deux chevaux, mais tous ceux qui 
étaient dans la ferme, avaient disparu. Fort étonnés dé 
ce vol audacieux, ils cherchèrent leurs chevaux, qu'on ne 
retrouva que le lendemain dans la forêt de haute futaie 
qui borde la mer. Les deux Campireali, père et fils, fu- 
rent obligés de regagner Albano dans une voiture cham- 
pêtre tirée par des bœufs. 

Ce soir-là, lorsque Jules fut aux genoux d'Hélène, il 
était presque tout à fait nuit, et la pauvre fille fut bien 
heureuse de cçtte obscurité : elle paraissait pour la pre- 
mière fois devant cet homme qu'elle aimait tendrement, 
qui le savait fort bien, mais enfin auquel elle n'avait 
jamais parlé. 

Une remarque qu'elle fit lui rendit un peu de cou- 
rage : Jules était plus pâle et plus tremblant qu'elle. Elle 
le voyait à ses genoux: « En vérité, je suis hors d'état 
de parler, » lui dit-il. Il y eut quelques instants appa- 
remment fort heureux ; ils se regardaient, mais sans pou- 
voir articuler un mot, immobiles comme un groupe de 



44 ŒUVRES DE STENDHAL. 

marbre assez expressif. Jules était à genoux, tenanl 
une main d'Hélène; celle-ci, la tête penchée, le consi- 
dérait avec attention . 

. Jules savait bien que, suivant les conseils de ses amis, 
les jeunes débauchés de Home, il aurait dû tenter quelque 
chose; mais il eut horreur de cette idée. Il fut réveillé 
de cet état d'extase et peut-être du plus vif bonheur que 
puisse donner l'amour, par cette idée : le temps s'envole 
rapidement; les Gampireali s'approchent de leur palais. 
11 comprit qu'avec une âme scrupuleuse comme la sienne 
il ne pouvait trouver de bonheur durable tant qu'il n'au- 
rait pas fait à sa maîtresse cet aveu terrible qui eût sem- 
blé une si lourde sottise à ses amis de Rome. 
' — Je vous ai parlé d'un aveu que peut-être je ne de- 
vrais pas vous faire, dit-il enfin à Hélène. 

Jules devint fort pâle ; il ajouta avec peine et comme si 
la respiration lui manquait : 

— Peut-être je vais voir disparaître ces sentiments 
dont l'espérance fait ma vie. Vous me croyez pauvre; ce 
n'est pas tout : je sids brigand et fils de brigand, 

A ces mots, Hélène, fille d'un homme riche et qui 
avait toutes les peurs de sa caste, sentit qu'elle allait se 
trouver mal; elle craignit de tomber. « Quel chagrin ne 
sera-ce pas pour ce pauvre Jules! pensait-elle; il se croira 
méprisé. » 11 était à ses genoux. Pour ne pas tomber, elle 
s'appuya sur lui, et, peu après, tomba dans ses bras 
comme sans connaissance. Comme on voit, au seizième 
siècle, on aimait l'exactitude dans les histoires d'amour. 
C'est que l'esprit ne jugeait pas ces histoires-là, Timagi- 



L'ABBESSE Df! CASTRO. 45 

nation les sentait, et la passion du lecteur s'identifiait 
avee celle des héros. Les deux manuscrits que nous sui- 
vons, et surtout celui qui présente quelques tournures 
de phrases particulières au dialecte florentin, donnent 
dans le plus grand détail l'histoire de tous les rendez- 
vous qui suivirent celui-ci. Le péril ôtait les remords à la 
jeune fille. Souvent les périls furent extrêmes; mais ils 
ne firent qu'enflammer ces deux cœurs pour qui toutes 
les sensations provenant de leur amour étaient du 
bonheur. Plusieurs fois Fabio et son père furent sur le 
point de les surprendre. Us étaient furieux, se croyant 
bravés : le bruit public leur apprenait que Jules était 
Tamant d'Hélène, et cependant ils ne pouvaient rien voir. 
Fabio, jeune homme impétueux et fier de sa naissance, 
proposait à son père de faire tuer Jules. 

— Tant qu'il sera dans ce monde, lui disait-il, les 
jours de ma sœur courent les plus grands dangers. Qui 
nous dit qu'au premier moment notre honneur ne nous 
obligera pas à tremper les mains dans le sang de cette 
obstinée? Elle est arrivée à ce point d'audace, qu'elle ne 
nie plus son amour ; vous l'avez vue ne répondre à vos 
reproches que par un silence morne; eh bien, ce silence 
ost l'arrêt de mort de Jules Branciforte. 

— Songez quel a été son père, répondait le seigneur 
de Campireali. Assurément il ne nous est pas difficile 
d'aller passer six mois à Rome, et, pendant ce temps, 
ce Branciforte disparaîtra. Mais qui nous dit que son père 
1^1, au milieu de tous ses crimes, fut brave et généreux, 
généreux au point d'enrichir plusieurs de ses soldats el 



46 ŒUVRES DE STENDHAL. 

de rester pauvre lùi-môTne, qui nous dit que soin père 
n'a pas encore des amis, soit dans la compagnie du duc 
de Monte Mariano, soit dans la compagnie Colonna, qui 
occupe souvent les bois de la Fâggiola, à une demi-lieue 
de chez nous? En ce cas, nous sommes tous massacrés 
sans rémission, vous, moi, et peut-être aussi votre 
malheureuse mère. 

Ces entretiens du père et du fils, souvent renouvelés, 
n'étaient cachés qu'en partie à Vîctoîte Carafâ, mère 
d'Hélène, et la mettaient au désespoir. Le résultat des dis- 
cussions entre Fabio et son père fut qu'il était inconve- 
nant pour leur honneur de souffrir paisiblement la con- 
tinuation des bruits qui régnaient dans Albano. Puisqu'il 
n'était pas prudent de faire disparaître ce jeune Branci- 
forte qui, tous les jours, paraissait plus insolent, et, de 
plus, maintenant revêtu d*habits magnifiques, poussait 
la suffisance jusqu'à adresser la parole dans les lieux 
publics, soit à Fabio, soit au seigneur de CampireaH lui- 
même, il y avait lieu de prendre l'un des deux partis 
suivants, ou peut-être même tous les deux : il fallait que 
la famille entière revînt habiter Rome, il fallait ramener 
Hélène au couvent de la Visitation de Castro, où elle 
resterait jusqu'à ce qu'on lui eût trouvé un parti conve- 
nable. 

Jamais Hélène n'avait avoué son amour à sa mère : la 
fille et la mère s'aimaient tendrement, elles passaient 
leur vie ensemble, et pourtant jamais un seul mot sur ce 
sujet, qui les intéressait presque également toutes les 
deux, n'avait été prononcé. Pour la première fois le sujet 



L'ABBES^ DE CASTRO. 47 

piresque unique de leurs pensées se trahit par des paro- 
les, lorsque la mère fit entendre à sa fille qu'il était 
question de transporter à Rome l'établissement de la fa- 
mille, et peut-être même de la renvoyer passer quelques 
années au couvent de Castro. 

Cette conversation était imprudente de la part de Vie* 
toire Garafa» et ne peut être excusée que par la tendresse 
folle qu'elle avait pour sa fille. Hélène, éperdue d'atâour, 
voulut prouver à son amant qu'elle n'avait pas honte de sa 
pauvreté et que sa confiance en son honneur était sans bor- 
nes, (r Qui le croirait? s'écrie l'auteur florentin, après tant 
de rendez-vous hardis et voisins d'une mort horrible, don- 
nés dans le jardin et même une fois ou deux dans sa pro- 
pre chambre, Hélène était pure! Forte de sa vertu, elle 
proposa à son amant de sortir du palais, vers minuit, par 
le jardin , et d'aller passer le reste de la nuit dans sa petite 
maison construite sur les ruines d'Albe, à plus d'un quart 
de lieue de là. Ils se déguisèrent eninoinesde saint Fran- 
çois. Hélène étaitd'une taille élancée, et, ainsi vêtue, sem- 
blaitun jeune frère novicededix-huitou vingt ans. Ce qui 
est incroyable, et marquebien le doigt de Dieu, c'est que, 
dans l'étroit chemin taillé dans le roc, et qui passe encore 
contre le mur du couvent des Capucins, Jules et sa mai- 
tresse, déguisés en moines, rencontrèrent le seigneur de 
Campireali et son filsFabio, qui, suivis de quatre domes- 
tiques bien armés, et précédés d'un page portantune tor- 
che allumée, revenaient de Castel Gandoifo, bourg situé 
sur les bords du lac assez près de là . Pour laisser passer les 
deux amants, les Campireali et leurs domestiques se pla- 



48 ŒUVRES DE STENDHAL. 

cèreiit à droite et à gauche de ce chemin taillé dans le roc 
et qui peut avoir huit pieds de large. Combien n'eût-il 
pas été plus heureux pour Hélène d'être reconnue en ce 
moment ! Elle eût été tuée d*un coup de pistolet par son 
père ou son frère, et son supplice n*eût duré qu'un in- 
tant : mais le ciel en avait ordonné autrement (superis 
aliter vimm). 

« On ajoute encore une circonstance sur cette singu- 
lière rencontre, et que la signora de Campir^ali, parve- 
nue à une extrême vieillesse et presque centenaire, 
racontait encore quelquefois à Rome devant des per- 
sonnages graves qui, bien vieux eux-mêmes, me Font 
redite lorsque mon insatiable curiosité les interrogeait 
sur ce sujet-là et sur bien d'autres. 

(( Fabiode Campireali, qui était un jeune homme fier 
de son courage et plein de hauteur, remarquant que le 
moine le plus âgé ne saluait ni son père, ni lui, en pas- 
sant si près d'eux, s'écria : 

.« — Voilà un fripon de moine bien fier ! Dieu sait ce 
qu'il va faire hors du couvent, lui et son compagnon, à 
cette heure indue ! Je ne sais ce qui me tient de lever 
leurs capuchons; nous verrions leurs mines. 

« Â ces mots, Jules saisit sa dague sous sa robe de moine, 
et se plaça entre Fabio et Hélène. En ce moment il n'était 
pas à plus d'un pied de distance de Fabio; mais le ciel 
en ordonna autrement, et calma par un miracle la fureur 
de ces deux jeunes gens, qui bientôt devaient se voir de' 
si près. )) 

Dans le procès que par la suite on intenta à Hélène de 



I/ABBESSE DE CASTRO. 49 

Campireali, on voulut présenter cette promenade noc- 
turne comme une preuve de corruption. C'était le délire 
d'un jeune cœur enflammé d'un fol amour, mais ce cœur 
était pur. ' 



llî 



Il faut savoir que les Orsini, éternels rivaux des Co- 
lonna, et tout*puissants alors dans les villages les plus 
voisins de Rome, avaient fait condamner à mort, depuis 
peu, par les tribunaux du gouvernement, un riche cul- 
tivateur nommé Balthazar Bandini, né à la Petrella. Il 
serait trop long de rapporter ici les diverses actions que 
l'on reprochait à Bandini : la plupart seraient des crimes 
aujourd'hui, mais ne pouvaient pas être considérées 
d'une façon aussi sévère en 1559. Bandini était en pri- 
son dans un château appartenant aux Orsini, et situé 
dans la montagne du côté de Valmontone, à six lieues 
d'Albano. Le barigel de Rome, suivi de cent cinquante 
de ses sbires, passa une nuit sur la grande route; il ve- 
nait chercher Bandini pour le conduire à Rome dans les 
prisons de Tordinona ; Bandini avait appelé à Rome de la 
sentence qui le condamnait à mort. Mais, comme nous Fa- 
vons dit, il était natif de la Petrella, forteresse appartenant 
aux Colonna ; la femme de Bandini vint dire publique- 
înent à Fabrice Colonna, qui se trouvait à la Petrella : 

3. 



50 (EUVRflS DE STENÀHÂL. 

— Laisserez-vous mourir un de vos fldèles serviteurs? 
Colonna répondit : 

— A Dieu ne plaise que je mMcarte jamais du respect 
que je dois aux décisions des tribunaux du pape mon sei- 
gneur ! 

Aussitôt ses soldats reçurent des ordres, et il fit donner 
avis de se tenir prêts à tous ses partisans. Le rendez- 
vous était indiqué dans les environs de Valmontone, 
petite ville bâtie au sommet d'un rocher peu élevé, mais 
qui a pour rempart un précipice continu et presque 
vertical de soixante à quatre-vingts pieds de haut. (Test 
dans cette ville appartenant au pape que les partisans des 
Orsini et les sbires du gouvernement avaient réussi à 
transporter Bandini. Parmi les partisans les plus zélés du 
pouvoir, on comptait le seigneur de Campireali et Fabio, 
son fils, d'ailleurs un peu parents des Orsini. De tout 
temps, au contraire, Jules Branciforte et son père avaient 
été attachés aux Colonna. 

Dans les circonstances où il ne convenait pas aux Co- 
lonna d'agir ouvertement, ils avaient recours à une pré- 
caution fort simple : la plupart des riches paysans 
romains, alors comme aujourd'hui, faisaient partie de 
quelque compagnie de pénitents. Les pénitents ne parais* 
sent jamais en public que la tête couverte d'un morceau 
de toile qui cache leur figure et se trouve percé de deux 
trous vis-à-vis les yeux. Quand les Colonna ne voulaient 
pas avouer une entreprise, ils invitaient leurs partisans 
à prendre leur habit de pénitent pour venir les joindre. 

Après de longs préparatifs, la translation de Bandini^ 



L'ABBESSE DE CASTRO. M 

qui depuis quinze jours faisait la nouvelle du pays, fut 
indiquée pour un dimanche. Ce jour-là, à deux heures 
du matin, le gouverneur de Yalmontone fit sonner le 
tocsin dans tous les villages delà forêt de la Faggiola. On 
vit des paysans sortir en assez grand nombre de chaque 
village. (Les mœurs des républiques du moyen âge, du 
temps desquelles on se battait pour obtenir une certaine 
chose que Ton désirait, avaient conservé beaucoup de 
bravoure dans le cœur des paysans ; de nos jours, per- 
sonne ne bougerait.) 

Ce jour-là on put remarquer une chose assez singu- 
lière : à mesure que la petite troupe de paysans armés 
sortie de chaque village s'enfonçait dans la forêt, elle di- 
minuait de moitié; les partisans des Colonna se diri- 
geaient vers le lieu du rendez-vous désigné par Fabrice. 
Leurs chefs paraissaient persuadés qu'on ne se battrait 
pas ce jour-là : ils avaient eu ordre le matin de répandre 
ce bruit. Fabrice parcourait la forêt avec Télite de ses 
partisans, qu'il avait montés sur les jeunes chevaux à 
demi sauvages de son haras. Il passait une sorte de revue 
des divers détachements de paysans ; mais il ne leur par- 
lait point, toute parole pouvant compromettre. Fabrice 
était un grand homme maigre, d'une agilité et d'une 
force incroyables ; quoique à peine âgé de quarante-cinq 
ans, ses cheveux et sa moustache étaient d'une blancheur 
éclatante, ce qui le contrariait fort : à ce signe on pou- 
vait le reconnaître en des lieux où il eût mieux aimé 
passer incognito. A mesure que les paysans le voyaient, 
ils criaient ; Vive Cotonna! et mettaient leurs capuchons 



62 ŒUVRES DE STENDHAL. 

de toile. Le prince lui-même avait son capuchon sur la 
poitrine, de façon à pouvoir le passer dès qu'on aperce- 
vrait l'ennemi. 

Celui-ci ne se fît point attendre : le soleil se levait à 
peine lorsqu'un millier d'hommes à peu près, apparte- 
nant au parti des Orsini, et venant du côté de Yalmon- 
tone, pénétrèrent dans la forêt et vinrent passer à trois 
cents pas environ des partisans de Fabrice Golonna, que 
celui-ci avait fait mettre ventre à terre. Quelques minutes 
après que les derniers des Orsini formant cette avant- 
garde eurent défilé, le prince mit ses hommes en mou- 
vement : il avait résolu d'attaquer Tescorte de Bandini 
un quart d'heure après qu'elle serait entrée dans le bois. 
En cet endroit, la forêt est semée de petites roches hautes 
de quinze ou vingt pieds; ce sont des coulées de lave 
plus ou moins antiques, sur lesquelles les châtaigniers 
viennent admirablement et interceptent presque entière- 
ment le jour. Comme ces coulées, plus ou moins atta- 
quées par le temps, rendent le sol fort inégal, pour 
épargner à la grande route une foule de petites montées 
et descentes inutiles, on a creusé dans la lave, et fort 
souvent la route est à trois ou quatre pieds en contre*bas 
de la forêt. 

Vers le lieu de l'attaque projetée par Fabrice, se trou- 
vait une clairière couverte d'herbes et traversée à l'une 
de ses extrémités par la grande route. Ensuite la route 
rentrait dans la forêt, qui, en cet endroit, remplie de 
ronces et d'arbustes entre les troncs des arbres, était tout 
à fait impénétrable. C'est à cent pas dans la forêt et sur 



L'ARBESSE DE CASTRO. 55 

les deux bords de la rouie que Fabrice plaçait ses fan- 
tassins. Â un signe du prince, chaque paysan arrangea 
son capuchon, et prit poste avec son arquebuse derrière 
un châtaignier; les soldats du, prince se placèrent der- 
rière les arbres les plus voisins de la route. Les paysans 
avaient Tordre précis de ne tirer qu'après les soldats, et 

• 

ceux-ci ne devaient faire feu que lorsque j'ennemi serait 
à vingt pas.^ Fabrice fit couper à la hâte une vingtaine 
d'arbres, qui, précipités avec leurs branches sur la route, 
assez étroite en ce lieu-là et en contre-bas de trois pieds, 
rinterceptaient entièrement. Le capitaine Ranuce, avec 
cinq cents hommes, suivit Favant-garde ; il avait Tordre 
de ne Tattaquer que lorsqu'il entendrait les premiers 
coups d'arquebuse qui seraient tirés de Tabatis qui in- 
terceptait la route. Lorsque Fabrice Colonna vit ses sol- 
dats et ses partisans bien placés chacun derrière son 
arbre et pleins de résolution, il partit au galop avec tous 
(^eux des siens qui étaient montés, et parmi lesquels on 
remarquait Jules Branciforte. Le prince prit un sentier à 
droite de la grande route et qui conduisait à Textrémité 
de la clairière la plus éloignée de la route. 

Le prince s'était à peine éloigné depuis quelques mi- 
nutes, lorsqu'on vit venir de loin, par la route de Val- 
montone, une troupe nombreuse d'hommes à cheval; 
c'étaient les sbires et le barigel, escortant Bandini, et 
tous les cavaliers des Orsini. Au milieu d'eux se trouvait 
Balthazar Bandini, entouré de quatre bourreaux vêtus de 
rouge; ils avaient Tordre d'exécuter la sentence des pre- 
miers juges et de luettre Bandini à mort, s'ils voyaient 



54 ŒUVRES DE STENDHAL. 

les partisans des Colonna sur le point de le délivrer. 

La cavalerie de Colonna arrivait à peine à rextrémîté 
de la clairière ou prairie la plus éloignée de la route, 
lorsqu'il entendit les premiers coups d'arquebuse de 
Tembuscade par lui placée sur la grande route en avant 
de Tabâtis. Aussitôt il mit sa cavalerie au galop, et diri- 
gea sa charge sur les quatre bourreaux vêtus de rouge 
qui entouraient Bandini. 

Nous ne suivrons point le récit de cette petite affaire, 
qui ne dura pas trois quarts d'heure; les partisans des 
Orsini, surpris, s'enfuirent dans tous les sens; mais, à 
Tavant-garde, le brave capitaine Ranuce fut tué, événe- 
ment qui eut une influence funeste sur la destinée de 
Branciforte. A peine celui-ci avait donné quelques coups 
de sabre, toujours en se rapprochant des hommes vêtus 
de rouge, qu'il se trouva vis-à-vis de Fabio Campireali. 

Monté sur un cheval bouillant d'ardeur, et revêtu 
d'un giacco doré (cotte de mailles), Fabio s'écriait : 

— Quels sont ces misérables masqués? Coupons leur 
masque d'un coup de sabre; voyez la façon dont je m'y 
prends ! 

Presque au même instant, Jules Branciforte reçut de 
lui un coup de sabre horizontal sur le front. Ce coup 
avait été lancé avec tant d'adresse, que la toile qui lui 
couvrait le visage tomba en même temps qu'il se sentit 
les yeux aveuglés par le sang qui coulait dexette bles- 
sure, d'ailleurs fort peu grave. Jules éloigna son cheval 
pour avoir le temps de respirer et de s'essuyer le visage. 
Il voulait, à tout prix, ne point se battre avec le frère 



L'ÀBBESSE DE CASTRO. 55 

d'Hélène ; et $on cheval était déjà à quatre pas de Fabio, 
lorsqu'il reçut sur la poitrine un furieux coup de sabre 
qui ne pénétra point, grâce à son giacco, mais lui'ôta la 
respiration pour un moment. Presque au même instant, 
il s'entendit crier aux oreilles : 

— Ti conoscOy pcrco! Canaille, je te connais! C'est 
comme cela que tu gagnes de l'argent jpour remplacer tes 
haillons! 

Jules, vivement piqué, oublia sa première résolution 
et revint sur Fabio : 

— Edin malpanto tu venisti*! s'écria-t-il. 

À la suite de quelques coups de sabre précipités, le 
vêtement qui couvrait leur cotte de mailles tombait de 
toutes parts. La cotte de mailles de Fabio était dorée et 
magnifique, celle de Jules des plus communes. 

— Dans quel egout as-tu ramassé ton giacco ? lui cria 
Fabio. 

Au même moment, Jules trouva l'occasion qu'il cher- 
chait depuis une demi^minute : la superbe cotte de 
mailles de Fabio ne serrait pas assez le cou, et Jules lui 
porta au cou, un peu découvert, un coup de pointe qui 
réussit. L'épée de Jules entra d'un demi-pied dans la 
gorge de Fabio et en fit jaillir un énorme jet de sang. 

— Insplent ! s'écria Jules. 

Et il galopa vers les hommes habillés de rouge, dont 
deux étaient encore à cheval à cent pas de lui. tomme il 
approchait d'eux, le troisième tomba ; mais, au moment 

^ MitUteiir i toi I tn arrives dans un moment fatdl I 



56 ŒUVRES DE STENDHAL. 

OÙ Jules arrivait tout près du quatrième bourreau, celui- 
ci, se voyant environné de plus de dix cavaliers, déchar- 
gea un pistolet à bout portant sur le malheureux Baltha^ 
zar Bandini, qui tomba. 

— Mes chers seigneurs, nous n'avons plus que faire 
ici! s*écria Branciforte, sabrons ces coquins de sbires qui 
s'enfuient de toutes parts. 

Tout le monde le suivit. 

Lorsque, une demi-heure après, Jules revint auprès de 
Fabrice Golonna, ce. seigneur lui adressa la parole^ pour 
la première fois de sa vie. Jules le trouva ivre de colère; 
il croyait le voir transporté de joie, à cause de la victoire, 
qui était complète et due tout entière à ses bonnes dispo- 
sitions; car les Orsini avaient près de trois mille hommes, 
et Fabrice, à cette affaire, n'en avait pas réuni plus de 
quinze cents. 

— Nous avons perdu notre brave ami Ranuce! s'écria 
le prince en parlant à Jules, je viens moi-môme do tou- 
cher son corps; il est déjà froid. Le pauvre Balthazar 
Bandini est mortellement blessé. Ainsi, au fond, nous 
n'avons pas réussi. Mais Tombre du brave capitaine Ra- 
nuce paraîtra bien accompagnée devant Plu ton. J'ai donné 
Tordre que Ton pende aux branches des arbres tous ces 
coquins de prisonniers. N*y manquez pas, messieurs! 
s'écria-t-il en haussant la voix. . 

Et il repartit au galop pour l'endroit où avait eu lieu 
le combat d*avant-garde. Jules commandait a peu près 
en second la compagnie de Ranuce ; il suivit le prince, 
qui, arrivé près du cadavre de ce brave soldat, qui gisait 



L*ABBESSE DE CASTRO. 57 

entouré de plus de cinquante cadavres ennemis, descen- 
dit une seconde fois de cheval pour prendre la main de 
Ranuce. Jules l'imita, il pleurait. 

— Tu es bien jeune, dit le prince à Jules, mais je te 
vois couvert de sang, et ton père fut un brave bomme, 
qui avait reçu plus de vingt blessures au service des Co- 
tonna. Prends le commandement de ce qui reste de la 
compagnie de Ranuce, et conduis son cadavre à notre 
église de la Petrella ; songe que tu seras peut-être atta- 
qué sur la route. 

Jules ne fut point attaqué, mais il tua d'un coup d*épée 
un de ses soldats, qui lui disait qu'il était trop jeune pour 
commander. Cette imprudence réussit, parce que Jules 
était encore couvert du sang de Fabio. Tout le long de la 
route, il trouvait les arbres chargés d'hommes que Ton 
pendait. Ce spectacle hideux, joint à la mort de Ranuce 
et surtout à celle de Fabio, le rendait presque fou. Son 
seul espoir était qu'on ne saurait pas le nom du vain- 
queur de Fabio. 

Nous sautons tes détails militaires. Trois jours après 
celui du combat, il put revenir passer quelques heures à 
Âlbano; il racontait à ses connaissances qu'une fièvre 
violente l'avait retenu dans Rome, où il avait été obligé 
de garder le lit toute la semaine. 

Mais on le traitait partout avec un respect marqué; les 
gens les plus considérables de la ville le saluaient les 
premiers; quelques imprudents allèrent même jusqu'à 
l'appeler seigneur capitaine. Il avait passé plusieurs fois 
devant le palais Campireali, qu'il trouva entièrement 



58 ŒUVRES DE STENDHAL. 

fermé, et, comme le nouveau capitaine était fort timide 
lorsqu'il s'agissait de faire certaines questions, ce ne fut 
qu'au milieu de la journée qu'il put prendre sur lui de 
dire à Scotti, vieillard qui l'avait toujours traité avec 
bonté : 

— Mais où sont donc les Campireali? je vois leur pa- 
lais fermé. 

— Mon ami, répondit Scotti avec une tristesse subite, 
c'est là un nom que vous ne devez jamais prononcer. 
Vos amis sont bien convaincus que c'est lui qui vous a 
cherché, et ils le diront partout; mais enfin, il était le 
principal obstacle à votre mariage ; mais enfin sa mort 
laisse une sœur immensément riche, et qui vous aime. 
On peut même ajouter, et Tindiscrétion devient vertu en 
ce moment, on peut même ajouter qu'elle vous aime au 
point d'aller vous rendre visite la nuit dans votre petite 
maison d'Albe. Ainsi Ton peut dire, dans votre intérêt, 
que vous étiez mari et femme avant le fatal combat des 
Ciampi (c'est le nom qu'on donnait dans le pays au com- 
bat que nous avons déctit) . 

Le vieillard s'interrompit, parce qu'il s'aperçut que 
Jules fondait en larmes. 

— Montons à l'auberge, dit Jules. 

Scotti le suivit ; on leur donna une chambre où ils 
s'enfermèrent à clef, et Jules demanda au vieillard la 
permission de lui raconter tout ce qui s'était passé depuis 
huit jours. Ce long récit terminé : 

— Je vois bien à vos larmes, dit le vieillard, que rien 
n'a été prémédité dans votre conduite; mais la mort de 



L'ÀBBESSE DE CASTRO? 59 

Fabio n'en est pas moins un événement bien cruel pour 
vous. Il faut absolument qu'Hélène déclare à sa mèro 
que vous êtes son époux depuis longtemps. 

Jules ne répondit pas, ce que le vieillard attribua à une 
louable discrétion. Absorbé dans une profonde rêverie, 
Jules se demandait si Hélène, irritée par la mort d'un 
frère, rendrait justice à sa délicatesse; il se repentit de 
ce qui s'était passé autrefois. Ensuite, à sa demande, le 
vieillard lui parla franchement de tout ce qui avait eu 
lieu dans Albano le jour du combat. Fabio ayant été tué 
sur les six heures et demie du malin, à plus de six lieues 
d'Albano, chose incroyable ! dès neuf heures on avait 
commencé à parler de cette mort. Vers midi on avait vu 
le vieux Campireali. fondant en larmes et soutenu par ses 
domestiques, se rendre au couvent des Capucins. Peu 
après, trois de ces bons pères, montés sur les meilleurs 
chevaux de Campireali, et suivis de beaucoup de domes- 
tiques, avaient pris la route du village des Ciampiy près 
duquel le combat avait eu lieu. Le vieux Campireali vou- 
lait absolument les suivre; maïs on l'en avait dissuadé, 
par la raison que Fabrice Colonna était furieux (on ne 
savait trop pourquoi) et pourrait bien lui faire un mau- 
vais parti s'il était fait prisonnier. 

Le soir, vers minuit, la forêt de la Faggiola avait sem- 
blé enrfeu : c'étaient tous les moines et tous les pauvres 
d'Albano qui, portant chacun un gros cierge allumé, 
allaient à la rencontre du corps du jeune Fabio. 

— Je ne vous cacherai point, continua le vieillard en 
baissant la voix comme s*il eût craint d'être entendu. 



60 ŒUVRES DE STENDHAL. 

que la route qui conduit à Valmontone et aux Ciampi. . . 

— Eh bien? dit Jules. 

— Eh bien, cette route passe devant votre maison, et 
Ton dit que lorsque le cadavre de Fabio est arrive à ce 
point, le sang a jailli d'une plaie horrible qu'il avait au 
cou. 

— Quelle horreur 1 s'écria Jules en se levant. 

-— Calmez-vous, mon ami, dit le vieillard, vous voyez 
bien qu'il faut que vous sachiez tout. Et maintenant je 
puis vous dire que votre présence ici, aujourd'hui, a 
semblé un peu prématurée. Si vous me faisiez Thonneur 
de me consulter, j'ajouterais, capitaine, qu'il n'est pas 
cx)nvenable que d'ici à un mois vous paraissiez dans Âl- 
bano. Je n'ai pas besoin de vous avertir qu'il ne serait 
pas prudent de vous montrer à Rome. On ne sait point 
encore quel parti le saint-père va prendre envers les Co- 
lonna ; on pense qu'il ajoutera foi à la déclaration de 
Fabrice, qui prétend n'avoir appris le combat des Ciampi 
que par la voix publique; mais le gouverneur de Rome, 
qui est tout Orsini, enrage et serait enchanté de faire 
pendre quelqu'un des braves soldats de Fabrice, ce dont 
celui-ci ne pourrait se plaindre raisonnablement, puis- 
qu'il jure n'avoir point assisté au combat. J'irai plus loin, 
et, quoique vous ne me le demandiez pas, je prendrai la 
liberté de vous donner un avis militaire : vous êtes aimé 
dansÂlbano, autrement vous n'y seriez pas en sûreté. 
Songez que vous vous promenez par la ville depuis plu- 
sieurs heures, que l'un des partisans des Orsini peut se 
croire bravé, ou tout au moins songer a la facilité de 



L'ABBfclSSË DE CASTRO. 61 

gagner une belle récompense. Le vieux Campireali a ré- 
pété mille fois qu'il donnera sa plus belle terre à qui 
vous aura tué. Vous auriez dû faire descendre dans Âlbano 
quelques-uns des soldats que vous avez dans votre maison. 

— Je n'ai point de soldats dans ma maison. 

— En ce cas, vous êtes fou, capitaine. Cette auberge 
a un jardin, nous allons^ sortir par le jardin, et nous 
échapper à travers les vignes. Je vous accompagnerai ; je 
suis vieux et sans armes ; mais, si nous rencontrons des 
malintentionnés, je leur parlerai, et je pourrai du moins 
vous faire gagner du temps. 

Jules eût Tâme navrée. Oserons-nous dire quelle était 
sd folie? Dès qu'il avait appris que le palais Campireali 
était fermé et tous ses habitants partis pour Rome, il avait 
formé le projet d'aller revoir ce jardin où si souvent il 
avait eu des entrevues avec Hélène. 11 espérait même re- 
voir sa chambre, où il avait été reçu quand sa mère était 
absente. H avait besoin de se rassurer contre sa colère, 
par la vue des lieux où il Tavait vue si tendre pour lui. 

Branciforte et le généreux vieillard ne firent aucune 
mauvaise rencontre en suivant les petits sentiers qui tra- 
versent les vignes et montent vers le lac. 

Jules se fit raconter de nouveau les détails des obsèques 
du jeune Fabio. Le corps de ce brave jeune homme, es- 
corté par beaucoup de prêtres, avait été conduit à Rome, 
et enseveli dans la chapelle de sa famille, au couvent de 
Saint-Onuphre, au sommet du Janicule. On avait remar- 
qué, comme une circonstance fort singulière, que, la 
veille de la cérémonie, Hélène avait été reconduite par 



62 ŒUVRES DE STENDHAL. 

son père au couvent de la Visitation, à Castro ; ce qui 
avait confirmé le bruit public qui voulait qu'elle fût 
mariée secrètement avec le soldat d'aventure qui avait eu 
le malheur de tuer son frère. 

Quand il fut près de sa maison, Jules trouva le caporal 
de sa compagnie et quatre de ses soldats; ils lui dirent 
que jamais leur ancien capitaine ne sortait de la forêt . 
sans avoir auprès de lui quelques-uns de 9es hommes. 
Le prince avait dit plusieurs fois que, lorsqu'on voulait 
se faire tuer par imprudence, il fallait auparavant donner 
sa démission, afin de ne pas lui jeter sur les bras une 
mort à venger. 

Jules Branciforte comprit la justesse de ces idées, aux- 
quelles jusqu'ici il avait été parfaitement étranger. 11 
avait cru, ainsi que les peuples enfants, que la guerre 
ne consiste qu'à se battre avec courage. 11 obéit sur-le- 
champ aux intentions du prince; il ne se donna que le 
temps d'embrasser le sage vieillard qui avait eu la géné- 
rosité de l'accompagner jusqu'à sa maison. 

Mais, peu de jours après, Jule^, à demi fou de mélan* 
colie, revint vojr le palais Campireali. A la nuit tom- 
bante, lui et trois de ses soldats, déguisés en marchands 
napolitains, pénétrèrent dans Âlbano. Use présenta seul 
dans la maison de Scotti; il apprit qu'Hélène était tou- 
jours reléguée au couvent de Castro. Son père, qui la 
croyait mariée à celui qu'il appelait l'assassin de son fils, 
avait juré de ne jamais la revoir. Il ne l'avait pas vue 
même en la ramenant au couvent. La tendresse de sa 
mère semblait, au contraire, redoubler, et souvent elle 



L'ABBESSE DE CASTRO. 65 

quittait Rome pour aller passer un jour ou deux avec sa 
fille. 



IV 



a Si je ne me justifie pas auprès d'Hélène, se dit Jules 

eu regagnant) pendant la nuit^ le quartier que sa corn- 

« pagnie occupait dans la forêt, elle finira par me croire 

un assassin. Dieu sait les histoires qu'on lui aura faites 

sur ce fatal combat 1 n 

H alla prendre les ordres du prince dans son château 
fort de la Petrella, et lui demanda la permission d'aller 
à Castro. Fabrice Colonna fronça le sourcil : 

—L'affaire du petit combat n'est point encore arrangée 
avec Sa Sainteté. Vous devez savoir que j'ai déclaré la 
vérité, c'est-à-dire que j'étais resté parfaitement étranger 
à cette rencontre, dont je n'avais même su la nouvelle 
que le lendemain, ici, dans mon château^ de la Petrella. 
J'ai tout lieu de croire que Sa Sainteté finira par ajouter 
foi à ce récit sincère. Mais les Ûrsini sont puissants, 
mais tout le monde dit que vous vous êtes distingué dans 
cette échauffourée. LesOrsini vont jusqu'à prétendre que 
plusieurs prisonniers ont été pendus aux branches des 
arbres. Vous savez combien ce récit est faux; mais on 
peut prévoir des représailles. 

Le profond étonnement qui éclatait dans les regards 
naïfs du jeune capitaine amusait le prince : toutefois il 



64 ŒUVRES DK STENDHAL. 

jugea, à la vue de tant d'innocence, qu'il était utile de 
parler plus clairement. 

— Je vois en vous, continua-t-ii, cette bravoure com- 
plète qui a fait connaître dans toute* Tltalie le nom de 
Branciforte. J'espère que vous aurez pour ma maison 
cette fidélité qui me rendait votre père si cher, et que 
j'ai voulu récompenser en vous. Voici le mot d'ordre de 
ma compagnie : Ne dire jamais la vérité sur rien de ce 
qui a rapport à moi ou à mes soldats. Si, dans le moment 
où vous êtes obligé de parler, vous ne voyez Futilité 
d'aucun mensonge, dites faux à tout hasard, et gardez- 
vous comme de péché mortel de dire la moindre vérité. 
Vous comprenez que, réunie à d'autres renseignements, 
elle peut mettre sur-la voie de mes projets. Je sais, du 
reste, que vous avez une amourette dans le couvent de 
la Visitation, à Castro ; vous pouvez aller perdre quinze 
jours dans cette petite ville, où les Orsini ne manquent 
pas d'avoir des amis et même des agents. Passez chez 
mon majordome, qui vous remettra deux cents sequins. 
L'amitié que j'avais pour votre père, ajouta le prince en 
riant, me donne Tenvie de vous donner quelques direc- 
tions sur la façon de mener à bien cette entreprise amou- 
reuse et militaire. Vous et trois de vos soldats serez dé* 
guises en marchands; vous ne manquerez pas de vous 
fâcher contre un de vos compagnons, qui fera profession 
d'être toujours ivre, et qui se fera beaucoup d'amis en 
payant du vin à tous les désœuvrés de Castro... Du reste, 
ajouta le prince en changeant de ton, si vous êtes pris 
par les Orsini et mis à mort, n'avouez jamais votre nom 



L'ABBESSE DE GAîSÏRO. 65 

véritable, et encore moins que vous m'appartenez. Je 
n'ai pas besoin de vous recommander de faire le tour de 
toutes les petites villes, et d'y entrer toujours par la porte 
opposée au côté d'où vous venez. 

Jules fut attendri par ces conseils paternels, venant 
d'un homme ordinairement si grave. D'abord le prince 
sourit des larmes qu'il voyait rouler dans les yeux du 
jeune homme; puis sa voix à lui-même s'altéra. Il tira 
une des nombreuses bagues qu'il portait aux doigts ; en 
la recevant, Jules baisa cette main célèbre par tant de 
hauts faits. 

— Jamais mon père ne m'en eût tant dit! s'écria le 
jeune homme enthousiasmé. 

Le surlendemain, un peu avant le point du jour, il 
entrait dans les murs de* la petite ville de Castro; cinq 
soldats le suivaient, déguisés ainsi que lui : deux firent 
bande à part, et semblaient ne connaître ni lui ni les 
trois autres. Avant même d'entrer dans la ville, Jules 
aperçut le couvent de la Visitation, vaste bâtiment en- 
touré de noires murailles, et assez semblable à une for- 
teresse. Il courut à l'église ; elle était splendide. Les re- 
ligieuses, toutes nobles et la plupart appartenant à des 
familles riches, luttaient d'amour-propre, entre elles, à 
qui enrichirait cette église, seule partie du couvent qui 
fût exposée aux regards du public. Il était passé en usage 
que celle de ces dames que le pape nommait abbesse, sur 
une liste de trois noms présentée par le cardinal protec- 
teur de l'ordre de la Visitation, fît une offrande consi- 
dérable, destinée à éterniser son nom. Celle dont Tof- 



66 ŒUVRES DE STENDHAL. 

frande était inférieure au cadeau de Tabbesse qui Tavait 
précédée était méprisée, ainsi que sa famille. 

Jules s*avança en tremblant dans cet édifice magni- 
fique, resplendissant de marbres et de dorures. À la vé- 
rité, il ne songeait guère aux marbres et aux dorures; il 
lui semblait être sous les yeux d*Hélène. Le grand autel, 
lui dit-on, avait coûté plus de huit cent mille francs; 
mais ses regards, dédaignant les richesses du grand au- 
tel, se dirigeaient sur une grille dorée, haute de près de 
quarante pieds, et divisée en trois parties par deux pi- 
lastres en marbre. Cette grille, à laquelle sa masse 
énorme donnait quelque chose de terrible, s'élevait der- 
rière le grand autel, et séparait le chœur des religieuses 
de Téglise ouverte à tous les fidèles. 

Jules se disait que derrière cette grille dorée se trou- 
vaient, durant les offices, les religieuses et les pension- 
naires. Dans cette église intérieure pouvait se rendre, à 
toute heure du jour, une religieuse ou une pensionnaire 
qui avait besoin de prier; c'est sur cette circonstance 
connue de tout le monde qu étaient fondées les espé- 
rances du pauvre amant. 

Il est vrai qu'un immense voile noir garnissait le côté 
intérieur de la grille ; mais ce voile, pensa Jules, ne doit 
guère intercepter la vue des pensionnaires regardant 
dans Téglise du public, puisque moi» qui ne puis en ap- 
procher qu'à une certaine distance, j'aperçois fort bien, 
à travers le voile, les fenêtres qui éclairent le chœur, et 
que je puis distinguer jusqu'aux moindres détails de leur 
architecture. Chaque barreau de cette grille magnifique- 



L'àBBBSSE de CASTRO. 67 

ment dorée portait une forte pointe dirigée contre les 
assistants. 

Jules choisit une pldce très-apparente, vis-à-vis la par- 
tie gauche de la grille, dâfns le lieu le plus éclairé; là il 
passait sa vie à entendre des messes. Comme il ne se 
voyait entouré que de paysans, il espérait être remarqué» 
même à travers le voile noir qui garnissait l'intérieur de 
la grille. Pour la première fois de sa vie, ce jeune 
homme simple cherchait Teffet; sa mise était recherchée; 
il faisait de nombreuses aumônes en entrant dans Féglise 
et en sortant. Ses gens et lui entouraient de prévenances 
tous les ouvriers et petits fournisseurs qui avaient quel- 
ques relations avec le couvent. Ce ne fut toutefois que le 
troisième jour qu'enfin il eut Tespoir de faire parvenir 
une lettre à Hélène. Par ses ordres. Ton suivait exacte" 
ment les deux sœurs converses chargées d'acheter une 
partie des approvisionnements du couvent ; Tune d'elles 
avait des relations avec un petit marchand. Un des sol* 
dats de Jules, qui avait été moine, gagna l'amitié du 
marchand, et lui promit un sequin pour chaque lettre 
qui serait remise à la pensionnaire Hélène de Cam- 
pireali. 

— Quoil dit le marchand à la première ouverture 
qu'on lui fit sur cette affaire; une lettre à la femme du 
brigand ! 

Ce nom était déjà établi dans Castro, et il n'y avait 
pas quinze jours qu'Hélène y était arrivée : tant ce qui 
donne prise à Timagination court rapidement chez ce 
peuple passionné pour tous les détails exacts! 



68 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Le petit marchand ajouta : 

— Au moins, celle-ci est mariée! Mais combien de nos 
dames n'ont pas cette excuse, et reçoivent du dehors 
bien autre chose que des lettres. 

Dans cette première lettre, Jules racontait avec des 
détails infinis tout ce qui s'était passé dans la journée 
fatale marquée par la mort de Fabio : « He haïssez- 
vous?, j» disait-il en terminant. 

Hélène répondit par une ligne que, sans haïr personne, 
elle allait employer tout le reste de sa vie à tâcher d'ou- 
blier celui par qui son frère avait péri. 

Jules se hâta de répondre ; après quelques invectives 
contre la destinée, genre d'esprit imité de Platon et alors 
à la mode : 

« Tu veux donc, continuait-il, mettre en oubli la pa- 
role de Dieu à nous transmise dans les saintes Écritures? 
Dieu dit : La femme quittera sa famille et ses parents 
pour suivre son époux. Oserais-tu prétendre que tu n'es 
pas ma femme? Rappelle-toi la nuit de la Saint-Pierre. 
Comme l'aube paraissait déjà derrière le Honte Cavi, tu 
te jetas à mes genoux; je voulus bien t'accorder grâce; 
tu étais à moi, si je Teusse voulu ; tu ne pouvais résister 
à l'amour qu'alors tu avais pour moi. Tout à coup il me 
sembla que , comme je t'avais dit plusieurs fois que je 
t'avais fait depuis longtemps le sacrifice de ma vie et de 
tout ce que je pouvais avoir de plus cher au monde, tu 
pouvais me répondre, quoique tu ne le fisses jamais, que 
tous ces sacrifices, ne se marquant par aucun acte exté* 
rieur, pouvaient bien n'être qu'imaginaires. Une idée. 



. L'ÂBBESSE DE CASTRO. 69 

cruelle pour moi, mais juste au fond, m'illumina. Je 
pensai que ce n'était pas pour rien que le hasard me 
présentait Toccasion de sacrifier à ton intérêt la plus 
grande félicité que j'eusse jamais pu rêver. Tu étais déjà 
dans mes bras et sans défense, souviens-t'en ; ta bouche 
môme n'osait refuser. A ce moment Y Ave Maria du ma- 
tin sonna au couvent du Monte Cavi, et, par un hasard 
miraculeux, ce son parvint jusqu'à nous. Tu me dis : 
Fais ce sacrifice à la sainte Madone, cette mère de tmite 
pureté. J'avais déjà, depuis un instant, Tidée de ce sacri- 
fice suprême, le seul réel que j'eusse jamais eu l'occasion 
de te faire. Je trouvai singulier que la même idée te fût 
apparue. Le son lointain de cet Ave Maria me toucha, je 
l'avoue; je t'accordai ta demande. Le sacrifice ne fut pas 
en entier pdur toi ; je crus mettre notre union future sous 
la protection de la Madone. Alors je pensais que les ob- 
stacles viendraient non de toi, perfide, mais de ta riche 
et noble famille. S'il n'y avait pas eu quelque interven- 
tion surnaturelle, commeTïi cet Angebis fût-il parvenu de 
si loin jusqu'à nous, par-dessus les sommets des arbres 
d'une moitié de la forêt, agités en ce moment par la brise 
du matin? Alors, tu t'en souviens, tu te mis à mes ge- 
noux ; je me levai, je sortis de mon sein la croix que j'y 
porte, et tu juras sur cette croix, qui est là devant moi, 
et sur ta damnation éternelle, qu'en quelque lieu que tu 
pusses jamais te trouver, que quelque événement qui pût 
jamais arriver, aussitôt que je t'en donnerais l'ordre, tu 
te remettrais à ma disposition entière, comme tu y étais 
à l'instant où VAve Marina du Monte Cavi vint de si loin 

4. 



70 ŒUVRES DE STENDHAL. 

4 

frapper ton oreille. Ensuite nous dîmes dévotement deux 
Ave et deux Pater, Eh bien , par Tamour qu'alors tu 
avais pour moi, et, si tu Tas oublié, comme je le crains, 
par ta damnation éternelle, je t'ordonne de me recevoir 
cette nuit, dans ta cbambre ou dans le jardin de ce cou- 
vent de la Visitation. » 

L'auteur italien rapporte curieusement beaucoup de 
longues lettres écrites par Jules Branciforte après celle- 
ci ; mais il donne seulement des extraits des réponses 
d'Hélène de Campireali. Après deux cent soixante-dix- 
huit ans écoulés, nous sommes si loin des sentiments 
d'amour et de religion qui remplissent ces lettres, que 
j'ai craint qu'elles ne fissent longueur. 

Il paraît par ces lettres qu'Hélène obéit enfin à l'ordre 
contenu dans celle que nous venons de traduire en l'abré- 
geant. Jules trouva le moyen de s'introduire dans le cou- 
vent ; on pourrait conclure d'un mot qu'il se déguisa en 
femme. Hélène le reçut, mais seu^mentà la grille d'une 
fenêtre du rez-de-chaussée donnant sur le jardin. A son 
inexprimable douleur, Jules trouva que cette jeune fille, 
si tendre et même si passionnée autrefois, était devenue 
comme une étrangère pour lui; elle le traita presque 
avec politesse. En l'admettant dans le jardin, elle avait 
cédé presque uniquement à la religion du serment. L'en- 
trevue fut courte : après quelques instants, la fierté de 
Jules, peut-être un peu excitée par les événements qui 
avaient eu lieu depuis quinze jours, parvint à l'emporter 
sut sa douleur profonde. 

— Je ne vois plus devant moi, dit-il à part soi, que le 



L'ABBESSE DE CASTRO. 71 

r 

tombeau de cette Hélène qui, dans Àlbano, semblait s'être 
donnée à moi pour la vie 

Aussitôt, la grande affaire de Jules fut de cacber les 
larmes dont les tournures polies qu'Hélène prenait pour 
lui adresser la parole inondaient son visage.' Quand elle 
eut fini de parler et de justifier un cbangementsi natu- 
rel, disait-elle, après la mort d'un frère, Jules lui dit en 
parlant fort lentement : 

— Vous n'accomplissez pas vôtre serment, vous ne me 
recevez pas dans un jardin, vous n*êtes point à genoux 
devant moi, comme vous Tétiez une demi-minute après 
que nous eûmes entendu VAve Maria du Monte Cavi. 
Oubliez votre serment si vous pouvez ; quant à moi, je 
n'oublie rien ; Dieu vous assiste ! 

En disant ces mots, il quitta la fenêtre grillée auprès 
de laquelle il eût pu rester encore près d'une heure. Qui 
lui eût dituninstant auparavant qu'il abrégerait volontai- 
rement cette entrevue tant désirée ! Ce sacrifice déchirait 
son âme; mais il pensa qu'il pourrait bien mériter le 
mépris môme d'Hélène s'il répondait à ses politesses au- 
freroent qu'en la livrant à ses remords. 

Avant l'aube, il sortit du couvent. Aussitôt il monta à 
cheval en donnant l'ordre à ses soldats de l'attendre à 
Castro une semaine entière, puis de rentrer à la forêt ; il 
était ivre de désespoir. D'abord il marcha vers Rome. 

— Quoi ! je m'éloigne d'elle ! se disait-il à chaque pas; 
quoi î nous sommes devenus étrangers l'un à Vautre ! 
Fabio ! combien tu es vengé ! 

•^ La vue des hommes qu'il rencontrait sur la route 



72 ŒUVRES DE STENDHAL. 

augmentait sa colère ; il poussa son cheval à travers ' 
champs, et dirigea sa course vers la plage déserte et in- 
culte qui règne le long de la mer. Quand il ne fut plus 
troublé par la rencontre de ces paysans tranquilles dont 
il enviait le sort, il respira : la vue de ce lieu sauvage 
était d'accord avec son désespoir et diminuait sa colère; 
alors il put se livrer à la contemplation de sa triste des- 
tinée. 

— À mon âge, se dit-il, j'ai une ressource : aimer nne 
autre femme ! 

A cette triste pensée, il sentit redoubler son désespoir ; 
il vit trop bien qu'il n'y avait pour lui qu'une femme au 
monde. Il se figurait le supplice qu'il souffrirait en osant 
prononcer le mot d'amour devant une autre qu'Hélène : 
cette idée le déchirait. 

Il fut pris d'un accès de rire amer. 

-* Me voici exactement, pensa-t-ii. comme ces héros 
de l'Arioste qui voyagent seuls parmi des pays déserts, 
lorsqu'ils ont à oublier qu'ils viennent de trouver leur 
perfide maîtresse dans les bras d'un autre chevalier.... 
Fille n'est pourtant pas si coupable, se dit-il en fondant 
en larmes après cet accès de rire fou ; son infidélité ne va 
pas jusqu'à en aimer un autre. Celte âme vive et pure 
s'est, laissé égarer par les récits atroces qu'on lui a faits 
de moi ; sans doute on m'a représenté à ses yeux comme 
ne prenant les armes pour cette fatale expédition que 
dans l'espoir secret de trouver l'occasion de tuer son 
frère. On sera allé plus loin : on m'aura prêté ce calcul 
sordide, qu'une fois son frère mort, elle devenait seule 



L'ABBESSE DE CASTRO. 73 

héritière de biens immenses.... Et moi, j'ai eu la sottise 
de la laisser pendant quinze jours entiers en proie aux 
séductions de mes ennemis ! Il faut convenir que si je 
suis bien malheureux, le ciel m'a fait aussi bien dépourvu 
de sens pour diriger ma vie I Je suis un être bien misé- 
rable, bien méprisable ! ma vie n'a servi à personne, et 
mpins à moi qu'à tout autre. 

A ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration 
bien rare en ce siècle-là : son cheval marchait sur l'ex- 
trême bord du rivage, et quelquefois avait les pieds 
mouillés par l'onde ; il eut l'idée de le pousser dans la 
mer et de terminer ainsi le sort affreux auquel il était en 
proie. Que ferait-il désormais, après que le seul être au 
monde qui lui eût jamais fait sentir l'existence du bon- 
heur venait de l'abandonner? Puis tout à coup une idée 
l'arrêta. 

— Que sont les peines que j'endure, se dit-il, compa- 
rées à celles que je souffrirai dans un moment, une fois 
cette misérable vie terminée ? Hélène ne sera plus pour 
moi simplement indifférente comme elle l'est en réalité; 
je la verrai dans les bras d'un rival, et ce rival sera quel- 
que jeune seigneur romain, riche et considéré ; car, pour 
déchirer mon âme, les démons chercheront les images les 
plus cruelles, comme c'est leur devoir. Ainsi je ne pour- 
rai trouver l'oubli d'Hélène, même dans la mort; bien 
plus, ma passion pour elle redoublera, parce que c'est le 
plus sûr moyen que pourra trouver la puissance étemelle 
pour me punir de l'affreux péché que j'aurai commis. 

Pour achever de chasser la tentation, Jules se mit à 



74 ŒUVRES DE STENDHAL. 

réciter dévotement des Ave Maria. C'était en entendant 
sonner VAve Maria du matin, prière consacrée à la Ma- 
done, qu'il avait été séduit autrefois, et entraîné à une 
action généreuse qu*il regardait maintenant comme la 
plus grande faute de sa vie. Hais, par respeèt, il n'osait 
aller plus loin et exprimer toute Tidée qui s'était emparée 
de son esprit. 

— Si, par Tinspiration de la Madone, je suis tombé 
dans une fatale erreur, ne doit-elle pas, par un effet de 
sa justice infinie, faire naître quelque circonstance qui 
me rende le bonheur ? 

Cette idée de la justice de la Madone chassa peu à peu 
le désespoir. 11 leva la tête, et vit en face de lui, derrière 
Albano et la forêt, ce Monte Cavi, couvert de sa sombre 
verdure, et le saint couvent dont VAve Maria du matin 
Tavait conduit à ce qu'il appelait maintenant son infâme 
duperie. L'aspect imprévu de ce saint lieu le consola. 

— Non, s'écria-t-il, il est impossibleque la Madone m'a- 
bandonne. Si Hélène avait été ma femme, comme son 
amour le permettait et comme le voulait ma dignité 
d'homme, le récit de la mort de son frère aurait trouvé 
dans son ame le souvenir du lien qui l'attachait à moi. 
Elle se fût dit qu'elle m'appartenait longtemps avant le 
hasard fatal qui, sur un champ de bataille, m'a placé vis- 
à-vis de Fabio. 11 avait deux ans de plus que moi ; il était 
plus expert dans les armes, plus hardi de toutes façons, 
plus fort. Mille raisons fussent venues prouver à ma 
femme que ce n'était point moi qui avais cherché ce com- 
bat. Elle se fût rappelé que je n*avais jamais éprouvé le 



L'ÀBBESSE DE CASTRO. 75 

moindre sentiment de ^aine contre son frère, même lors- 
qu'il tira sar elle un coup d'arquebuse, le me souviens 
qu'à notre premier rendez-vous, après mon retour de 
Rome, je lui disais : Que veux-tu? Thonneur le voulait; 
je ne puis blâmer un frère ! 

Rendu à l'espérance par sa dévotion à la Madone, Ju- 
les poussa son cheval, et en quelques heures arriva au 
cantonnement de sa compagnie. H la trouva prenant les 
armes : on se portait sur la route de Naples à Rome par 
le mont Cassin. Le jeune capitaine changea de cheval, et 
marcha avec ses soldats. On ne se battit point ce jour-là* 
Jules ne demanda point pourquoi Ton avait marché, peu 
lui importait. Au moment où il se vit à la tête de ses sol- 
dats, une nouvelle vue de sa destinée lui apparut. 

— Je suis tout simplement un sot, se dit-il, j'ai eu tort 
de quitter Castro ; Hélène est probablement moins coupa* 
ble que ma colère ne se Test figuré. Non, elle ne peut 
avoir cessé de m'appartenir, cette âme si naïve et si pure, 
dont j*ai vu naître les premières sensations d'amour! 
Elle était pénétrée pour moi d'une passion si sincère! Ne 
m'a-t-elle pas offert plus de dix fois de s'enfuir avec moi, 
si pauvre, et d'aller nous faire marier par un moine du 
Monte Cavi? A Castro, j'aurais dû, avant tout, obtenir un 
second rendez-vous, et lui parler raison. Vraiment la pas- 
sion me donne des distractions d'enfant! Dieu ! que n'ai- 
je un ami pour implorer un conseil! La môme démarche 
à faire me paraît exécrable et excellente à deux minutes 
de distance ! 

Le soir de cette journée, comme l'on quittait la grande 



76 ŒUVRES DE STENDHAL. 

route pour rentrer dans la forêt, Jules s'approcha du 
prince, et lui demanda s'il pouvait rester encore quel- 
ques jours où il savait. 

— Va-t'en à tous les diables ! lui cria Fabrice, crois-tu 
que ce soit le moment de m' occuper d'enfantillages? 

Une heure après, Jules repartit pour Castro. Il y re- 
trouva ses gens ; mais il ne savait comment écrire à Hé- 
lène, après la façon hautaine dont il Tavait quittée. Sa 
première lettre ne contenait que ces mots : € Voudra-t-on 
me recevoir la nuit prochaine? » 

(hi peut venir y fut aussi toute la réponse. 

Après le départ de Jules, Hélène s'était crue à jamais 
abandonnée. Alors elle avait senti toute la portée du rai- 
sonnement de ce pauvre jeune homme si malheureux : 
elle était sa femme avant qu'il n'eût eu le malheur de 
rencontrer son frère sur un champ de bataille. 

Cette fois, Jules ne fut point accueilli avec ces tour- 
nures polies qui lui avaient semblé si cruelles lors de la 
première entrevue. Hélène ne parut à la vérité que re- 
tranchée derrière sa fenêtre grillée; mais elle était trem- 
blante, et, comme le ton de Jules était fort réservé et que 
ses tournures de phrase* étaient presque celles qu'il eut 
employées avec une étrangère, ce fut le tour d'Hélène de 
sentir tout ce qu'il y a de cruel dans le ton presque offi- 
ciel lorsqu'il succède à la plus douce intimité. Jules, qui 
redoutait surtout d'avoir l'âme déchirée par quelque 

* En Italie, la façon d'adresser la parole par tu, par voi ou par lei. 
marque le degré d'inlimilé. Le tu, re^tedu latin, a moins de portée 
que parmi nous. 



L'ABBESSE DE CASTBO. 77 

mot froid s'élaiiçant du cœur d'Hélène, avait pris le ton 
d'un avocat pour prouver quHélène était sa femme bien 
avant le fatal combat des Ciampi. Hélène Icxlaissait par- 
ler, parce qu elle craignait d'être gagnée par les larmes, 
si elle lui répondait autrement que par des mots brefs. A 
la fin, se voyant sur .le point de se trahir, elle engagea 
son ami à revenir le lendemain . Cette nuit-là, veille d'une 
grande fête, les matines se chantaient de bonne heure, 
et leur intelligence pouvait être découverte. Jules, qui 
raisonnait comme un amoureux, sortit du jardin profon- 
dément pensif; il ne pouvait fixer ses incertitudes sur le 
point de savoir s'il avait été bien ou mal reçu ; et, comme 
les idées militaires, inspirées par les conversations avec 
ses camarades, commençaient à germer dans sa tête : 

— Un jour, se dit-il, il faudra peut-être en venir à 
enlever Hélène. 

Et il se mit à examiner tes moyens de pénétrer de vive 
force dans ce jardin. Comme le couvent était fort riche et 
fort bon à rançonner, il avait à sa solde un grand nom- 
bre de domestiques la plupart anciens soldats; on les 
avait loges dans une sorte de caserne dont les fenêtres 
grillées donnaient sur le passage étroit qui, de la porte 
extérieure du couvent, percée au milieu d'un mur noir 
de plus de quatre-vingts pieds de haut, conduisait à ia 
porte intérieure gardée par la sœur tourière. A gauche 
Je ce passage étroit s'élevait la caserne, à droite le mur 
du jardin haut de trente pieds. La façade du couvenl, 
sur la place, était un mur grossier noirci par le temps, 
et n'offrait d'ouvertures que la porte extérieure et une 

5 



78 ŒUVRES DE STENDHAL. 

seule petite fenêtre par laquelle les soldats voyaient les 
dehors. On peut juger de l'air sombre qu'avait ce grand 
mur noir percé uniquement d'une porte renforcée par 
de. larges bandes de tôle attachées par d'énormes clous, 
et d'une seule petite fenêtre de quatre pieds de hauteur 
sur dix-huit pouces de large. 

Nous ne suivrons point Fauteur original dans le long 
récit des entrevues successives que Jules obtint d'Hélène. 
Le ton que les deux amants avaient ensemble était rede- 
venu parfaitement intime, comme autrefois dans le jar- 
din d'Albano; seulement Hélène n'avait jamais voulu 
consentir à descendre dans le jardin. Une nuit, Jules la 
trouva profondément pensive : sa mère était arrivée de 
Rome pour la voir, et venait s'établir pour quelques 
jours dans le couvent. Cette mère était si tendre, elle 
avait toujours eu des ménagements si délicats pour les 
affections qu'elle supposait à sa Glle, que celle-ci sentait 
un remords profond d'être obligée de la tromper;, car, 
enfin , oserait-elle jamais lui dire qu'elle recevait Thomme 
qui l'avait privée de son fils? Hélène finit par avouer 
franchement à Jules que, sî cette mère si bonne pour elle 
l'interrogeait d'une certaine façon, jamais elle n'aurait 
la force de lui répondre par des mensonges. Jules sentit 
tout le danger de sa position; son sort dépendait du ha- 
sard qui pouvait dicter un mot à la signera de Campi- 
reali. La nuit suivante, il parla ainsi d'un air résolu : 

— Demain je viendrai de meilleure heure, je détache- 
rai une des barres de cette gtille, vous descendrez dans 
le jardin, je vous conduirai dans une église de la ville. 



L'ABtJfcSSt OK CASTRO. 7î» 

OÙ un prêtre à moi dévoué nous mariera. Avant ({u'il ne 
soit jour, vous serez de nouveau dans ce jardin. Une fois 
ma femme, je n'aurai plus de crainte, et, si votre mère 
i^eiige comme une expiation de l'affreux malheur que 
nous déplorons tous également, je consentirai à tout, 
fût-ce môme a passer plusieurs mois sans vous voir. 

Comme Hélène paraissait consternée de celte proposi- 
tion, Jules ajouta : 

— Le prince me rappelle auprès de lui; l'honneur et 
toutes sortes de raisons m'obligent à partir. Ma proposi- 
tion est la seule qui puisse assurer notre avenir; si vous 
n'y consentez pas, séparons-nous pour toujours, ici, dans 
ce moment. Je partirai avec le remords de mon impru- 
dence. J'ai cm à votre parole dlionneiir, vous êtes infi- 
dèle au serment le plus sacré, et j'espère qu'à la longue 
le juste mépris inspiré par votre légèreté pourra me 
guérir de cet lamour qui depuis trop longtemps fait le 
malheur de ma vie. 

Hélène fondit en larmes : 

— Grand Dieu! s'écriait-elle en pleurant, quelle hor- 
reur pour ma mère! 

Elle consentit enfin à la proposition qui lui était faite. 

— Mais, ajouta-t-elle, on peut nous découvrir à Talier 
ou au retour; songez au scandale qui aurait lieu, pensez 
à Taffreuse position où se trouverait ma mère ; attendons 
son départ, qui aura lieu dans quelques jours. 

— Vous êtes parvenue à me faire douter de la chose 
qui était pour moi la plus sainte et la plus sacrée : ma 
oonfiancé dans votre parole. Demain soir nous serons 



m CEUVRES DE STENDHAL. 

maries, ou bien nous nous voyons en ce moment pour 
la dernière fois, de ce côté-ci du tombeau. 

Ija pauvre Hélène ne put répondre que par des larmes; 
elle était surtout déchirée par le ton décidé et cruel que 
prenait Jules. Avait-elle donc réellement mérité son mé- 
pris? C*était donc là cet amant autrefois si docile et si 
tendre! Enfin elle consentit à ce qui lui était ordonné. 
Jules s'éloigna. Oe ce moment, Hélène attendit la nuit 
suivante dans les alternatives de Tanxiété la plus déchi- 
rante. Si ella se fût préparée à une mort certaine, sa 
douleur eût été moins poignante; elle eût pu trouver 
quelque courage dans Fidée de Tamour de Jules et de la 
tendre affection de sa mère. Le reste de cette nuit se passa 
dans les changements de résolution les plus cruels. Il y 
avait des moments où elle voulait tout dire à sa mère. Le 
lendemain, elle était tellement pale, lorsqu'elle parut 
devant elle, que celle^i, oubliant toutes ses sages réso- 
lutions, se jeta dans les bras de sa fille en s'écriant : 

— Que se passe-t-il? grand Dieu! dis-moi ce que tu 
as fait, ou ce que tu es sur le point de faire? Si tu pre- 
nais un poignard et me renfonçais dans le cœur, tu me 
ferais moins souffrir que par ce silence cruel que je te 
vois garder avqc moi. 

L'extrême tendresse de sa mère était si évidente aux 
yeux d'Hélène, elle voyait si clairement qu'au lieu d'exa- 
gérer ses sentiments elle cherchait à en modérer l'ex- 
pression, qu'enfin l'attendrissement la gagna ; elle toml)a 
à ses genoux. Comme sa mère, cherchant quel pouvait 
être le secret fatal, venait de s'écrier qu'Hélène fuirait sa 



L'ABBESSE DE CASTRO. 8! 

présence, Hélène répondit que, le lendemain et tous les 
jours suivants, elle passerait sa vie auprès d'elle, mais 
qu'elle la conjurait de ne pas lui en demander davan- 
tage. 

Ce mot indiscret fut bientôt suivi d'un aveu complet. 
T^ signera de Campireali eut horreur'de savoir si près d'elle 
le meurtrier de son fils. Mais cette douleur fut suivie 
d'un élan de joie bien vive et bien pure. Qui pourrait se 
figurer son ravissement lorsqu'elle apprit que sa fille 
n'avait jamais manqué à ses devoirs? 

Aussitôt tous les desseins de cette mère prudente chan- 
gèrent du tout au tout; elle se crut permis d'a'voir re- 
cours à la ruse envers un homme qui n'était rien pour 
elle. Le cœur d'Hélène était déchiré par les mouvements 
de passion les plus cruels : la sincérité de ses aveux fut 
aussi grande que possible; cette âme bourrelée avait 
besoin d*épanchement. La signera de Campireali, qui, 
depuis un instant, se croyait tout permis, inventa une 
suite de raisonnements trop longs à rapporter ici. Elle 
prouva sans peine à sa malheureuse fille qu'au lieu d'un 
mariage clandestin, qui fait toujours tache dans la vie 
d'une femme, elle obtiendrait un mariage public et par- 
faitement honorable, si elle voulait différer seulement de 
huit jours l'acte d'obéissance qu'elle devait à un amant 
si généreux. 

Elle, la signera de Campireali, allait partir pour 
Rome; elle exposerait à son mari que, bien longtemps 
avant le fatal combat des Ciampi, Hélène avait été mariée 
à Jules. La cérémonie avait été accomplie la nuit même 



82 ŒUVRK5 DE STENDHAL. 

OÙ, déguisée SOUS un habit religieux, elle avait rencontre 
son père et son frère sur les bords du lac, dans le chemin 
taillé dans le roc qui suit les murs du couvent des Capu- 
cins. La mère se garda bien de quitter sa iille de toute 
cette journée, et enfin, sur le soir, Hélène écrivit à son 
amant une lettre naïve et, selon nous, bien touchante, 
dans laquelle elle lui racontait les combats qui avaient 
déchiré son cœur. Elle finissait par lui demander à ge- 
noux un délai de huit jours : a En décrivant, ajoutait- 
elle, cette lettre qu'un messager de ma mère attend, il 
mesemblequej'aieu leplusgrand tortde lui tout dire. Je 
crois te voir irrité, tes yeux me regardent avec haine ; 
mon cœur est déchiré des remords les plus cruels. Tu 
diras que j'ai un caractère bien faible, bien pusillanime, 
bien méprisable; je te Tavoue, mon cher ange. Mais 
figure-toi ce spectacle : ma mère, fondant en larmes, 
était presque à mes genoux. Alors il a été impossible 
pour moi de ne pas lui dire qu'une certaine raison m'em- 
pêchait de consentir à sa demande: et, une fois que je 
suis tombée dans la faiblesse de prononcer cette parole 
imprudente, je ne sais ce qui s'est passé en moi, mais il 
m'est devenu comme impossible de ne pas raconter lout^ 
ce qui s'était passé entre nous. Autant que je puis me le 
rappeler, il me semble que mon ame, dénuée de toute 
force, avait besoin d'un conseil. J'espérais le rencontrer 
dans les paroles d'une mère... J'ai trop oublié, mon ami, 
que cette mère si chérie avait un intérêt contraire au 
tien. J'ai oublié mon premier devoir, qui est de fobéir, 
et apparemment que je ne suis pas capable de sentir la- 



L'ABBESSE DE CASTRO. 85 

mour véritable, que l'on dit supérieur à toutes les éprou- 
ves. Méprise-moi, moH Jules; mais, au nom de Dieu, ne 
cesse pas de m'aimer. Enlève-moi si tu veux, mais rends- 
moi cette justice que, si ma mère ne se fût pas trouvée 
présente au couvent, les dangers les plus horribles, la 
honte même, rien au monde n'aurait pu m'empêcher 
d'obéir à tes ordres. Mais cette mère est si bonne! elle a 
tant de génie! elle est si généreuse! Rappelle-toi ce que 
je t'ai raconté dans le temps; lors de la visite que mon 
père fit dans ma chambre, eHe sauva tes lettres que je 
n'avais plus aucun moyeu de cacher : puis, le péril 
passé, elle me les rendit sans vouloir les lire et sans 
ajouter un seul mot de reproche! Eh bien, toute ma vie 
elle a été pour moi comme elle fut en ce moment su- 
prême. Tu vois si je devrais l'aimer, et pourtant, en 
l'écrivant (chose horrible à dire), il me semble que je la 
hais. Elle a déclaré qu'à cause de la chaleur elle voulait 
passer la nuit sous une tente dans le jardin; j'entends 
les coups de marteau, on dresse cette tente en ce mo- 
ment; impossible de nous voir cette nuit. Je crains môme 
que le dortoir des pensionnaires ne soit fermé à clef, 
ainsi que les deux portes de Tescalier tournant, chose 
que Ton ne fait jamais. Ces précautions me mettraient 
dans Fimpossibilité de descendre au jardin, quand même 
je croirais une telle démarche utile pour conjurer ta co- 
'ère. Ah ! comme je me livrerais à toi dans ce moment, 
si j'en avais les moyens! comme je courrais à cette*église 
où l'on doit nous marier! » 
Cettelettre finitpar deux pages dephrasesfolles, etdans 



84 ŒUVRES DE STENDHAL. 

lesquelles j'ai remarqué des raisonnements passionnés 
qui semblent imités de la philosophie de Platon. J'ai sup- 
primé plusieurs élégances de ce genre dans la lettre que 
je viens de traduire. 

Jules Eranciforte fut bien étonné en la recevant une 
heure environ avant VAve Maria du soir; il venait jus- 
tement de terminer les arrangements avec le prêtre, il 
fut transporté de colère. 

— Elle n'a pas besoin de me conseiller de Tenlever, 
cette créature faible et pusillanime! 

Et il partit aussitôt pour la forêt de la Faggiola. 

Voici quelle était, de son côté, la position delasignora 
de Campireali : son mari était sur son lit de mort, Tim- 
possibilité de se venger de Branciforte le conduisait len- 
tement au tombeau. En vain il avait fait offrir des som- 
mes considérables à des hravi romains; aucun n'avait 
voulu s'attaquer à un des caporaux, comme ils disaient, 
du prince Colonna ; ils étaient trop assurés d'être exter- 
minés eux et leurs familles, il n'y avait pas un an qu'un 
village entier avait été brûlé pour punir la mort d'un des 
soldats de Colonna, et tous ceux des habitants, hommes 
et femmes, qui cherchaient à fuir daâs la campagne, 
avaient eu les mains et les pieds liés par des cordes, puis 
on les avait lancés dans des maisons en flammes. 

La signera de Campireali avait de grandes terres dans 
le royaume de Naples; son mari lui avait ordonné d'en 
faire venir des assassins, mais elle n'avait obéi qu'en ap- 
parence : elle croyait sa fille irrévocablement liée à Jules 
Branciforte. Elle pensait, dans cette supposition, que 



I/AKBKSSë de CASTRO. 85 

Jules devait aller faire une campagne ou deux dans les 
armées espagnoles, qui alors faisaient la guerre aux ré- 
voltés de Flandre. S'il n'était pas tué, ce serait, pensait- 
elle, une marque que Dieu ne désapprouvait pas un 
mariage nécessaire; dans ce cas, elle donnerait à sa fille 
les terres qu'elle possédait dans le royaume de Naples; 
Jules Branciforte prendrait le nom d*une de ces terres, 
et il irait avec sa femme passer quelques années en Es- 
pagne. Après toutes ces épreuves peut-ôtre elle aurait le 
courage de le voir. Mais tout avait changé d'aspect par 
Taveu de sa fille : le mariage n'était plus une nécessité : 
bien loin delà, et, pendant qu'Hélène écrivait à son amant 
la lettre que nous avons traduite, la signera Campireali 
écrivait à Pescara et à Chieti, ordonnant à ses fermiers 
de lui envoyer à Castro des gens sûrs et capables d'un 
coup de main. Elle ne leur cachait point qu'il s'agissait 
de venger la mort de son fils Fabio, leur jeune maître. 
Le courrier porteur de ces lettres partit avant la fin du 
jour. 



Mais, le surlendemain, Jules était de retour à Castro, 
il amenait huit de ses soldats, qui avaient bien voulu le 
suivre et s'exposer à la colère du prince, qui quelquefois 
avait puni de mort des entreprises du genre de celle 
dans laquelle ils s'engageaient» Jules avait cinq hommes 



5. 



m ŒUVRES DK STENDHAL. 

à Castro, il arrivait avec huit; et toutefois quatorze sol- 
dats, quelque braves qu*ils fussent, lui paraissaient in- 
suffisants pour son entreprise, car le couvent était e^mme 
un château fort. 

Il s'agissait de passer par force ou par adresse la pre- 
mière porte du couvent; puis il fallait suivre un passage 
de plus de cinquante pas de longueur. A gauche, comme 
on Ta dit, s'élevaient les fenêtres grillées d'une sorte de 
caserne où les religieuses avaient placé trente ou quarante 
domestiques, anciens soldats. De ces fenêtres grillées par- 
tirait un feu bien nourri dès que l'alarme serait donnée. 

L'abbesse régnante, femme de tête, avait peur des ex- 
ploits des chefs Orsini, du prince Golonna, de Marco 
Sciarra et de tant d'autres qui régnaient en maîtres dans 
les environs. Comment résister à huit cents hommes dé- 
terminés, occupant à Timproviste une petite ville telle 
que Castro, et croyant le couvent rempli d'or? 

D'ordinaire, la Visitation de Castro avait quinze on 
vingt bravi dans la caserne à gauche du passage qui con- 
duisait à la seconde porte du couvent; à droite de ce pas- 
sage il y avait un grand mur impossible à percer; au 
bout du passage on trouvait une porte en fer ouvrant 
sur un vestibule à colonnes; après ce vestibule était la 
grande cour du couvent, à droite le jardin. Cette porte 
en fer était gardée par la tourière. 

Quand Jules, suivi de ses huit hommes, se trouva à 
trois lieues de Castro, il s'arrêta dans une auberge écar- 
tée pour laisser passer les heures de la grande chaleur. 
Là seulement il déclara son projet; ensuite il dessina sur 



L'ABBKSSE DK CASTRO. 87 

le sable de la cour le plan du couvent qu*ii allait atta- 
quer. 

— Â neuf heures du soir, dit-il à ses hommes, nous 
souperons hors la ville ; à minuit nous entrerons; nous 
trouverons vos cinq camarades qui nous attendent près 
du couvent. L'un d'eux, qui sera à cheval, jouera le rôle 
d'un courrier qui arrive de Rome pour rappeler la si- 
gnora de Campireali auprès de son mari, qui se meurt. 
Nous tâcherons de passer sans bruit la première porte du 
couvent que voilà au milieu de la caserne, dit-il en leur 
montrant le plan sur le sable. Si nous commencions la 
guerre à la première porte, les bravi des religieuses au- 
raient trop de facilité à nous tirer des coups d*arquebuse 
pendant que nous serions sur la petite place que voici 
devant le couvent, ou pendant que nous parcourrions 
réiroit passage qui conduit de la première porte à la se- 
conde. Celte seconde porte est en fer, mais j'en ai la clef. 

Il est vrai qu'il y a d'énormes bras de fer ou valets, 
attachés au mur par un bout, et qui, lorsqu'ils sont mis 
à leur place, empêchent les deux ventaux de la porte de 
s'ouvrir. Mais, comme ces deux barres de fer sont trop 
pesantes pour que la sœur tourière puisse les manœuvrer, 
jamais je ne les ai vues en place; et pourtant j'ai paâsé 
plus de dix fois celte porte de fer. Je compte bien passer 
encore ce soir sans encombre. Vous senlez que j'ai des 
intelligences dans le couvent; mon bul est d'enlever une 
pensionnaire et non une religieuse ; nous ne devons faire 
usage des armes qu'à la dernière extrémilé. Si nous 
commencions la guerre avant d'arriver à cette seconde 



88 ŒUVRES DE STENDHAL. i 

porte en barreaux de fer, la tourière ne manquerait pas 
d'appeler deux vieux jardiniers de soixante-dix ans, qui 
logent dans Tintérieur du couvent, et les vieillards met- 
traient à leur place ces bras de fer dont je vous ai parlé. 
Si ce malheur nous arrive, il faudra, pour passer au delà 
de cette porte, démolir le mur, ce qui nous prendra dix 
minutes; dans tous les cas, je m'avancerai vers cette 
porte le premier. Un des jardiniers est payé par moi; 
mais je me suis bien gardé, comme vous le pensez, de 
lui parler de mon projet d'enlèvement. Cette seconde 
porte.passée, on tourne à droite, et Ton arrive au jardin- 
une fois dans ce jardin, la guerre commence, il faut 
faire main basse sur tout ce qui se présentera. Yous ne , 
ferez usage, bien entendu, que de vos épées et de vos 
dagues, le moindre coup d'arquebuse mettrait en rumeur 
toute la ville, qui pourrait nous attaquer à la sortie. Ce 
n'est pas qu'avec treize hommes comme vous je ne me 
fisse fort de traverser cette bicoque : personne, certes, 
n'oserait descendre dans la rue ; mais plusieurs des bour- 
geois ont des arquebuses, et ils tireraient des fenêtres. 
En ce cas, il faudrait longer les murs des maisons, ceci 
soit dit en passant. Une fois dans le jardin du couvent, 
vous direz à voix basse à tout homme qui se présentera : 
Retirez-vous; vous tuerez à coups de dague tout ce qui 
n obéira pas à l'instant. Je monterai dans le couvent par 
la petite porte du jardin avec ceux d'entre vous qui se- 
ront près de moi, trois minutes plus tard je descendrai 
avec une ou deux femmes^que nous porterons sur nos 
bras, sans leur permettre de marcher. Aussitôt nous sor- 



L'ABBESSE DE CASTRO. SJ 

tirons rapidement du couvent et de la ville. Je laisserai 
deux de vous près de la porte, ils tireront une vingtaine 
de coups d'arquebuse, de minute en minute, pour ef- 
frayer les bourgeois et les tenir à distance. 
Jules répéta deux fois cette explication. 

— Avez-vous bien compris? dit^il à ses gens. Il fera 
nuit sous ce vestibule ; à droite le jardin, à.gaucbe la 
cour; il ne faudra pas se tromper. 

— Comptez sur nous ! s'écrièrent les soldats. 

Puis ils allèrent boire ; le caporal ne les suivit point, et 
demanda la permission de parler au capitaine. 

— Rien de plus simple, lui dit-il, que le projet de 
Votre Seigneurie. J'ai déjà forcé deux couvents en ma vie, 
celui-ci sera le troisième; mais nous sommes trop peu 
de monde. Si Tennemi nous oblige à détruire le mur 
qui soutient les gonds de la seconde porte, il faut songer 
que les bravi de la caserne ne resteront pas oisifs durant 
cette longue opération; ils vous tueront sept à huit bom- 
n^s à coups d^ arquebuse, et alors on peut nous enlever 
la femme au retour. C'est ce qui nous est arrivé dans un 
couvent près de Bologne : on nous tua cinq hommes, 
nous en tuâmes huit; mais le capitaine n'eut pas la 
femme. Je propose à Votre Seigneurie deux choses : je 
connais quatre paysans des..environs de cette auberge où 
nous sommes, qui ont servi bravement sous Sciarra, et 
qâi pour un sequin se battront toute la nuit comme des 
lions. Peut-être ils voleront quelque argenterie du cou- 
vent; peu vous importe, le péché est pour eux,- vous, 
vous les^oldez pour avoir une femme, voilà tout. Ma se- 



DO ŒUVRKS DK STKNDIIAL. 

ronde proposition est ceci : Ugone est un garçon instruit 
et fort ndroit ; il était médecin quand il tua son beau- 
frère, et prit la machia (la forêt). Vous pouvez l'envoyer, 
une heure avant la nuit, à la porte du couvent; il de- 
mandera du service, et fera si bien, qu*on l'admettra 
dans le corps de garde ; il fera boire les domestiques des 
nonnes; de plus, il est bien capable de mouiller la corde 
à feu de leurs arquebuses. 

Par malheur, Jules accepta la proposition du caporal. 
Comme celui-ci s'en alfait, il ajouta : 

— Nous allons attaquer un couvent, il y a exconimu 
nication majeure, et, de plus, ce couvent est sous la 
protection immédiate de la Madone... 

— Je vous entends! s'écria Jules comme réveillé par 
ce mot. Restez avec moi. 

Le caporal ferma la porte et revint dire le chapelet 
avec Jules. Cette prière dura une grande heure. A la nuit, 
on se remit en marche. 

Comme minuit sonnait, Jules, qui était entré seul dans 
Castro sur les onze heures, revint prendre ses gens hors 
de la porte. 11 entra avec ses huit soldats, auxquels s'é- 
taient joints trois paysans bien armés, il les réunit aux 
cinq soldats qu'il avait dans la ville, et se trouva ainsi 
à la tète de Seize hommes déterminés; deux étaient dé- 
guisés en domestiques, ils avaient pris une grande blouse 
de toile noire pour cacher leurs giacco (cottes de mailles), 
et leurs bonnets n'avaient pas de plumes. 

A minuit et demi, Jules, qui avait pris pour lui le 
rôle de courrier, arriva au galop à la porte du couvent» 



I/ABBESSE DE CASTRO. m 

faisant grand bruit et criant qu'on ouvrît sans délai à un 
courrier envoyé par le cardinal. Il vit avec plaisir que 
les soldats qui lui répondaient par la petite fenêtre, à 
côté de la première porte, étaient plus qu*à demi ivres. 
Suivant l'usage, il donna son nom sur un morceau de pa- 
pier ; un soldat alla porter ce nom à la tourière, qui avait 
la clef de la seconde pDrte, et devait réveiller Tabbesse 
dans les grandes occasions. La réponse se IH attendre 
trois mortels quarts d'heure ; pendant ce temps, Jules eut 
beaucoup de peine à maintenir sa troupe dans le silence : 
quelques bourgeois commençaient même à ouvrir timide- 
ment leurs fenêtres, lorsqu'enfin arriva la réponse favo* 
rable de Tabbesse. Jules entra dans le corps de garde, au 
moyen d'une échelle de cinq ou six pieds de longueur, 
qu'on lui tendit de la petite fenêtre, lesJ^rat^i du couvent 
ne voulant pas se donner la peine d'ouvrir la grande 
porte, il monta, suivi des deux soldats déguisés en do- 
mestiques. En sautant de la fenêtre dans le corps de 
garde, il rencontra les yeux d'Ugone; tout le corps de 
garde était ivre, grâce à ses soins. Jules dit au chef que 
trois domestiques de la maison Gampireali, qu'il avait 
fait armer comme des soldats pour lui servir d'^corte 
pendant sa route, avaient trouvé de bonne eau-de-vie à 
acheter, et demandaient à monter pour ne pas s'ennuyer 
tout seuls sur la place ; ce qui fut accordé à l'unanimité. 
Pour lui, accompagné de ses deux hommes, il descendit 
par l'escalier qui, du corps de garde, conduisait dans le 
passage. 

— Tâche d'ouvrir la grande porte, dit-il àllgone. 



Ci ŒUVRES DE STENDHAL. 

Lui-même arriva fort paisiblement à la porte do fer. 
Là, il trouva la bonne tourière, qui lui dit que, comme 
il était minuit passé, s*il entrait dans le couvent, Tabbesse 
serait obligée d*en écrire à Tévêque ; c'est pourquoi elle 
le faisait prier de remettre ses dépêches à une petitesœur 
que l'abbesse avait envoyée pour les prendre. A quoi 
Jules répondit que, dans le désordre qui avait accompa- 
gné Tagonie imprévue du seigneur de Campireali, il n Sa- 
vait qu'une simple lettre de créance écrite par le méde- 
cin, et qu'il devait donner tous les détails de vive voix à 
la femme du malade et à sa fille, si ces dames étaient 
encore dans le couvent, et, dans tous les cas, à madame 
Tabbesse. La tourière alla porter ce message. Il ne restait 
auprès de la porte que la jeune sœur envoyée par Tab- 
besse. Jules, en causant et jouant avec elle, passa les 
mains à travers les gros barreaux de fer de la porte, et, 
tout en riant, il essaya de Touvrir. La sœur, qui était 
fort timide, eut peur et prit fort mal la plaisanterie; 
alors Jules, qui voyait qu'un temps considérable se pas- 
sait, eut rimprudence de lui offrir une poignée de se- 
quins en la priant de lui ouvrir, ajoutant qu'il était trop 
fatigué pour attendre. Il voyait bien qu'il faisait une 
sottise, dit l'historien : c'était avec le fer et non avec de 
l'or qu'il fallait agir, mais il ne s'en sentit pas le cœur : 
rien de plus facile que de saisir la sœur, elle n'était pa*; 
à un pied de lui de l'autre côté de la porte. Â l'offre des 
sequins, cette jeune fille prit Talarme. Elle a dit depuis 
qu'à la façon dont Jules lui parlait, elle avait bien com- 
pris que ce n'était pas un simple courrier : c'est l'a- 



L'ABBESSK DE CASTRO. îC 

moureux d'une de nos religieuses, pensa-t-elle, qui vient 
pour avoir un rendez- vous, et elle ét^it dévote. Saisie 
d'horreur, elle se mit à agiter de toutes ses forces la 
corde d'une petite cloche qui était dans la grande cour, 
et qui fit aussitôt un tapage à réveiller les morts. 

— La guerre commence, dit Jules à ses gens, garde à 
vons! 

Il prit sa clef, et, passant le bras à travers les barreaux 
de fer, ouvrit la porte, au grand désespoir de la jeune 
sœur, qui tomba à genoux et se mit à réciter des Ave 
Maria en criant au sacrilège Encore à ce moment, Jules 
devait faire taire la jeune fille, il n'en eut pasJe courage : 
an de ses gens la saisit et lui mit la main sur la bouche. 

Au même instant, Jules entendit un coup d'arquebuse 
dans le passage, derrière lui. Ugone avait ouvert la 
grande porte ; le restant des soldats entrait sans bruit, 
lorsqu'un des bravi de garde, moins ivre que les autres, 
s'approcha d'une des fenêtres grillées, et, dans son éton- 
nement de voir tant de gens dans le passage, leur défen- 
dit d'avancer en jurant. Il fallait ne pas répondre et 
continuer à marcher vers la porte de fer ; c'est ce que 
firent les premiers soldats; mais celui qui marchait le 
dernier de tous, et qui était un des paysans recrutés dans 
l'après-midi, tira un coup de pistolet à ce domestique du 
couvent qui parlait par la fenêtre, et le tua. Ce coup de 
pistolet, au milieu de la nuit, et les cris des ivrognes en 
voyant tomber leur camarade, réveillèrent les soldats 
du couvent qui passaient cette nuit-là dans leurs lits, et 
n'avaient pas pu goûter du vin d'Ugone. Huit ou dix des 



94 ŒlIVUES DE STKNBHAI.. 

bravi du couvent sautèrent dans le passage à demi-nus, 
et se mirent à attaquer vertement les soldats de Branci- 
forte. 

Comme nous Tavons dit, ce bruit commença au mo- 
ment où Jules venait d'ouvrir la porte de fer. Suivis de 
ses deux soldats, il se précipita dans le jardin, courant 
vers la petite porte de Tescalier des pensionnaires ; maïs 
il fut accueilli par cinq ou six coups de pistolet. Ses 
deux soldats tombèrent, lui eut une balte dans le bras 
droit. Ces coups de pistolet avaient été tirés par les gens 
de la signera de Campireali, qui, d'après ses ordres, pas- 
saient la nuit dans le jardin, à ce autorisés par une per- 
mission qu'elle avait obtenue de l'évêque. Jules courut 
seul vers la petite porte, de lui si bien connue, qui, du 
jardin, communiquait à l'escalier des pensionnaires. Il 
fit tout au monde pour 1 ébranler, mais elle était solide- 
ment fermée. 11 chercha ses gens, qui n'eurent garde de 
répondre, ils mouraient; il rencontra dans l'obscurité 
profonde trois domestiques de Campireali contre lesquels 
il se défendit à coups de dague. 

11 courut sous le vestibule, vers la porte de fer, pour 
appeler ses soldats; il trouva celte porte fermée : les deux 
bras de fer si lourds avaient été mis en place et cadenas- 
sés par les vieux jardiniers qu'avait réveillés la cloche de 
la petite sœur. 

— Je suis coupé, se dit Jules. 

Il le dit à ses hommes; ce fut en vain qu'il essaya de 
forcer un dos cadenas avec son épée : s'il eût réussi, il 
enlevait un des bras de fer et ouvrait un des ventaux de 



L'ARBKSSK I)K CASTRO. nTy 

la porte. Son épée se cassa dans l'anneau du cadenas ; au 
même instant il fut blessé à l'épaule par un des domesti- 
ques venus du jardin ; il se retourna, et, acculé contre la 
porte de fer, il se sentit attaqué par plusieurs hommes. 
11 se défendait avec sa dague; par bonheur, comme 
l'obscurité était complète, presque tous les coups d'épée 
portaient dans sa cotte de mailles. Il fut blessé dou- 
loureusement au genou ; il s'élança sur un des hommes 
qui s'était trop fendu pour lui porter ce coup d'épée, il le 
tua d'un coup de dague dans la figure, et eut le bonheur 
de s'emparer de son épée. Alors il se crut sauvé ; il se 
plaça au côté gauche de la porte, du côté de la cour. Ses 
gens qui étaient accourus tirèrent cinq ou six coups de 
pistolet à travers les barreaux de fer de la porte et firent 
fuir les domestiques. On n'y voyait sous ce vestibule qu'à 
la clarté produite par les coups de pistolet. 

— Ne tirez pas de mon côté ! criait Jules à ses gens. 

— Vous voilà pris comme dans une souricière, lui dit 
le caporal d'un grand sang-froid, parlant à travers les 
barreaux ; nous avons trois hommes tués. Nous allons 
démolir le jambage de la porte du côté opposé à celui où 
vous êtes ; ne vous approchez pas, les balles vont tom- 
ber sur nous; il paraît qu'il y a des ennemis dans le 
jardin ? 

— Les coquins de domestiques de Campireali, dit 
Jules. 

Il parlait encore au caporal, lorsque des coups de pis- 
tolet, dirigés sur le bruit et venant de la partie du vesti- 
bule qui conduisait au jardin, furent tirés sur eux. Jules 



9H ŒUVRES DE STENDHAL. 

se réfugia dans la loge de la tourière, qui était à gauche 
en entrant ; à sa grande joie, il y trouva une lampe pres- 
que imperceptible qui brûlait devant l'image de la Ma- 
done ; il la prit avec beaucoup de précautions pour ne pas 
l'éteindre ; il s*aperçut avec chagrin qu'il tremblait. U 
regarda sa blessure au genou, qui le faisait beaucoup 
souffrir; le sang coulait en abondance. 

En jetant les yeux autour de lui, il fut bien surpris de 
reconnaître, dans une femme qui était évanouie sur un 
fauteuil de bois, la petite Harietta, la camériste de con- 
flance d'Hélène; il la secoua vivement. 

— Eh quoi ! seigneur Jules, s'écria-t-elle en pleurant, 
est-ce que vous voulez tuer la Marietta, votre amie? 

— Bien loin de là ; dis à Hélène que je lui demande 
pardon d'avoir troublé son repos et qu'elle se souvienne 
de VAve Maria du Honte Cavi. Voici un bouquet que j'ai 
cueilli dans son jardin d'Albano ; mais il est un peu taché 
de sang; lave-le avant de le lui donner. 

A ce moment, il entendit une décharge de coups d'ar- 
quebuse dans le passage ; les bravi des religieuses atta- 
quaient ses gens. 

— Dis-moi donc où est la clef de la petite porte? dit-il 
à la Harietta. 

— Je ne la vois pas ; mais voici les clefs des cadenas 
des bras de fer qui maintiennent la grande porte. Vous 
pourrez sortir. 

Jules prit les clefs et s'élança hors de la loge. 

— Ne travaillez plus à démolir la muraille, dit-il à ses 
soldats, j'ai enfin la clef de la porte. 



I/ABBESSE Dfc GASTKU. 97 

Il y eut un moment de silence complet, pendant qu'il 
essayait d'ouvrir un cadenas avec Tune des petites clefs ; 
il s'était trompé de clef, il pritTautre; enfin, il ouvrit le 
cadenas; mais, au moment où il soulevait le bras de fer, 
il reçut presque à bout portant un coup de pistolet dans 
le bras droit. Aussitôt il sentit que ce bras lui refusait le 
service. 

— Soulevez le valet de fer, cria-t-il à ses gens. 
11 n'avait pas besoin de le leur dire. 

A la clarté du coup de pistolet, ils avaient vu l'extré- 
mité recourbée du bras de fer à moitié hors de l'anneau 
attaché à la porte. Aussitôt trois ou quatre mains vigou- 
reuses soulevèrent le bras de fer; lorsque son extrémité 
fut hors de l'anneau, on le laissa tomber. Alors on put 
entr'ouvrir l'un des battants delà porte; le caporal entra, 
et dit à Jules en parlant fort bas : 

— U n*y a plus rien à faire, nous ne sommes plus que 
trois ou quatre sans blessures, cinq sont morts. 

— J'ai perdu du sang, reprit Jules, je sens que je vais 
m'évanouir; dites leur de m'emporter. 

Comme Jules parlait au brave caporal, les soldats du 
corps de garde tirèrent encore trois ou quatre coups d'ar- 
quebuse, et le caporal tomba mort. Par bonheur, l^one 
avait entendu l'ordre donné par Jules, il appela par leurs 
noms deux soldats qui enlevèrent le capitaine. Comme il 
ne s'évanouissait point, il leur ordonna de le porter au 
fond du jardin, à la petite porte. Cet ordre fit jurer les 
soldats; ils obéirent toutefois. 

— Cent sequins à qui ouvre cette porte! s'écria Jules. 



98 ŒUVHËS Dé STENDHAL. 

Mais elle résista aux efforts de trois hommes furieux. 
Un des vieux jardiniers, établi à une fenêtre du second 
étage, leur tirait force coups de pistolet, qui servaient à 
éclairer leur marche. 

Après les efforts inutiles contre la porte, Jules s*éva- 
nouit tout à fait ; Ugone dit aux soldats d'emporter le 
capitaine au plus vite. Pour lui, il entra dans la loge de 
la sœur tourière, il jeta à h porte la petite Marietta, en 
lui ordonnant d'une voix terrible de se sauver et de ne 
jamais dire qui elle avait reconnu. Il tira la paille du lit, 
cassa quelques chaises et mit le feu à la chambre. Quand 
il vit le feu bien allumé, il se sauva à toutes jambes, au 
milieu des coups d'arquebuse tirés par les bravi du cou- 
vent. 

Ce ne fut qu*à plus de cent cinquante pas de la Visi- 
tation qu'il trouva le capitaine, entièrement évanoui, 
qu'on emportait à toute course. Quelques minutes après 
on était hors de la ville, Ugone fit faire halte : il n'avait 
plus que quatre soldats avec lui ; il en renvoya deux dans 
la ville, avec l'ordre de tirer des coups d'arquebuse de 
cinq minutes en cinq minutes. 

— Tâchez de retrouver vos camarades blessés, leur 
dit-il, sortez de la ville avant le jour ; nous allons suivre 
le sentier de la Croce Rosaa. Si vous pouvez mettre le feu 
quelque part, n\v manquez pas. 

Lorsque Jules reprit connaissance, Ton se trouvait à 
trois lieues de la ville, et le soleil était déjà fort élevé sur 
riiorizon. Ugone lui lit son rapport. 

— Votre troupe ne se compose plus que de cinq hom- 



L'ABiiKSSE DE CASTRO. OU 

nies, dont trois blessés. Deux paysans qui ont survécu 
ont reçu deux sequins de gratification chacun et se sont 
enfuis; j'ai envoyé les deux hommes non blessés au bourg 
voisin chercher un chirurgien. 

Le chirurgien, vieillard tout tremblant, arriva bien- 
tôt monté sur un âne magnifique; il avait fallu le me- 
nacer de mettre le feu à sa maison pour le décider à 
marcher. On eut besoin de lui faire boire de Teau-de- 
vie pour le mettre en état d'agir, tant sa peur était grande. 
Enfin il se mit à l'œuvre; il dit à Jules que ses blessures 
n'étaient d'aucune conséquence. 

— Celle du genou n*est pas dangereuse, ajouta-t-il ; 
mais elle vous fera boiter toute la vie, si vous ne gardez 
pas un repos absolu pendant quinze jours ou trois se- 
maines. 

Le chirurgien pansa les soldats blessés. Ugone fit 
un signe de l'oeil à Jules; on donna deux sequins au chi- 
rurgien, qui se confondit en actions de grâces ; puis, sous 
prétexte de le remercier, on lui fit boire une telle quan- 
tité d*eau-de-vie, qu*il finit par s'endormir profondément. 
C'était ce qu'on voulait. On le transporta dans un champ 
voisiil, on enveloppa quatre sequins dans un morceau 
de papier que Ton mit dans sa poche : c'était le prix de 
son âne, sur lequel on plaça Jules et l'un des soldats 
blessé à la jambe! On alla passer le moment de la grande 
chaleur dans une ruine antique au bord d'un étang; on 
marcha toute la nuit en évitant les villages, fort peu 
nombreux sur cette route, et enfin le surlendemain, au 
lever du soleil, Jules, porté par ses hommes» se réveilla 



tOO ŒUVRES DE STENDHAL. 

au centre do la forêt de la Faggiola, dans la cabane dé 
charbonnier qui était son quartier g4néral. 



VI 



Le lendemain du combat, les religieuses de la Visita- 
tion trouvèrent avec horreur neuf cadavres dans leur 
jardin et dans le passage qui conduisait de la porte exté- 
rieure à la porte en barreaux de fer; huit de leurs bravi 
étaient blessés. Jamais on n'avait eu une telle peur au 
couvent : parfois on avait bien entendu des coups d'ar- 
quebuse tirés sur la place, mais jamais cette quantité de 
coups de feu tires dans le jardin, au centre des bâtiments 
et sous les fenêtres des religieuses. L'affaire avait bien 
duré une heure et demie, et, pendant ce temps, le dés- 
ordre avait été à son comble dans Fintérieur du couvent. 
Si Jules Branciforte avait eu la moindre intelligence avec 
quelqu'une des religieuses ou des pensionnaires, il eût 
réussi : il suffisait qu'on lui ouvrit Tune des nombreuses 
portes qui donnent sur le jardin ; mais, transporté d'in- 
dignation et de colère contre ce qu'il appelait le parjure 
de la jeune Hélène, Jules voulait tout emporter de vive 
force. Il eût cru manquer à ce qu'il se devait s'il eût 
confié son dessein à quelqu'un qui pût le redire à Hélène. 
Un seul mot, cependant, à la petite Marietta eût suffi pour 
ie succès : elle eût onvert Tune des portes donnant sur le 
jardin, et un seul homme paraissant dans les dortoirs du 



L'ÂUBlâSSE DE CASTRO. )0i 

couveirl, avec ce terrible accompagnement de coups d'ar- 
quebuse entendu au dehors, eût été obéi à la lettre. Au 
premier coup de feu, Hélène avait tremblé pour les jours 
de son amant, et n'avait plus songé qu'a s'enfuir avec 
lui. 

Gomment peindre son désespoir lorsque la petite Ma- 
rietta lui parla de Teffroyable blessure que Jules avait 
reçue au genou et dont elle avait vu couler le sang en 
abondance? Hélène délestait sa lâcheté et sa pusillani- 
mité: 

— J'ai eu la faiblesse de dire un mot à ma mère, et le 
sang de Jules a coulé; il pouvait perdre la vie dans cet 
assaut sublime où son courage a tout fait. 

Les bravi admis au parloir avaient dit aux religieuses, 
avides de les écouter, que de leur vie ils n'avaient été 
témoins d'une bravoure comparable à celle du jeune 
homme habillé en courrier qui dirigeait les efforts des 
brigands. SI toutes écoutaient ces récits avec le plus vif 
intérêt, on peut juger de l'extrême passion avec laquelle 
Hélène demandait à ces bravi des détails sur le jeune 
chef des brigands. À la suite des longs récits qu'elle se 
lit faire par eux et par les vieux jardiniers, témoins fort 
impartiaux, il lui sembla qu'elle n'aimait plus du tout 
sa mère. H y eut môme un moment de dialogue fort vif 
entre ces personnes qui s'aimaient si tendrement la veille 
du combat; la signora de Campireali fut choquée des 
taches de sang qu'elle apercevait sur les (leurs d'un cer- 
tain bouquet dont Hélène ne se séparait plus un seul 
instant. 





iO-2 ŒUVRES DE blENDHAL. 

— 11 faut jeter ces fleurs souillées de sang. 

— C'est moi qui ai fait verser ce sang généreux, et il 
a coulé parce que j^ai eu la faiblesse de vous dire un mot. 

— Vous aimez encore l'assassin de votre frère? 

— J'aime mon époux, qui, pour mon éternel malheur, 
a été attaqué par mon frère. 

Après ces mots, il n'y eut plus une seule parole échan- 
gée entre la signera de Gampireali et sa fille pendant les 
trois journées que la signora passa encore au couvent. 

Le lendemain de son départ, Hélène réussit à s'é- 
chapper, profitant de la confusion qui régnait aux deux 
portes du couvent par suite de la présence d'un grand 
nombre de maçons qu'on avait introduits dans le jardin 
et qui travaillaient à y élever de nouvelles fortifications. 
La petite î'arietta et elle s'étaient déguisées en ouvriers. 
Mais les bourgeois faisaient une garde sévère aux portes 
de la ville. L'embarras d'Hélène fut assez grand pour 
sortir. Enfin, ce même petit marchand qui lui avait fait 
parvenir les lettres de Branciforte consentit à la faire 
passer poursa fille et à l'accompagner jusque dans Âlbano. 
Hélène y trouva une cachette chez sa nourrice, que ses 
bienfaits avaient mise à même d'ouvrir une petite bou« 
tique. A peine arrivée, elle écrivit à Branciforte, et la 
nourrice trouva, non sans de grandes peines, un homme 
qui voulut bien se hasarder à s'enfoncer dans la forêt de 
la Faggiola, sans avoir le mot d'ordre des soldats de 
Golonua. 

Le messager envoyé par Hélène revint au bout de trois 
jours, tout effaré; d'abord, il lui avait été impossible de 



L'ABKESSE DK CASTRO. 103 

trouver Branciforte, et les questions qu'il ne cessait de 
faire sur le compte du jeune capitaine ayant fini par le 
rendre suspect, il avait été obligé de prendre la fuite. 

— Il n'en faut point douter, le pauvre Jules est mort, 
se dit Hélène, et c'est moi qui l'ai tué! Telle devait être 
la conséquence de ma misérable faiblesse et de ma pu- 
sillanimité; il aurait dû aimer une femme forte, la fille 
de quelqu'un des capitaines du prince Golonna. 

La nourrice crut qu'Hélène allait mourir. Elle monta 
au couvent des capucins, voisin du chemin taillé dans le 
roc, où jadis Fabio et son père avaient rencontré les deux 
amants au milieu de la nuit. La nourrice parla long* 
temps à son confesseur, et, sous le secret du sacrement, 
lui avoua que la jeune Hélène de Gampireali voulait al- 
ler rejoindre Jules Branciforte, son époux, et qu'elle était 
disposée à placer dans l'église du couvent une lampe 
d'argent de la valeur de cent piastres espagnoles. 

— Cent piastres! répondit le moine irrité. Et que de- 
viendra notre couvent, si nous encourons la haine du 
seigneur de Gampireali? Ce n'est pas cent piastres, mais 
bien mille, qu'il nous a données pour être allés relever 
le corps de son fils sur le champ de bataille des Ciampi, 
sans compter la cire. 

H faut dire en l'honneur du couvent que deux moines 
âgés, ayant eu connaissance de la position exacte de la 
jeune Hélène, descendirent dans Âlbano, et Tallèrent 
voir dans l'intention d'abord de l'amener de gré ou de 
force à prendre son logement dans le palais de sa fa- 
mille : ils savaient qu'ils seraient richement récompen-* 



104 ŒUVRES DE STENDHAL. 

ses par la signora de Campireali. Tout Albano était 
rempli du bruit de la fuite d'Hélène et du récit des ma- 
gnifiques promesses faites par sa mère à ceux, qui pour- 
raient lui donner des nouvelles de sa fille. Hais les deux 
moines furent tellement touchés du désespoir de la 
pauvre Hélène, qui croyait Jules Branciforte mort, que, 
bien loin de la trahir en indiquant à sa mère le lieu où 
elle s*était retirée, ils consentirent à lui servir d'escorte 
jusqu'à la forteresse de la Petrella. Hélène et Marietta, 
toujours déguisées en ouvriers, se rendirent à pied et de 
nuit à une certaine fontaine située dans la forêt de la 
Faggiola, à une lieue d'Albano. Les moines y avaient 
fait conduire des mulets, et, quand le jour fut venu, Ton 
se mit en route pour la Petrella. Les moines, que Ton 
savait protégés par le prince, étaient salués avec respect 
par les soldats qu'ils rencontraient dans la forêt; mais il 
n'en fut pas de même des deux petits hommes qui les 
accompagnaient : les soldats les regardaient d'abord d'un 
œil fort sévère et s'approchaient d'eux, puis éclataient 
de rire et faisaient compliment aux moines sur les grâces 
de leurs muletiers. 

— Taisez-vous, impies, et croyez que tout se fait par 
ordre du prince Colonna, répondaient les moines en 
cheminant. 

Hais la pauvre Hélène avait du malheur; le prince 
était absent de la Petrella, et quand, trois jours après, i\ 
son retour, il lui accorda enfin une audience, il se mon^ 
tra très-dur. 

— Pourquoi venez-vous ici, mademoiselle? Que signi- 



L'ABBESSE DE CASTRO. 405 

fie cette démarche mal avisée? Vos bavardages de femme 
ont fait périr sept hommes des plus braves qui fussent en 
Italie, et c'est ce qu'aucun homme sensé ne vous par- 
donnera jamais. En ce monde, il faut vouloir ou ne pas 
vouloir. C'est sans doute aussi par suite de nouveaux 
bavardages que Jules Branciforte vient d'être déclaré sa- 
mlége et condamné à être tenaillé pendant deux heures 
avec des tenailles rou{<ies au feu, et ensuite brûlé comme 
un juif, lui, un des meilleurs chrétiens que je connaisse! 
Comment eût-on pu, sans quelque bavardage infâme de 
votre part, inventer ce mensonge horrible, savoir que 
Jules Branciforte était a Castro le jour de Tattaque du 
couvent? Tous mes hommes vous diront que ce jour-là 
même on le voyait ici à la Petrella, et que, sur le soir, 
je renvoyai à Velletri. 

— Mais est-il vivant? s'écriait pour la dixième fois la 
jeune Hélène fondant en larmes. 

— Il est mort pour vous, reprit le prince, vous ne le 
reverrez jamais. Je vous conseille de retourner à votre 
couvent de Castro; tachez de ne plus commettre d'indis- 
crétions, et je vous ordonne de quitter la Petrella d'ici à 
une heure. Surtout ne racontez à personne que vous 
m'avez vu, ou je saurai vous punir. 

La pauvre Hélène eut Tâme navrée d'un pareil accueil 
de la part de ce fameux prince Colonna pour lequel 
Jules avait tant de respect, et qu'elle aimait parce qu*il 
l'aimait. 

Quoi qu'en voulût dire le prince Colonna, cette dé- 
marche d'Hélène n'était point malavisée. Si elle fût ve- 

6. 



106 ŒUVRES DE STENDHAL. 

nue trois jours plus tôt à la Petrella, elle y eût trouvé 
Jules Branoiforle; sa blessure au genou le mettait hors 
(l*ëlat de marcher, et le prince le faisait transporter au 
gros bourg d'Avezzano, dans le royaume de Naples. A la 
première nouvelle du terrible arrêt acheté contre Brancî- 
forte par le seigneur de Campireali, et qui le déclarait 
sacrilège et violateur de couvent, le prince avait vu que, 
dans le cas où il s'agirait de protéger Branciforte, il ne 
pouvait plus compter sur les trois quarts de seslommes. 
Ceci était un péché contre la Madone, à la protection de 
laquelle chacun de ces brigands croyait avoir des droits 
particuliers. S'il se fût trouvé un barigel à Rome assez 
osé pour venir arrêter Jules Branciforte au milieu de la 
forêt de la Faggiola, il aurait pu réussir. 

En arrivant à Avezzano, Jules s'appelait Fontana, et 
les gens qui le transportaient furent discrets. A leur re- 
tour à la Petrella, ils annoncèrent avec douleur que Jules 
était mort en route, et de ce moment chacun des soldats 
du prince sut qu'il y avait un coup de poignard dans le 
cœur pour qui prononcerait ce nom fatal. 

Ce fut donc en vain qu'Hélène, de retour dans Albano, 
écrivit lettres sur lettres, et dépensa, pour les faire por- 
ter à Branciforte, tous les sequins qu'elle avait. Les deux 
moines âgés, qui étaient devenus ses amis, car l'extrême 
beauté, dit le chroniqueur de Florence, ne laisse pas 
d'avoir quelque empire, môme sur les cœurs endurcis 
par ce que Fégoïsme et l'hypocrisie ont de plus bas ; les 
deux moines, disons-nous, avertirent la pauvre jeune 
fille que c'était en vain qu'elle cherchait à faire parvenir 



r/ABBESSE DE CASTRO. 107 

un mol à Branciforte : ColoDua avait déclaré qu'il était 
mort, et certes Jules ne reparaîtrait au monde que quand 
le prince le voudrait. La nourrice d'Hélène lui annonça 
en pleurant que sa mère venait enfin de découvrir sa re- 
traite, et que les ordres les plus sévères étaient donnés 
pour qu'elle fût transportée de vive force au palais Cam- 
pireali, dans Albano. Hélène comprit qu'une fois dans 
ce palais sa prison pouvait être d'une sévérité sans bor- 
nes, et que Ton parviendrait à lui interdire absolument 
toutes communications avec le dehors, tandis qu'au cou- 
vent de Castro elle aurait, pour recevoir et envoyer des 
lettres, les mêmes facilités que toutes les religieuses. 
D'ailleurs, et ce fut ce qui la détermina, c'était dans le 
jardin de ce couvent que Jules avait répandu son sang 
pour elle : elle pourrait revoir ce fauteuil de bois de la 
tourière, où il s'était placé un moment pour regarder sa 
blessure au genou; c'était là qu'il avait donné à Marietta 
ce bouquet taché de sang qui ne la quittait plus. Elle re- 
vint donc tristement au couvent de Castro, et l'on pour- 
rait terminer ici son histoire : ce serait bien pour elle, 
et peut-être aussi pour le lecteur. Nous allons, en effet, 
assister à la longue dégradation d'une âme noble et gé- 
néreuse. Les mesures prudentes et les mensonges de la 
civilisation, qui désormais vont l'obséder de toutes parts, 
remplaceront les mouvements sincères des passions 
énergiques et naturelles. Le chroniqueur romain fait ici 
une réflexion pleine de naïveté : parce qu'une femme se 
donne la peine de faire une belle fille, elle croit avoir le 
talent qu'il faut pour diriger sa vie, et, parce que. lors- 



108 ŒUVRES DE STENDHAL. 

qu'elle avait six. ans, elle loi disait avec raison : Made- 
moiselle, redressez votre collerette, lorsque cette fille a 
dix-huit ans et elle cinquante, lorsque cette fille a au- 
tant et plus d'esprit que sa mère, celle-1oi, emportée par 
la manie de régner, se croit le droit de diriger sa vie et 
même d'employer le mensonge. Nous verrons que c'est 
Victoire Carafa, la mère d'Hélène, qui, par une suite de 
movensadroitsetfortsavammentcombinés, amena la mort 
cruelle de sa fille si chérie, après avoir fait son malheur 
pendant douze ans, triste résultât de la manie de régner. 
Avant de mourir, le seigneur de Campireali avait eu 
la joie de voir publier dans Rome la sentence qui con- 
damnait Branciforte à être tenaillé pendant deux heures 
avec des fers rouges dans les principaux carrefours de 
Rome, à cHre ensuite brûlé à petit feu, et ses cendres je- 
tées dans le Tibre. Les fresques du cloître de SainteMa- 
rie-Nouvelle, à Florence, montrent encore aujourd'hui 
comment on exécutait ces sentences cruelles envers les 
sacrilèges. En général, il fallait un grand nombre de 
gardes pour empêcher le peuple indigné de remplacer 
les bourreaux dans leur office. Chacun se croj^ait ami 
intime de la Madone. Le seigneur de Campireali s'était 
encore fait lire cette sentence peu de moments avant sa 
mort, et avait donné à l'avocat qui l'avait procurée sa 
belle terre située entre Albano et la mer. Cet avocat n'é- 
tait point sans mérite. Branciforte étaitcondamné à cesup- 
plicc atroce, et cependant aucun témoin n'avait dit l'avoir 
reconnu sous les habits de ce jeune homme déguisé en 
courrier, qui semblait diriger avec tant d'autorité les 



l/ABBESSE DE CASTRO. 109 

mouvements des assaillants. La magnificence de ce don 
mit en émoi tous les intrigants de Rome. Il y avait alors 
à Ja cour un certain fratone (moine), homme profond et 
capable de tout, même de forcer le pape à lui donner le 
chapeau ; il prenait soin des affaires du prince Golonna, 
et ce client terrible lui valait beaucoup de considération. 
Lorsque la signera de Campireali vit sa fille de retour à 
Castro, elle fit appeler ce fratone. 

— Votre révérence sera magnifiquement récompensée, 
si elle veut bien aidera la réussite de l'affaire fort simple 
que je vais lui expliquer. D*ici à peu de jours, la sentence 
qui condamne Jules Branciforte à un supplice terrible va 
être publiée et rendue exécutoire aussi dans le royaume 
de Naples. J'engage votre révérence à lire cette lettre du 
vice-roi, un peu mon parent, qui daigne m'annoncer 
cette nouvelle. Dans quel pays Branciforte pourra-t-il 
chercher un asile? je ferai remettre cinquante mille 
piastres au prince avec prière de donner le tout ou par- 
tie à Jules Branciforte, sous la condition qu'il ira servir 
le roi d'Espagne, mon seigneur, contre les rebelles de 
Flandre. Le vice-roi donnera un brevet de capitaine à 
Branciforte, et, afin que la sentence de sacrilège, que 
j'espère bien aussi rendre exécutoire en Espagne, ne 
Tarréte point dans sa carrière, il portera le nom de ba- 
ron Lizzara ; c'est une petite terre que j'ai dans les 
Âbruzzes, et dont, à Taide de ventes simulées, je trou- 
verai moyen de lui faire passer la propriété. Je pense 
que votre révérence n'a jamais vu une mère traiter ainsi 
l'assassin de son fils. Avec cinq cents piastres, nous au- 



liO ŒUVRES DE STENDHAL. 

rions pu depuis longtemps nous débarrasser de cet être 
odieux; mais nous n'avons point voulu nous brouiller 
avec Colonna. Ainsi daignez lui faire remarquer que 
mon respect pour ses droits me coûte soixante ou quatre- 
vingt mille piastres. Je veuxn^entendre jamais parler de 
ce Branciforte, et sur le tout présentez mes respects au 
prince. 

Le fratone dit que sous trois jours il irait faire une 
promenade du côté d'Ostie, et la signora de Campireali 
lui remit une bague valant mille piastres. 

Quelques jours plus tard, le fratone reparut dans 
Rome, et dit à la signora de Campireali qu'il n'avait point 
donné connaissance de sa proposition- au prince; mais 
qu'avant un mois le jeune Branciforte serait embarqué 
pour Barcelone, où elle pourrait lui faire remettre par 
un des banquiers de cette ville la somme de cinquante 
mille piastres. 

Le prince trouva bien des difficultés auprès de Jules; 
quelffues dangers que désormais il dût courir en Italie, 
le jeune amant ne pouvait se déterminer à quitter ce 
pays. En vain le prince laissa-t-il entrevoir que la signora 
de Campireali pouvait mourir; en vain promit-il que 
dans tous les cas, au bout de trois ans, Jules pourrait re- 
venir voir son pays, Jules répandait des larmes, mais ne 
consentait point. Le prince fut obligé d'en venir à lui 
demander ce départ comme un service personnel; Jules 
ne put rien refuser à Tami de son père; mais, avant 
tout, il voulait prendre les ordres d'Hélène. Le prince 
daigna se charger d'une longue lettre ; et, bien plus, 



L'ABBbSSE DE CASTRO. 111 

permit à Jules de lui écrire de Flandre une fois tous les 
mois. Enfin, l'amant désespéré s'embarqua pour Barce- 
lone. Toutes ses lettres furent brûlées par le prince, qui 
ne voulait pas que Jules revint jamais en Italie. Nous 
avons oublié de dire que, quoique fort éloigné par carac- 
tère de toute fatuité, le prince s'était cru obligé de dire^ 
pour faire réussir la négociation, que c'était lui qui 
croyait convenable d'assurer une petite fortune de cin- 
quante mille piastres au fils unique d'un des plus fidèles 
serviteurs de la maison Colonna. 

La pauvre Hélène était traitée en princesse au couvent 
de Castro. La mort de son père l'avait mise en possession 
d'une fortune considérable, et il lui survint des héritages 
immenses. A l'occasion de la mort de son père, elle fit 
donner cinq aunes de drap noir à tous ceux des habitants 
de Castro ou des environs qui déclarèrent vouloir porter 
le deuil du seigneur de Campireali. Elle était encore 
dans les premiers jours de son grand deuil, lorsqu'une 
main parfaitement inconnue lui remit une lettre de Jules. 
Il serait difficile de peindre les transports avec lesquels 
cette lettre fut ouverte, non plus que la profonde tris- 
tesse qui en suivit la lecture. C'était pourtant bien l'écri- 
ture de Jules; elle fut examinée avec la plus sévère 
attention. La lettre parlait d'amour; mais quel amourj 
grand Dieul La signera de Campireali, qui av^it tant 
d'esprit, l'avait pourtant composée. Son dessein était de 
commencer la correspondance par sept à huit lettres d'a- 
mour passionné; elle voujait préparer ainsi les suivantes, 
où l'amour semblerait s'éteindre peu à peu. 



11:2 (EtVHES DE STENDHAL. 

Nous passerons rapidement sur dix années d'une vie 
malheureuse. Hélène se croyait tout à fait oubliée, et 
cependant avait refusé avec hauteur les hommages des 
jeunes seigneurs les pins distingué3 de Rome. Pourtant 
elle hésita un instant lorsqu'on lui parla du jeune Oc- 
tave Colonna, fils aîné du fameux Fabrice, qui jadis la- 
vait si mal reçue à laPetrelh. 11 lui semblait que, de- 
vant absolument prendre un mari pour donner un pro- 
tecteur aux terres qu'elle avait dans TËtat romain et dans 
le royaume de Naples, il lui serait moins odieux de por- 
ter le nom d'un homme que jadis Jules avait aimé. Si elle 
eût consenti à ce mariage, Hélène arrivait bien rapidement 
à la vérité sur Jules Branciforte. Le vieux prince Fabrice 
parlait souvent et avec transports des traits de bravoure 
surhumaine du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qui, 
tout à fait semblable aux héros des vieux romans, cher- 
chait à se distraire par de belles actions de Tamour mal- 
heureux qui le rendait insensible à tous les plaisirs. Il 
croyait Hélène mariée depuis longtemps ; la signera de 
Gampireali l'avait environné, lui aussi, de mensonges. 

Hélène s'était réconciliée à demi avec cette mère si ha- 
bile. Celle-ci, désirant passionnément la voir mariée, 
pria son ami, le vieux cardinal Santi-Quatro, protecteur 
de la Visitation, et qui allait à Castro, d'annoncer en 
confidence aux religieuses les plus âgées du couvent que 
son voyage avait été retardé par un acte de grâce. Le bon 
pape Grégoire XIU, mû de pitié pour Tàme d'un brigand 
nommé Jules Branciforte, qui autrefois avait tenté de 
violer leur monastère, avait voulu, en apprenant sa 



L'ABBESSE DE CASTRO. jiS 

mort, révoquer la sentence qui le déclarait sacrilège, 
bien convaincu que, sous le poids d'une telle condamna- 
tion, il ne pourrait jamais sortir du purgatoire, si toute- 
fois Branciforte, surpris au Mexique et massacré par des 
sauvages révoltés, avait eu le bonheur de n'aller qu'en 
purgatoire. Cette nouvelle mit en agitation tout le cou- 
vent de Castro ; elle parvint à Hélène, qui alors se livrait 
à toutes les folies de vanité que peut inspirer à une per- 
sonne profondément ennuyée la possession d'une grande 
fortune. A partir de ce moment, elle ne sortit plus de sa 
chambre. Il faut savoir que, pour arriver à pouvoir pla- 
cer sa chambre dans la petite loge de la portière où Jules 
s'était réfugié un instant dans la nuit du combat, elle 
avait fait reconstruire une moitié du couvent. Avec des 
peines infinies et ensuite un scandale fort difficile à apai- 
ser, elle avait réussi à découvrir et à prendre à son ser- 
vice les trois bravi employés par Branciforte et survivant 
encore aux cinq qui jadis échappèrent au combat de Cas- 
tro. Parmi eux se trouvait Ugone, maintenant vieux et 
criblé de blessures. La vue de ces trois hommes avait 
causé bien des murmures; mais enfin la crainte que le 
caractère altier d'Hélène inspirait à tout le couvent, 
l'avait emporté, et tous les jours on les voyait, revêtus de 
sa livrée, venir prendre ses ordres à la grille extérieure, 
et souvent répondre longuement à ses questions toujours 
sur le même sujet. 

Après les six mois de réclusion et de détachement pour 
toutes les choses du monde qui suivirent l'annonce de la 
mort de Jules, la première sensation qui réveilla cette 

7 



114 ŒUVRES DE STENDHAL. 

âme déjà brisée par ud malheur sans remède et uuloDg 
ennui fut une sensation de vanité. 

Depuis peu, l'abbesse était morte. Suivant Tusage^ le 
cardinal Santi-Quatro, qui était encore protecteur de la 
Visitation malgré son grand âge de quatre-vingt-douze 
ans» avait formé la liste des trois dames religieuses entre 
lesquelles le pape devait choisir une abbesse. Il fallait 
des motifs bien graves pour que Sa Sainteté lût les deux 
derniers noms de la liste, elle se contentait ordinaire- 
ment de passer un trait de plume sur ces noms, et la 
nomination était faite. 

Un jour, Hélène était à la fenêtre de l'ancienne loge 
de la tourière, qui était devenue maintenant Textrémité 
de Taile des nouveaux bâtiments construits par ses or- 
dres. Cette lenétre n'était pas élevée de plus de deux 
pifids au-des3U8 du passage arrosé jadis du sang de Jules 
et qui maintenant faisait partie du jardin. Hélène avait 
les yeux profondément fixés sur la terre. Les trois dames 
que l'on savait depuis quelques heures être portées sur 
la liste du cardinal pour succéder à la défunte abbesse 
vinrent à passer devant la fenêtre d'Hélène. Elle ne les 
vil pas, et par conséquent ne put les saluer. L'une des 
trois dames fut piquée et dit assez haut aux deux autres: 

— Voilà une belle façon pour une pensionnaire d'éta- 
ler sa chambre aux yeux du public ! 

Réveillée par ces paroles, Hélène leva les yeux et ren- 
contra trois regards méchants. 

— Eh bien, se dit-elle en fermant la fenêtre sans 
saluer, voici assez de temps que je suis agneau dans ce 



L'ABBESSE DE CASTRO. 115 

eouvent, il faut être loup, quand ce ne serait que pour 
varier les amusements de messieurs les curieux de la 
ville. 

One heure après, un de ses gens, expédié en courrier, 
portait la lettre suivante à sa mère, qui depuis dix années 
habitait Rome et y avait su acquérir un grand crédit. 

« Mère très-respectable , 

<( Tous les ans tu me donnes trois cent mille francs 
le jour de ma fête; j'emploie cet argent à faire ici des 
folies, honorahles à la vérité, mais qui n*en sont pas 
moins des folies. Quoique tu ne me le témoipes plus de- 
puis longtemps, je sais que j'aurais deux façons de te 
prouver ma reconnaissance pour toutes les bonnes inten- 
tions que tu as eues à mon égard. Je ne me marierai 
point, mais je deviendrais avec plaisir abbesse de ce cou- 
veut ; ce qui m'a donné cette idée, c'est que les trois 
dames que notre cardinal Santi-Quatro a portées sur la 
liste par. lui présentée au saint-pére sont mes ennemies; 
et, quelle que soit Télue, je m'allcnds à éprouver toutes 
sortes de vexations. Présente le bouquet de ma fête aux 
personnes auxquelles il faut l'offrir ; faisons d'abord re- 
tarder de six mois la nomination, ce qui rendra folle de 
bonheur la prieure du couvent, mon amie jntime, et qui 
aujourd'hui tient les rênes du gouvernement. Ce sera 
déjà pour moi une source de bonheur, et c'est bien ra- 
rement que je puis employer ce mot en parlant de ta 
Qlle. Je trouve mon idée folle ; mais, si tu vois quelque 



116 ŒUVRES UE STENDHAL. 

chance de succès, dans trois jours je prendrai le voile 
blanc, huit années de séjour au couvent, sans découcher, 
me donnant droit à une exemption de six mois. La dis- 
pense ne se refuse pas, et coûte quarante écus. 
N Je suis avec respect, ma vénérable mère, » etc. 

Cette lettre combla de joie la signora de Campireali. 
Lorsqu'elle la reçut, elle se repentait vivement d^avoir 
fait annoncer à sa fille la mort de Branciforte ; elle ne 
savait comment se terminerait cette profonde mélancolie 
où elle était tombée; elle prévoyait quelque coup de tète, | 
elle allait jusqu'à craindre que sa fille ne voulût aller 
visiter au Mexique le lieu où Ton avait prétendu que 
Branciforte avait été massacré, auquel cas il était très- 
possible qu'elle apprit à Madrid le vrai nom du colonel 
Lizzara. D'un autre côté, ce que sa fille demandait par 
son courrier était la chose du monde la plus difficile 
et Ton peut môme dire la plus absurde. Une jeune fille 
qui n'était pas même religieuse, et qui d'ailleurs n'était 
connue que par la folle passion d'un brigand, que peut- 
être elle avait partagée, être mise à la tête d'un couvent 
où tous les princes romains comptaient quelques paren- 
tes ! Mais, pensa la signora de Campireali, on dit que ^ 
tout procès peut être plaidé et par conséquent gagné. 
Dans sa réponse^ Victoire Carafa donna des espérances à 
sa fille, qui, eu général, n'avait que des volontés absur- 
des, mais par compensation s'en dégoûtait très-facile- 
ment. Dans la soirée, en prenant des informations sur 
tout ce qui, de près ou de loin, pouvait tenir au couvent 



L'ABBESSE DE CASTRO. H7 

de Castro, elle apprit que depuis plusieurs mois son ami 
le cardinal Santi-Quatro avait beaucoup d'humeur : il 
Voulait marier sa nièce à don Octave Golonna, fils aîné 
du prince Fabrice, dont il a été parlé si souvent dans la 
présente histoire. Le prince lui offrait son second fils don 
Lorenzo, parce que, pour arranger sa fortune, étrange- 
ment compromise par la guerre que le roi de Naples et le 
pape, enfin d'accord, faisaient aux brigands de la Fag- 
giola, il fallait que la femme de son fils aine apportât 
une dot de six cent mille piastres (3,2)0,000 francs) 
dans la maison Golonna. Or le cardinal Santi-Quatro, 
même en déshéritant de la façon la plus ridicule tous ses 
autres parents, ne pouvait offrir qu'une fortune de trois 
cent quatre-vingt ou quatre cent mille écus. 

Victoire Garafa passa la soirée et une partie de la nuit 
à se faire confirmer ces faits par tous les amis du vieux 
Santi-Quatro. Le lendemain, dès sept heures, elle se fit 
annoncer chez le vieux cardinal. 
' — Éminence, lui dit-elle, nous sommes bien vieux 
tous les deux ; il est inutile de chercher à nous tromper, 
en donnant de beaux noms à des choses qui ne sont pas 
belles ; je viens vous proposer une folie : tout ce que je 
puis dire pour elle, c'est qu'elle n'est pas odieuse ; mais 
j'avouerai que je la trouve souverainement ridicule. 
Lorsqu'on traitait le mariage de don Octave Golonna avec 
ma fille Hélène, j'ai pris de l'amitié pour ce jeune homme, 
et, le jour de son mariage, }e vous remettrai deux cent 
mille piastres enterres ou en argent, que je vous prierai 
de lui faire tenir. Mais, pour qu'une pauvre veuve telle 



118 ŒUVRES UE STENDHAL. 

que moi puisse faire un sacrifice aussi énorme, il faut 
que ma fille Hélène, qui a présentement vingt-sept ans, 
et qui depuis Tâge de dix-neuf ans n'a pas découché du 
couvent, soit faite abbesse de Castro; il faut pour cela 
retarder Télection de six mois; la chose est canonique. 

— Que dites- vous, madame? s'écria le vieux cardinal 
hors de lui ; Sa Sainteté elle-même ne pourrait pas faire 
ce que vous venez demander à un pauvre vieillard im- 
potent. 

— Aussi ai-je dit à Votre Ëminence que h chose était 
ridicule : les sots la trouveront folle ; mais les gens bien 
instruits de ce qui ce passe à la cour penseront que notre 
excellent prince, le bon pape Grégoire XIII, a voulu ré- 
compenser les loyaux et longs services de Votre Ëminence 
en facilitant un mariage que tout Rome sait qu'elle dé- 
sire. Du reste, la chose est fort possible, tout à fait cano- 
nique, j'en réponds ; ma fille prendra le voile blanc dès 
demain. 

— Mais la simonie, madame!... s'écria le vieillard 
d'une voix terrible. 

La signera de Campireali s'en allait. 

— Quel est ce papier que vous laissez? 

— C'est la liste des terres que je présenterais comme 
valant deux cent mille piastres si l'on ne voulait pas 
d'argent comptant; le changement de propriété de ces 
terres pourrait être tenu secret pendant fort longtemps ; 
par exemple, la maison Colonna me ferait des procès que 
je perdrais.., 

— Mais la simonie, madame! l'effroyable simonie ! 



' L'ABBESSE M CASTRO. H9 

— Il faat commeDcer par différer rëiection de six 
mois, demain je viendrai prendre les ordres de Votre 
Éminence. 

Je sens qu'il faut expliquer pour les lecteurs nés au 
nord des Alpes le ton presque officiel de plusieurs parties 
de ce dialogue; je rappellerai que, dans les pays stricte- 
ment catholiques, la plupart des dialogues sur les sujets 
scabreux finissent par arriver au confessionnal, et alors 
il n'est rien moins qu'indifférent de s'être servi d'un mot 
respectueux ou d'un terme ironique. 

Le lendemain dans la journée, Victoire Garafa sut que, 
par suite d'une grande erreur de fait, découverte dans la 
liste des trois dames présentées pour la place tl'abbesse 
de Castro, cette élection était* différée de six mois : la 
seconde dame portée sur la liste avait un renégat dans sa 
famille ; un de ses grands oncles s'était fait protestant à 
Udine. ^ ■' 

La signera de Campireali crut devoir faire une dé- 
marche auprès du prince Fabrice Colonna, à la maison 
duquel elle allait offrir une si notable augmentation de 
fortune. Après deux jours desoins, elle parvint à obtenir 
une entrevue dans un village voisin de Rome, mais elle 
sortit tout effrayée de cette audience ; elle avait trouvé le 
prince, ordinairement si calme, tellement préoccupé de 
la gloire militaire du colonel Lizzara (Jules Branciforte), 
qu'elle avait jugé absolument inutile de lui demander le 
secret sur cet article. Le colonel était pour lui comme un 
fils, et, mieux encore, comme un élève favori. Le prince 
passait sa vie à lire et relire certaines lettres arrivées de 



iâO ŒUVRËlâ DE STENDHAL. ' 

Flandre. Que devenait le dessein favori auquel la signora 
de Gampireali sacrifiait tant de choses depuis dix ans, 
si sa fille apprenait l'existence et la gloire du colonel 
Lizzara? 

Je crois devoir passer sous silence beaucoup de circon- 
stances qui, à la vérité, peignent les mœuirs de cette épo- 
que, mais qui me semblent tristes à raconter. L'auteur 
du manuscrit romain s*estdonné des peines infinies pour 
arriver à la date exacte de ces détails que je supprime. 

Deux ans après Tentrevue de la signora de Gampireali 
avec le prince Golonna, Hélène était abbesse de Gastro ; 
mais le vieux cardinal Santi-Quatro était mprt de douleur 
après ce-grand acte de simonie. En ce temps-là, Gastro 
avait pour évéque le plus bel homme delà cour du pape, 
monsignor Francesco Gittadini, noble de la ville de Mi- 
lan. Ge jeune homme, remarquable par ses grâces modes- 
tes et son ton de dignité, eut des rapports fréquents avec 
Tabbesse de la Visitation à Toccasion surtout du nouveau 
cloître dont elle entreprit d'embellir son couvent. Ge 
jeune évéque Gittadini, alors âgé de vingt-neuf ans, de- 
vint amoureux fou de cette belle abbesse. Dans le procès 
qui fut dressé un an plus tard, une foule de religieuses, 
entendues comme témoins, rapportent que Tévèque mul- 
tipliait le plus possible ses visites au couvent, disant sou- 
vent à leur abbesse : a Ailleurs je commande, et, je 
l'avoue à ma honte, j'y trouve quelque plaisir; auprès 
de vous, j'obéis comme un esclave, mais avec un plaisir 
qui surpasse de bien loin celui de commander ailleurs. Je 
me trouve sous l'influence d'un être supérieur; quand je 



L'ABBESSE DE CASTRO. 121 

l'esâayerais, je ne pourrais avoir d'autre volonté que la 
sienne, et j*aimerais mieux me voir pour une éternité 
le dernier de ses esclaves que d'être roi loin de ses 
yeux. » 

Les témoins rapportent qu'au milieu de ces phrases 
élégantes souvent Fabbesse lui ordonnait de se taire, et 
en des termes durs et qui montraient le mépris. 

— A vrai dire, continue un autre témoin, madame le 
traitait comme un domestique; dans ces cas-là, le pau- 
vre évoque baissait les yeux, se mettait à pleurer, mais 
ne s'en allait point. Il trouvait tous les jours de nouveaux 
prétextes pour repraître au couvent, ce qui scandalisait 
fort les confesseurs des religieuses et les ennemies de 
l'abbesse. Mais madame l'abbesse était vivement défen- 
due par la prieure, son amie intime, et qui, sous ses or- 
dres immédiats, exerçait le gouvernement intérieur. 

— Vous savez, mes nobles soeurs, disait celle-ci, que, 
depuis cette passion contrariée que notre abbesse éprouva 
dans sa première jeunesse pour un soldat d'aventure, il 
lui estrestébeaucoupdebizarreriedanslesidées; maisvous 
savez toutes que son caractère a ceci de remarquable, que 
jamais elle ne revient sur le compte des gens pour lesquels 
elle a montré du mépris. Or, dans toute sa vie peut-être, 
elle n'a pas prononcé autant de paroles outrageantes 
qu'elle en a adressé en notre présence au pauvre monsignor 
Cittadini. Tous les jours, nous voyons celui-ci subir des 
traitements qui nous font rougir pour sa haute di* 
gnité. 

— Oui, répondaient les religieuses scandalisées, mats 

7. 



12^2 ŒUVRES DE STENDHAL. 

U revient tous les jours; donc, au fond, il n'est pas si 
maltraité, et, dans tous les cas, cette apparence d'in- 
trigue nuit à la considération du saint ordre de la Visi- 
tation. 

Le maître le plus dur n'adresse pas au valet le plus 
inepte le quart des injures dont tous les jours Tahière 
abbesse accablait ce jeune évéque aux façons si onctueu- 
ses; mais il était amoureux, et avait apporté de son pays 
cette maxime fondamentale, qu'une fois une entreprise 
de ce genre commencée, il ne faut plus s'inquiéter que 
du but, et ne pas regarder les moyens. 

— Au bout du compte, disait Tévéqucà son confident 
César del Bene, le mépris est pour l'amant qui s'est dé> 
sisté de Tattaque avant d'y être contraint par des moyens 
de force majeure. 

Maintenant ma triste tâche va se borner à donner un 
extrait nécessairement fort sec du procès à la suite du- 
quel Hélène trouva la mort. Ce procès, que j ai lu dans 
une bibliothèque dont je dois taire le nom, ne forme pas 
mpinsde huit volumes in-folio. L'interrogatoire et le rai- 
sonnement sont en langue latine, les réponses en italien. 
J'y vois qu'au mois de novembre 1572, sur les onze heu* 
res du soir, le jeune évéque se rendit seul à la porte de 
l'église où toute la journée les fidèles sont admis ; Tab- 
besse elle-même lui ouvrit cette porte, St lui permit de 
la suivre. Elle le reçut dans une chambre qu'elle occupait 
souvent et qui communiquait par une porte secrète aux 
tribunes qui régnent sur les nefs de l'église. Une heure 
s'était à peine écoulée lorsque l'evéque, fort surpris, fut 



L'ABBESSE DE CASTRO. 12?» 

renvoyé chez lui ; l'abbesse elle-même îe reconduisit î\ 
la porte de Téglise, et lui dit ces propres paroles : 

— Retournez à votre palais et quittez moi bien vite. 
Adieu, monseigneur y vous me faites horreur; il me sem- 
ble que je me suis donnée à un laquais. 

Toutefois, trois mois après, arriva le temps du carna- 
val. Les gens de Castro étaient renommés par les fêtes 
qu'ils se donnaient entre eux à cette époque, la ville en- 
tière retentissait du bruit des mascarades. Aucune ne 
manquait de passer devant une petite fenêtre qui donnait 
tm jour de souffrance à une certaine écurie du couvent. 
L'on sent bien que trois mois avant le carnaval cette écu- 
rie était changée en salon, et qu'elle ne désemplissait pas 
les jours de mascarade. Au milieu de toutes les folies du 
public, révêque vint à passer dans son carrosse ; Tabbesse 
lui fit un signe, et, la nuit suivante, à une heure, il ne 
manqua pas de se trouver à la porte de l'église. Il entra; 
mais, moins de trois quarts d'heure après, il fut renvoyé 
avec colère. Depuis le premier rendez-vous, an mois de 
novembre, il continuait à venir au couvent à peu près 
tous les huit jours. On trouvait sur sa figure un petit air 
de triomphe et de sottise qui n'échappait à personne, 
mais qui avait le privilège de choquer grandement le ca- 
ractère altier de la jeune abbesse. Le lundi de Pâques, 
entre autres jours, elle le traita comme le dernier des 
hommes, et lui adressa des paroles que le plus pauvre 
des hommes de peine du couvent n'eût pas supportées. 
Toutefois, peu de jours après, elle lui fit un signe a la 
suite duquel le bel évêquene manqua pas de se trouver, 



124 (EUVRES DE STENDHAL. 

ù minuit, à la porte de Téglise; elle l'avait fait venir 
pour lui apprendre qu'elle était enceinte. A cette an- 
nonce, dit le procès, le beau jeune homme pâlit d'hor- 
reur et devint tout à fait stupide de peur. L*abbesse eut 
la fièvre; elle fit appeler le médecin, et ne lui fit point 
mystère de son état. Cet homme connaissait le caractère 
généreux de la malade, et lui promit de la tirer d'affaire. 
Il commença par la mettre en relation avec une femme 
du peuple jeune et jolie, qui, sans porter le titre de sa- 
ge-femme, en avait les talents. Son mari était boulanger. 
Hélène fut contente de la conversation de cette femme, 
qui lui déclara que, pour l'exécution des projets à Taide 
desquels elle espérait la sauver, il était nécessaire qu'elle 
eût deux confidentes dans le couvent. 

— Une femme comme vous, à la bonne heure, mais 
une de mes égales! non ; sortez de ma présence. 

La sage-femme se retira. Mais, (quelques heures plus 
tard, Hélène, ne trouvant pas prudent de s'exposer aux 
bavardages de cette femme, fit appeler le médecin, qui 
la renvoya au couvent, où elle fut traitée généreusement. 
Cette femme jura que, même non rappelée, elle n'eût 
jamais divulgué le secret confié ; mais elle déclara de 
nouveau que, s'il n'y avait pas dans l'intérieur du cou< 
vont deux femmes dévouées aux intérêts de l'abbesse et 
sachant tout, elle ne pouvait se mêler de rien. (Sans 
doute elle songeait à Taccusation d'infanticide.) Après y 
avoir beaucoup réfléchi, Tabbesse résolut de confier ce 
terrible secret à madame Victoire, prieure du couvent, 
de la noble famille des ducs de C...., ei à madame Ber- 



L'ABBËSSË DR CASTRO. i25 

narde, fille du marquis P.... Elle leur fit jurer sur leurs 
bréviaires de ne jamais dire un mot, même au tribunal 
de la pénitence, de ce qu'elle allait leur confier. Ces 
dames restèrent glacées de terreur. Elles avouent, dans 
leurs interrogatoires, que, préoccupées du caractère si 
altier de leur abbesse, elles s'attendirent à Taveu de 
quelque meurtre. L'abbesse leur dit d'un air simple et 
froid : 

— J'ai manqué à tous mes devoirs, je suis enceinte. 
Madame Victoire, la prieure, profondément émue et 

troublée par l'amitié qui, depuis tant d'années, Tunissait 
à Hélène, et non poussée par une vaine curiosité, s'écria 
les larmes aux yeux : 

— Quel est donc l'imprudent qui a commis ce crime? 

— Je ne l'ai pas dit même à mon confesseur; jugez si 
je veux le dire à vous ! 

Ces deux dames délibérèrent aussitôt sur les movens 
de cacher ce fatal secret au reste du couvent. Elles déci- 
dèrent d'abord que le lit de l'abbesse serait transporté de 
sa chambre actuelle, lieu tout à fait central, à la phar- 
macie que l'on venait d'établir dans l'endroit le plus re- 
culé du couvent, au troisième étage du grand bâtiment 
élevé par la générosité d'Hélène. C'est dans ce lieu que 
l'abbesse donna le jour à un enfant mâle. Depuis trois 
semaines la femme du boulanger était cachée dans l'ap- 
partement de la prieure. Comme cette femme marchait 
avec rapidité le long du cloître, emportant l'enfant, celui- 
ci jeta des cris, et, dans sa terreur, cette femme se réfugia 
dans la cave. Une heure après, madame Bernarde, aidée 



126 (EUVRES DE STENDHAL. 

du médecin, parvint à ouvrir une petite porte du jardin; 
la femme du boulanger sortit rapidement du couvent et 
bientôt après de la ville. Arrivée en rase campagne et 
poursuivie par une terreur panique, elle se réfugia dans 
une grotte que le hasard lui fit rencontrer dans certains 
rochers. L'abbesse écrivit à César del Bene, confident et 
premier valet de chambre de l'évéque, qui courut à la 
grotte qu'on lui avait indiquée; il était à cheval : il prit 
Tenfant dans ses bras, et partit au galop pour Monte- 
fiascone. L'enfant fut baptisé dans Téglise de Sainte-Mar- 
gnerite, et reçut le nom d'Alexandre. L'hôtesse du lieu 
avait procuré une nourrice à laquelle César remit huit 
écus : beaucoup de femmes, s'étant rassemblées autour de 
Téglise pendant la cérémonie du baptême, demandèrent à 
grands cris au seigneur César le nom du père de l'enfant. 

— C'est un grand seigneur de Rome, leur dit-il, qui 
s'est permis d'abuser d'une pauvre villageoise comme 
vous. 

Et il disparut. 



Vil 



Tout allait bien jusque-là dans cet immense couvent, 
habité par plus de trois cents femmes curieuses ; personne 
n'avait rien vu, personne n'avait rien entendu.. Hais 
l'abbesse avait remis au médecin quelques poignées de 
sequins nouvellement frappés à la monnaie de Rome. Le 



L'ABBESSE DE CASTRO. 127 

médecin doBoa plusieurs de ces pièces à la femme du 
boulanger. Cette femme était jolie et son mari jaloux; il 
touilla dans sa malle, trouva ces pièces d'or si brillantes, 
et, les croyant le prix de son déshonneur, la força, le 
couteau sur la gorge, à dire d'où elles provenaient. Âpres 
quelques tergiversations, la femme avoua la vérité, et la 
paix fut faite. Les deux époux en vinrent à délibérer sur 
remploi d'une telle somme. La boulangère voulait payer 
quelques dettes; mais le mari trouva plus beau d'acheter 
un mulet, ce qui fut fait. Ce mulet fit scandale dans le 
quartier, qui connai3sait bien la pauvreté des deux 
époux. Toutes les commères de la ville, amies et enne- 
mies; venaient suceessiverpent demander à la femme du 
boulanger quel était Tamant généreux qui l'avait mise à 
même d'acheter un mulet. Cette femme, irritée, répon- 
dait quelquefois en racontant la vérité. Un jour que Cé- 
sar del Bene était allé voir Fenfant, et revenait rendre 
compte de sa visite à l'abbesse, celle-ci, quoique fort 
indisposée, se traîna jusqu'à la grille, et lui fit des repro- 
ches sur le peu de discrétion des agents employés par lui. 
De son côté, févêque tomba malade de peur ; il écrivit à 
ses frères à Milan pour leur raconter l'injuste accusation 
à laquelle il était en butte: il les engageait à venir à son 
secours. Quoique gravement indisposé, il prit la résolu- 
tion de quitter Castro; mais, avant de partir, il écrivit à 
Tabbesse : 

« Vous savez déjà que tout ce qui a été fait est pu- 
blic. Ainsi, si vous prenez intérêt à sauver non-seulement 
ma réputation, mais peut-être ma vie, et pour éviter un 



128 ŒUVRES DK STENDHAL. 

plus grand scandale, vous pouvez inculper Jean-Baptiste 
Doleri, mort depuis deux jours; que si, parce moyen, 
vous ne réparez pas votre honneur, te mien du moins ne 
courra plus aucun péril. » 

L*évèque appela don Luigi, confesseur du monastère 
de Castro. 

— Remettez ceci, lui dit-il, dans les propres mains de 
madame Tabbesse. 

Celle-ci, après avoir lu cet infâme billet, s'écria devant 
tout ce qui se trouvait dans la chambre : 

— Ainsi méritent à' être traitées les vierges foUes qui 
préfèient la beauté du corps à celle de Vâmel 

Le bruit de tonice qui se passait à Castro parvint ra- 
pidement aul oreiUes du terrible cardinal Farnèse (il se 
donnait ce e«uraeièpecl6puis quelques années, parce qu'il 
espérait, dans^ Je proehfiin conclave, avoir Tappui des 
cardinaux %ekMêi). Kumtèi il donna Tordre au podestat 
de Castro de faire arrêter févéque Cittadini. Tous les do- 
mestiques dû celui-ci, craignant la question, prirent la 
fuite. Le senl César del Bene resta fidèle à son maître, 
et lui jura qu'il. mourrait dans les tourments plutôt que 
de rien avouer qui pût lui nuire. Cittadini, se voyant 
entouré de gardes dans son palais, écrivit de nouveau à 
ses frères, qui arrivèrent de Milan en toute hâte. Ils le 
trouvèrent détenu dans la prison de Ronciglione. 

Je vois dans le premier interrogatoire deTabbesseque, 
tout en avouant sa faute, elle nia avoir eu des rapports 
avec monseigneur Tévéque ; son complice avait été Jean- 
Baptiste Doleri, avocat du couvent. 



L'ABBESSE DE CASTRO. 129 

Le 9 septembre 1575, Grégoire XIII ordonna que le 
procès fût fait en toute hâte et en toute rigueur. Un juge 
criminel, un flscal et un commissaire se transportèrent à 
Castro et à Ronciglione. César del Bene, premier valet 
de chambre de Tévéque, avoue seulement avoir porté un 
enfant chez une nourrice. On l'interroge en préseuice de 
mesdames Victoire et Bernarde. Ou le met à la torture 
deux jours de suite; il souffre horriblement; mais, fidèle 
à sa parole, il n*avoue que ce qu'il est impossible de 
nier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui. 

Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, 
qui avaient été témoins des tortures infligées à César, 
elles avouent tout ce qu'elles ont fait. Toutes Jes reli- 
gieuses sont interrogées sur le nom de l'auteur du crime; 
la plupart répondent avoir ouï dire que c'est monsei- 
gneur l'évêque. Une des sœurs portières rapporte les 
paroles outrageantes que Tabbesse avait adressées à 
révéque en le mettant à la porte de Téglise. Elle ajoute : 
41 Quand on se parle sur ce ton, c'est qu'il y a bien long- 
temps que Ton fait l'amour ensemble En effet, monsei- 
gneur révéque, ordinairement remarquable par l'excès 
de sa suffisance, avait, en sortant de l'église, l'air tout 
penaud. » 

L'une des religieuses, interrogée en présence de Tin- 
strument des tortures, répond que l'auteur du crime doit 
être le chat, parce que Tabbesse le tient continuellement 
dans ses bras et le caresse beaucoup. Une autre religieuse 
prétend que l'auteur du crime devait être le vent, parce 
que, les jours où il fait du vent, Tabbesse est heureuse et 



130 ŒUVRES DE STENDHAL. 

de bonne humeur , elle s'expose à Taction du vent sur 
un belvédère qu*elle a fait construire exprés ; et, quand 
on va lui demander une grâce en ce lieu, jamais elle ne 
la refuse. La femme du boulanger, la nourrice, les com- 
mères de Hontefiascone, effrayées parles tortures qu'elles 
avaient vu infliger à César disent la vérité. 

Le jeune évéque était malade ou faisait le malade à 
Ronciglione, ce qui donna Toccasion à ses frères, soutenus 
par le crédit et par les moyens d'influence de la signera 
de Gampireali, de se jeter plusieurs fois aux pieds du 
pape, et de lui demander que la procédure fût suspendue 
jusqu'à coque Tévéque eût recouvré la santé. Sur quoi 
le terrible cardinal Farnèse augmenta lé nombre des sol- 
dats qui le gardaient dans sa prison. L'évêque ne pou- 
vant être interrogé, les commissaires commençaient 
toutes leurs séances par faire subir un nouvel interroga- 
toire à Tabbesse. Un jour que sa mère lui avait fait dire 
d'avoir bon courage et de continuer à tout nier, elle 
avoua tout. 

— Pourquoi avez-vous d'abord inculpé Jean-Baptiste 
Doleri? 

— Par pitié pour la lâcheté de Tévêque ; et, d'ail- 
leurs, s'il parvient à sauver sa chère vie, il pourra donner 
des soins à mon fils. 

Après cet aveu, on enferma i'abbesse dans une cham- 
bre du couvent de Castro, dont les murs,, ainsi que la 
voûte, avaient huit pieds d'épaisseur ; les religieuses ne 
parlaient de ce cachot qu'avec terreur, et il était connu 



L'ABBESSE DE CASTRO i3J 

SOUS le nom de la chambre des moines; Tabbesse y fnt 
gardée à vue par trois femmes. 

La santé de Tévèque s'étant un peu améliorée, trois 
cents sbires ou soldats vinrent le prendre à Ronciglione, 
et il fut transporté à Home en litière; on le déposa à la 
prison appelée Carte Savella, Peu de jours après, les reli- 
gieuses aussi furent amenées à Rome; Tabbesse fut pla- 
cée dans le monastère de Sainte-Marthe. Quatre reli- 
gieuses étaient inculpées : mesdames Victoire etBernarde, 
la sœur chargée du tour, et la portière qui avait entendu 
les paroles outrageantes adressées à Tévéque par Tab- 
besse. 

L'évéque fut interrogé par Yatiditetir de la chambre, 
Tun des premiers personnages de Tordre judiciaire. On 
remit de nouveau à la torture le pauvre César del Bene, 
qui non-seulement n'avoua rien, mais dit des choses qui 
faisaient de la peine au ministère public^ ce qui lui va- 
lut une nouvelle séance de torture. Ce supplice préli- 
minaire fut également infligé à mesdames Victoire et 
Bernarde. L'évéque niait tout avec sottise, mais avec une 
belle opiniâtreté; il rendait compte dans le plus grand 
détail de tout ce qu'il avait fait dans les trois soirées évi- 
demment passées auprès de Tabbesse. 

Enfin, on confronta Tabbesse avec TévêqUe , et, quoi- 
qu'elle dit constamment la vérité, on la soumit à la tor- 
ture. Comme elle répétait ce qu'elle avait toujours dit 
depuis son premier aveu, l'évoque, fidèle à son rôle, lui 
adressa des injures. 

Après plusieurs autres mesures raisonnables au fond, 



iS8 ŒUVRES DE STENDHAL. 

mais entachées de cet esprit de cruauté qui, après les rè- 
gnes de Charles-Quint et de Philippe II, prévalait trop 
souvent dans les tribunaux d'Italie, Tévéque fut con- 
damné à subir une prison perpétuelle au château Saint- 
Ange; Tabbesse fut condamnée à être détenue toute sa 
vie dans le C4>uvent de Sainte-Marthe, où elle se trouvait. 
Mais déjà la signera de Gampireali avait entrepris, pour 
sauver sa fille, de faire creuser un passage souterrain. 
Ce passage partait de Tun des égouts laissés par la 
magnificence de Vancienne Rome, et devait aboutir 
au caveau profond où l'on plaçait les dépouilles mor- 
telles des religieuses de Sainte-Marthe. Ce passage, large 
de deux pieds à peu près, avait des parois de planches 
pour soutenir les terres à droite et à gauche, et on 
lui donnait pour voûte, à mesure que Ton avançait, 
deux planches placées comme les jambages d*un A ma- 
juscule. 

On pratiquait ce souterriain à trente pieds de profon- 
deur à peu près. Le point important était de le diriger 
dans le sens convenable; à chaque instant, des puits 
et des fondements d'anciens édifices obligeaient les 
ouvriers à se détourner. Une autre grande difficulté, 
c'étaient les déblais, dont on ne savait que faire; il paraît 
qu'on les semait pendant la nuit dans toutes les rues de 
Rome. On était étonné de cette quantité de terre qui tom- 
bait, pour ainsi dire, du ciel. 

Quelques grosses sommes que la signera de Campireali 
dépensât pour essayer de sauver sa fille, son passage 
souterrain eût sans doute été découvert, mais le pape 



L'ABBESSE DE CASTRO. 435 

Grégoire XIII vint à mourir en 4585, et le règne du 
désordre commença avec le siège vacant. 

Hélène était fort mal à Sainte-Marthe; on peut penser 
si de simples religieuses assez pauvres mettaient du zèle 
à vexer une abbesse fort riche et convaincue d'un tel 
crime. Hélène attendait avec empressement le résultat 
des travaux entrepris par sa mère. Mais tout à coup son 
cœur éprouva d'étranges émotions. Il y avait déjà six 
mois que Fabrice Golonna, voyant VéUi chancelant de la 
santé de Grégoire XHl, et ayant de grands projets pour 
l'interrègne, avait envoyé un de ses offlciers à Jules 
Branciforte, maintenant si connu dans les armées espa- 
gnoles sous le nom de colonel Lizzara. 11 le rappelait en 
Italie ; Jules brûlait de revoir son pays. îl débarqua sous 
un nom supposé à Pescara, petit port de TAdriatique sous 
Cbietti, dans les Àbnizzes, et par les montagnes' il vint 
jusqu'à la Petrella. La joie du prince étonna tout le 
monde. Il dit à Jules qu'il Tavait fait appeler pour faire 
de lui son successeur et lui donner le commandement de 
ses soldats. A quoi Branciforte répondit que, militaire- 
ment parlant, Tentreprise ne valait plus rien, ce qu'il 
prouva facilement ; si jamais TEspagne le voulait sérieu- 
sement, en six mois, et à peu de frais, elle détruirait 
tous les soldats d'aventure de Tltalie. 

— Mais après tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous 
le voulez, mon prince, je suis prêt à marcher. Vous 
trouverez toujours en moi le successeur du brave Ranuce 
tué aux Ciampi. 

Avant l'arrivée de Jules, le prince avait ordonné, 



iSi (ËiJVRËS i>Ë STENbUAIi. 

comme ii savait ordonner, que personne dans la Pétrel la 
ne s'avisât de parler de Castro et du procès de Tabbesse ; 
la peine de mort, sans aucune rémission, était placée en 
perspective du moindre bavardage. Au milieu des trans- 
ports d'amitié avec lesquels il reçut Branciforte, ii lui 
demanda de ne point aller à Âlbano sans lui, et sa façon 
d'effectuer ce voyage fut de faire occuper la ville par 
mille de ses gens, et de placer une avant-garde de douze 
cents hommes sur la route de Rome. Qu'on juge de ce 
que devint le pauvre Jules, lorsque le prince, ayant fait 
appeler le vieux Scotti, qui vivait encore, dans la maison 
où il avait placé son quartier général, le fit monter dans 
la chambre où il se trouvait avec Branciforte. Dés que les 
deux amis se furent jetés dans les bras F un de l'autre : 

— Maintenant, pauvre colonel, dit41 à Jules, attends- 
toi à ce qu'il y a de pis. 

Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant 
ù clef les deux ainis. 

Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa 
chambre, envoya demander au prince la permission de 
retourner à la Potrella, et de ne pas le voir de quelques 
jours. Hais on vint lui rapporter que le prince avait dis- 
paru, ainsi que ses troupes. Dans la nuit, il avait appris 
la mort de Grégoire XIll; il avait oublié son ami Jules 
et courait la campagne. Il n'était resté autour de Jules 
qu'une trentaine d'hommes appartenant à l'ancienne 
compagnie de Ranuce. L'on sait assez qu'en ce temps-là, 
pendant le siège vacant, les lois étaient muettes, chacun 
songeait à satisfaire ses passions^ et il n'y avait de force 



L'ABBlîlSSË DE GASI'RO. l55 

que la force; c'est pourquoi, avant la fin de la journée, 
le prince Colonna avait déjà fait pendre plus de cinquante 
de ses ennemis. Quant à Jules, quoiqu'il n'eût pas qua- 
rante hommes avec lui, il osa marcher vers Rome. 

Tous les domestiques de l'abbesse de Castro lui avaient 
été fidèles; ils s'étaient logés dans les pauvres maisons 
voisines du couvent de Sainte-Marthe. L'agonie de Gré- 
goire XIII avait duré plus d'une semaine; la signera de 
Campireali attendait impatiemment les journées de trou- 
ble qui allaient suivre sa mort pour faire attaquer les 
derniers cinquante pas de son souterrain. Comme il 
s'agissait de traverser les caves de plusieurs maisons 
habitées, elle craignait fort de ne pouvoir dérober au 
public la (in de son entreprise. 

Dès le surlendemain de l'arrivée de Branciforte à la 
Petrella, les trois anciens bravi de Jules, qu'Hélène avait 
pris à son service, semblèrent atteints de folie. Quoique 
tout le monde ne sût que trop qu'elle était au secret le 
plus absolu, et gardée par des religieuses qui la haïssaient, 
Ugone, l'un des bravi, vint à la porte du couvent, et fit* 
les instances les plus étranges pour qu'on lui permît de 
voir sa maîtresse, et sur-le*-champ. Il fut repoussé et jeté 
à la, porte. Dans son désespoir, cet homme y resta, et se 
mit à donner un bajoc (un sou) à chacune des personnes 
attiachées au service de la maison qui entraient ou sor- 
taient, en leur disant ces précises paroles : Réjouisse%' 
vous avec moi ; le signer hiles Branciforte est an^ivé, il 
est vivant : dites cela à vos amis. 

Les deux camarades d'Ogone passèrent la journée à 



J96 ŒUVRES DE STENDHAL. 

lui apporter des bajocs, et ils ne cessèrent d*en, distribuer 
jour et nuit, en disant toujours les mômes paroles, que 
lorsqu'il ne leur en resta plus un. seul. Mais les trois 
bram, se relevant Tun l'autre, ne continuèrent pas moins 
à monter la ghrde à la porte du couvent de Sainte-Mar- 
tbe, adressant toujours aux passants les mêmes paroles 
suivies de grandes salutations : Le seigneur Jules est ar- 
rivé, etc. 

L'idée de ces braves gens eut du succès : moins de 
trente-six heures après le premier bajoc distribué, la 
pauvre Hélène, au secret, au fond de son cachot, savait 
que iules était vivant; ce mot la jeta dans une sorte de 
frénésie : 

— ma mère! s'écriait-elle, m'avez-vous fait assez de 
mal! 

Quelques heures plus tard, Tétonnante nouvelle lui fut 
confirmée par la petite Marietta, qui, en faisant le sacri- 
fice de tous ses bijoux d*or, obtint la permission de suivre 
la sœur tourière qui apportait ses repas à la prisonnière. 
Hélène se jeta dans ses bras on pleurant de joie. 

— Ceci est bien beau, lui dit-elle, mais je ne resterai 
plus guère avec toi. • 

— Certainement! lui dit Marietta. Je pense bien que 
le temps de ce conclave ne se passera pas sans que votre 
prison ne soit changée en un simple exil. 

— Ah I ma chère, revoir Jules! et le revoir, moi cou- 
pable! 

Au milieu de la troisième nuit qui suivit cet entretien, 
une partie du pavé de leglise s'enfonça avec un grand 



L'ABBESSË DE CASTRO. 137 

brait; les religieuses de Sainte*Marthe crurent que le 
couvent allait s'abîmer. Le trouble fut extrême, tout le 
monde criait au tremblement de terre. Une heure environ 
après la chute du pavé de marbre de Téglise, la signera 
de Campirealiy précédée par les trois bravi au service 
d'Hélène, pénétra dans le cachot par le souterrain. 

— Victoire, victoire, madame! criaient les bravi. 
Hélène eut une peur mortelle; elle crut que Jules 

Branciforte était avec eux. Elle fut bien rassurée, et ses 
traits reprirent leur expression sévère lorsqu'ils lui di- 
rent qu'ils n'accompagnaient que la signera de Gampi- 
reali, et que Jules n'était encore que dans Albano, qu'il 
venait d'occuper avec plusieurs milliers de soldats. 

Après quelques instants d'attente, la signera de Cam- 
pireali parut; elle marchait avec beaucoup de peine, 
donnant le bras à son écuyer, qui était en graod cos- 
tume et répée au côté; mais son habit magnifique était 
tout souillé de terre. 

— ma chère Hélène! je viens te sauver ! s'écria la 
signera de Campireali* 

— Et qui vous dit que je veuille être sauvée? 

La signera de Campireali restait étonnée; elle regar- 
dait sa fille avec de grands yeux; elle parut fort agitée. 

— Eh bien, ma chère Hélène, dit-elle enûn, la des- 
tinée me force à Vavouer une action bien naturelle peut- 
être, après les malheurs autrefois arrivés dans notre 
famille, mais dont je me repens, et que je te prie de me 
pardonner : Jules... Branciforte... est vivant... 

— Et c'est parce qu'il vit que je ne veux pas vivre. 

8 



iùS (EUVBES DE STENDHAL. 

La signora de Gampireali ne comprenait pas^d'abord 
le langage de sa fille, puis elle lui adressa les supplica- 
tions les plus tendres; mais elle n'obtenait pas de ré- 
ponse : Hélène s*était tournée vers son crucifix et priait 
sans Técouter. Ce fut en vain que, pendant une heure 
entière, la signora de Gampireali fit les derniers efforts 
pour obtenir une parole ou un regard. Enfin, sa fille, 
impatientée, lui dit : 

— C'est sous le marbre de ce crucifix qu'étaient ca- 
chées ses lettres, dans ma petite chambre d'Albano ; il 
eût mieux valu me laisser poignarder par mon père! 
Sortez, et laissez-moi de For. 

La signora de Gampireali voulant continuer à parler à 
sa fille, malgré les signes d'effroi que lui adressait son 
éeuyer, Hélène s*impatienta. 

— Laissez-moi, du moins, une heure de liberté; vous 
avez empoisonné ma vie, vous voulez aussi empoisonner 
ma mort. 

— Nous serons encore maîtres du souterrain pendant 
deux ou trois heures; j'ose espérer que tu te raviseras! 
s'écria la signora de Gampireali fondant en larmes. 

Et elle reprit la route du souterrain. 

— Ugone, reste auprès de moi, dit Hélène à Fun de 
ses i^at;t, et sois bien armé, mon garçon, car peut-être 
il s'agira de me défendre. Voyons ta dague, ton épée, 
ton poignard ! 

Le vieux soldat lui montra ces armes en bon état. 

— Eh bien, tiens-toi là en dehors de ma prison ; je 
vais écrire à Jules une longue lettre que tu lui remettras 



L'ABBESSE DE CASTRO. 139 

toi-même ; je ne veux pas qu'elle passe par d'autres 
mains que l«s tiennes, n'ayant rien pour la cacheter. Tu 
peux lire tout ce que contiendra cette lettre. Mets dans 
tes poches tout cet or que ma mère vient de laisser , je 
n'ai besoin pour moi que de cinquante sequins ; place- 
les sur mon lit. 
Après ces paroles, Hélène se mit à écrire. 

« Je ne doute point de toi, mon cher Jules ; si je m'en 
vais, c'est que je mourrais de douleur dans tes bras, en 
voyant quel eût été mon bonheur si je n'eusse pas com- 
mis une faute. Ne va pas croire que j'aie jamais aimé 
aucun être au monde après toi; bien loin de là, mon 
cœur était rempli du plus vif mépris pour l'homme que 
j'admettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquement 
•d'ennui, et, si Ton veut, de libertinage. Songe que mon 
esprit, fort affaibli depuis la tentative inutile que je fis à 
la Petrella, où le prince que je vénérais, parce que tu 
l'aimais, me reçut si cruellement; songe, dis-je, que 
mon esprit, fort affaibli, fut assiégé par douze années dé 
mensonge. Tout ce qui m'environnait était faux et men- 
teur, et je le savais. Je reçus d'abord une trentaine de 
lettres de toi ; juge des transports avec lesquels j'ouvris 
lés premières ! mais, en les lisant, mon cœur se glaçait. 
J'examinais cette écriture, je reconnaissais ta main, mais 
non ton cœur. Songe que ce premier mensonge a dé- 
rangé l'essence de ma vie, au point de me faire ouvrir 
sans plaisir une lettre de ton écriture! La détestable an- 
nonce de ta mort acheva de tuer en moi tout cequi res- , 



140 ŒUVRES DE STENDHAL. 

tait encore des temps heureux de notre jeunesse. Mon 
premier dessein, comme tu le comprends bien, fut d'al* 
1er voir et toucher de mes mains la plage du Mexique où 
Ton disait que les sauvages t'avaient massacré; si j'eusse 
suivi cette pensée... nous serions heureux maintenant, 
car, à Madrid, quels que fussent le nombre et l'adresse 
des espions qu'une main vigilante eût pu semer autour 
de moi, comme, de mon côté, j'eusse intéressé toutes les 
âmes dans lesquelles il reste encore un peu de pitié et 
de bonté, il est probable que je serais arrivée à la vé- 
rité ; car déjà, mon Jules, tes belles actions avaient fixé 
sur toi l'attention du monde, et peut-être quelqu'un à 
Madrid savait que tu étais Branciforte. Veux-tu que je te 
dise ce qui empêcha notre bonheur? D'abord le souvenir 
de l'atroce et humiliante réception que le prince m'avait 
faite à la Petrella; que d'obstacles puissants à affron- 
ter de Castro au Mexique ! Tu le vois, mon âme avait déjà 
perdu de son ressort. Ensuite il me vint une pensée de 
vanité. J'avais fait construire de grands bâtiments dans 
le couvent, afin de pouvoir prendre pour chambre la 
loge de la tourière, où tu te réfugias la nuit du combat. 
Un jour, je regardais cette terre que jadis, pour moi. tu 
avais abreuvée de ton sang ; j'enteàdis une parole de 
mépris, je levai la tête, je vis des visages méchants; pour 
me venger, je voulus être abbesse^ Ma .mère, qui savait 
bien que tu étais vivant, fit des choses héroïques pour 
obtenir cette nomination extravagante. Cette place ne fut, 
pour moi, qu'une source d'ennuis; elle acheva d'avilir 
mon âme; je trouvai du plaisir à marquer mon pouvoir 



Ï/ABBESSE DE CASTBO. iki 

souvent parle malheur des autres; je commis des injus- 
tices. Je me voyais, à trente ans, vertueuse suivant le 
monde, riche, considérée, et cependant parfaitement 
malheureuse. Alors se présenta ce pauvre homme, qui 
était la bonté même, mais Tineptie en personne. San 
ineptie fit que je supportai ses premiers propos. Mon âme 
était si malheureuse par tout ce qui m'environnait depuis 
ton départ, qu'elle n'avait plus la force de résister à la 
plus petite tentation. T'avouerai-je une chose bien indé- 
cente? Hais je réfléchis que tout est permis à une morte. 
Quand tu liras ces lignes, les vers dévoreront ces préteii^ 
dues beautés qui n'auraient dû être que pour toi. Enfin 
il faut dire cette chose qui me fait de la peine; je ne 
voyais pas pourquoi je n'essayerais pas de l'amour gros- 
sier, comme toutes nos dames romaines; j'eus une pen- 
sée de libertinage, mais je n'ai jamais pu me donner à 
cet homme sans éprouver un sentiment d'horreur et de 
dégoût qui anéantissait tout le plaisir. Je te voyais tou- 
jours à mes côtés, dans notre jardin du palais d'Âlbano, 
lorsque la Madone t'inspira cette pensée généreuse en 
apparence; mais qui pourtant, après ma mère, a fait le 
malheur de notre vie. Tu n'étais point menaçant, inais 
tendre et bon comme tu le fus toujours; tu me regardais; 
alors j'éprouvais des moments de colère pour cet autre 
homme, et j'allais jusqu'à le battre de toutes mrs forces. 
Voilà toute la vérité, mon cher Jules: je ne voulais pas 
mourir sans te la dire, et je pensais aussi que peut-être 
cette conversation avec toi m'ôterait Tidée de mourir. Je 
n'en vois que mieux quelje eût été ma joie en te re- 

8. 



14S ŒUVRES DE STENDHAL. 

voyant, si je me fusse conservée digne de toi. Je t'ordonne 
de vivre et de continuer cette carrière militaire qui m*a 
causé tant de joie quand j'ai appris tes succès. Qu'eût-ce 
été, grand Dieu ! si j'eusse reçu tes lettres, surtout après 
la bataille d'Achenne 1 Vis, et rappelle-toi souvent la mé- 
moire de Ranuce, tué aux Giampi, et celle d'Hélène, qui, 
pour ne pas voir un reproche dans tes yeux, est morte à 
Sainte-Marthe. » 

Après avoir écrit, Hélène s'approcha du vieux soldat, 
qu'elle trouva dormant ; elle lui déroba sa dague, sans 
qu'il s'en aperçût, puis elle l'éveilla. 

— Tai fini, lui dit-elle, je crains que nos ennemis ne 
s'emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui 
est sur la table, et remets-la toi-même à Jules, toi-même^ 
entends-tu? De plus, donne-lui mon mouchoir que voici;, 
dis-lui que je ne l'aime pas plus en ce moment que je ne 
l'ai toujours aimé, toujours, entends bien ! 

Ugone debout ne partait pas. 

— Va donc ! 

— Madame, avez-vous bien réfléchi ? Le seigneur Jules 
vous aime tant ! - 

-^ Moi aussi, je l'aime, prends la lettre et remets-la 
toi-même. 

— Eh bien, que Dieu vous bénisse comme vous êtes 
bonne! 

fjgone alla et revint fort vite ; il trouva Hélène morte : 
9He avait la dague dans le cœur 



VITTORIA ACCORAMBONI 



f 



I 



i 



VITTORIA ACCORAMBONl 



DUCHESSE DE BRACCIANO 



Malheureusement pour moi comme pour le lecteur, 
ceci n'est point un roman, mais la traduction fidèle d'un 
récit fort grave écrit à Padoue en décembre 1585. 

Je me trouvais à Mantoue il y a quelques années, je 
cherchais des ébauches et de petits tableaux en rapport 
avec ma petite fortune, mais je voulais les peintres anté- 
rieurs à Tan i600; vers cette époque acheva de mourir 
Toriginalité italienne, déjà mise en grand péril par la 
prise de Florence en 1530. 

Au lieu de tableaux, un vieux patricien fort riche et 
fort avare me fit offrir à vendre, et très-cher, de vieux 
manuscrits jaunis par le temps ; je demandai à les par- 
courir; il y consentit, ajoutant qu'il se fiait à ma probité, 



146 ŒUVRES DE STENDHAL. 

pour ne pas me souYenir des anecdotes piquantes que 
j'aurais lues, si je n'achetais pas les manuscrits. 

Sous cette condition, qui me plut, j'ai parcouru, au 
grand détriment de mes yeux, trois ou quatre cents vo- 
lumes où furent entassés, il y a deux ou trois siècles, des 
récits d'aventures tragiques, des lettres de défi relatives à 
des duels, des traités de pacification entre des nobles voi- 
sins, des mémoires sur toutes sortes de sujets, etc., etc. 
Le vieux propriétaire demandait un prix énorme de ces 
manuscrits. Après des pourparlers, j'achetai fort cher le 
droit de faire copier certaines historiettes qui me plai- 
saient et qui montrent les habitudes de l'Italie vers 
l'an 1500. J'en ai vingt-deux volumes in-folio, et c'est 
une de ces histoires fidèlement traduites que le lecteur 
va lire, si toutefois il est doué de patience. Je sais l'his- 
toire du seizième siècle en Italie, et je crois que ce qui 
suit est parfaitement vrai. J'ai pris de la peine pour que 
la traduction de cet ancien style italien, grave, direct, 
souverainement obscur et chargé d'allusions aux choses 
et aux idées qui occupaient le monde sous le pontificat de 
Sixte-Quint (en 1585), ne présentât pas de reflets de la 
belle littérature moderne, et des idées de notre siècle 
sans préjugés. 

L'auteur inconnu du manuscrit est un personnage cir- 
conspect, il ne juge jamais un fait, ne le prépare jamais; 
son affaire unique est de raconter avec vérité. Si quelque- 
fois il est pittoresque, à son insu, c'est que, vers 1585, 
la vanité n'enveloppait point toutes les actions des hommes 
d'une auréole d'affectation; on croyait ne pouvoir agir 



VlïTORlA ACCORAMBONl. 147 

sur le voisin qu'en s'exprimant avec la plus grande clarté 
possible. Vers 1585, à Texception des fous entretenus 
dans les cours, ou des poètes, personne ne songeait à être 
aimable par la parole. On ne disait point encore : Je 
oiourrai aux pieds de Votre Majesté, au moment où Ton 
venait d'envoyer chercher des chevaux de poste pour 
, prendre la fuite ; c'était peut-être le seul genre de trahi- 
son qui ne fût pas en usage. On parlait peu, et chacun 
donnait une extrême attention à ce qu'on lui disait. 

Ainsi, ô lecteur bénévole! ne cherchez point ici un 
style piquant, rapide, brillant de fraîches allusions aux 
façons de sentir à la mode, ne vous attendez point sur- 
tout aux émotions entraînantes d'un roman de George 
Sand ; ce grand écrivain eût fait un chef-d'œuvre avec 
la vie et les malheurs de Vittoria Accoramboni. Le 
récit sincère que je vous présente ne peut avoir que 
les avantages plus modestes de l'histoire. Quand par 
hasard, courant la poste seul à la tombée de la nuit, on 
s^avise de réfléchir au grand art de connaître le cœur 
humain, on pourra prendre pour base de ses jugements 
les circonstances de l'histoire que voici. L'auteur dit tout, 
explique tout, ne laisse rien à faire à Timagination du 
lecteur ; il écrivit douze jours après la mort de l'héroïne * . 

Vittoria Accoramboni naquit d'une fort noble famiHe, 
dans une petite ville du duché d'Urbin, nommée Agubio. 



* Le manuscrit italien est déposé au bureau de la Revue des Deuic* 
Mondes. 



148 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Dès son enfance, elle fut remarquée de tous, à cause 
d'une rare et extraordinaire beauté; mais cette beauté 
fut son moindre charme : rien ne lui manqua de ce qui 
peut faire admirer une fille de haute naissance; mais 
rien ne fut si remarquable en elle, et Ton peut dire rien 
ne tint autant du prodige, parmi tant de qualités extraor- 
dinaires, qu'une certaine grâce toute charmante qui dès 
la première vue lui gagnait le cœur et la volonté de cha- 
cun. Et cette simplicité qui donnait de Tempire à ses 
moindres paroles n*était troublée par aucun soupçon 
d'artifice ; dès Tabord on prenait confiance en cette dame 
douée d'une si extraordinaire beauté. On aurait pu, à 
toute force, résister à cet enchantement, si on n'eût fait 
que la voir; mais, si on l'entendait parler, si surtout on 
venait à avoir quelque conversation avec elle, il était 
de toute impossibilité d'échapper à un charme aussi ex- 
traordinaire. 

Beaucoup de jeunes cavaliers de la ville de Rome, 
(ju'habitait son père, et où Ton voit son palais place des 
Rustictici, près Saint-Pierre, désirèrent obtenir sa main. 
Il y eut force jalousies et bien des rivalités, mais enfin 
les parents de Vittoria préférèrent Félix Pwetti, neveu 
du cardinal Hontalto, qui a été depuis le pape Sixte- 
Quint, heureusement régnant. 

Félix, filfe de Camille Peretti, sœur du cardinal, s'ap- 
pela d'abord François Mignucci ; il prit les noms de Félix 
Peretti lorsqu'il fut solennellement adopté par son oncle. 

Vittoria, entrant dans la maison Peretti, y porta, à son 
insu, cette prééminence que Ton peut appeler fatale, et 



VITTORIA àCCORAMBONl. 149 

qui la suivait en tous lieux ; de façon que Ton peut dire 
que, pour ne pas Tadorer, il fallait ne Tavoir jamais 
vue '. L'amour que son mari avait pour elle allait jus- 
qu'à une véritable folie; sa belle-mère, Camille, et le 
cardinal Montalto lui-même, semblaient n'avoir d'autre 
occupation sur la terre que celle de deviner les goûts 
de Vittorra, pour chercher aussitôt à les satisfaire. Rome 
entière admira comment ce cardinal, connu par Texi- 
guïtë de sa fortune non moins que par son horreur 
pour toute espèce de luxe, trouvait un plaisir si con- 
stant à aller au-devant de tous les souhaits de Vittoria. 
Jeune, brillante de. beauté, adorée de tous, elle ne 
laissait pas d'avoir quelquefois des fantaisies fort coû- 
teuses. Vittoria recevait de ses nouveaux parents des 
joyaux du plus grand prix, des perles, et enfin tout ce 
qui paraissait de plus rare chez les orfèvres de Rome, en 
ce lemps-là fort bien fournis. 

Pour l'amour de cette nièce aimable, le cardinal Mon-^ 
talto, si connu par sa sévérité, traita les frères de Vittoria 
comme s'ils eussent été ses propres neveux. Octave Acco- 
ramboni, à peine arrivé à Fâge de trente ans, fut, par 
l'intervention du cardinal Montalto, désigné par le duc 
d'Urbin et créé, par le pape Grégoire Xlli, évêque de 
Fossombrone; Marcel Accoramboni, jeune homme d'un 



* On voit à Milan, autant que je puis me souvenir, dans la biblio- 
thèque Âmbrosienne, des sonnets remplis de grâce et de sentiment, 
et d'autres pièces de vers, ouvrage de Vittoria Accoramboni . D'assez 
bons sonnets ont été faits dans le temps sur son étrange destinée. Il 
paraît qu*elle avait autant d'esprit que de grâces et de beauté. 

9 



J5U ŒUVRES DE STENDHAL. 

courage fougueux, accusé de plusieurs crimes, et vive- 
ment pourchassé par la corte *, avait échappé à grand'- 
peine à des poursuites qui pouvaient le mener à la mort. 
Honoré de la protection du cardinal, il put recouvrer 
une sorte de tranquillité. 

Un troisième frère de Vittoria, Jules Accoramboni, fut 
admis par le cardinal Alexandre Sforza aux premiers 
honneurs de sa cour, aussitôt que le cardinal Montalto en 
eut fait la demande. 

En un mot, si les hommes savaient mesurer leur bon- 
heur, non sur Tinsatiabilité infinie de leurs désirs, mais 
par la jouissance réelle des avantages qu'ils possèdent 
déjà, le mariage de Vittoria avec le neveu du cardinal 
Montalto eût pu sembler aux Accoramboni le comble des 
félicités humaines. Mais le désir insensé d'avantages im- 
menses et incertains peut jeter les hommes les plus com- 
blés des faveurs de là fortune dans des idées étranges et 
pleines de périls. 

Bien est-il vrai que si quelqu'un des parents de Vitto- 
ria, ainsi que dans Rome beaucoup en eurent le soupçon, 
contribua, par le désir d'une plus haute fortune, à la 
délivrer de son mari, il eut lieu de reconnaître bientôt 
après combien il eût été plus sage de se contenter des 
avantages modérés d'une fortune agréable, et qui devait 



* C'était le corps arme charge de veiller à la 'sàrelc publique, les 
gendarmes et agciits de jiDlice de l'an i580. Ils étaient comman- 
dés par un capitaine appelé Bargello, lequel était personnellement 
responsable de l'exécution des ordres de myiiseigncur le gouverneur 
t!e Kouie (le préfet de police). 



VITTOKJA AOCOKAMI^OM. loi 

altcHiidre silùt au faite do tout ce que peut désirer 
Fambition des hommes. 

Pendant que Vittoria vivait ainsi reine dans sa maison, 
un soir que Félix Peretti venait de se mettre au lit avec 
sa femme, une lettre lui fut remise par une nommée 
Catherine, née à Bologne et femme de chambre de Vitto- 
ria. Cette lettre avait été apportée par un frère de Cathe- 
rine, Dominique d'Aquaviva, surnommé le Mancino (le 
gaucher). Cet homme était banni de Rome pour plusieurs 
crimes ; mais, à la prière de Catherine, FéKx lui avait 
procuré la puissante protection de son oncle le cardinal, 
et le Mancino venait souvent dans la maison de Félix, 
qui avait en lui beaucoup de confiance. 

La lettre dont nous parlons était écrite au nom de 
Marcel Accoramboni, celui de tous les frères de Vittoria 
qui était le plus cher à son mari. Il vivait le plus souvent 
caché hors de Rome; mais cependant quelquefois il se 
hasardait à entrer en ville, et alors il trouvait un refuge 
dans la maison de Félix. 

Par la lettre remise à cette heure indue, Marcel appe- 
lait à son secours son beau-frère Félix Peretti ; il le con- 
jurait de venir à soji aide, et ajoutait que, pour une affaire 
de la plus grande urgence, il l'attendait près du palais de 
Montecavallo. 

Félix fit part à sa femme de la singulière lettre qui lui 
était remise, puis il s'habilla et ne prit d'autre arme que 
son épée. Accompagné d'un seul domestique qui portait 
une torche allumée, il était sur le point de sortir quand il 
trouva sous ses pas sa mère Camille, toutes les femmes 



152 (EIJVHES DE STENDHAL. 

de la maison, et parmi elles Vittoria elle-même; toutes 
le suppliaient avec les dernières instances de ne pas sor- 
tir à cette heure avancée. Comme il ne se rendait pas à 
leurs prières, elles tombèrent à genoux, et, les larmes 
aux yeux, le conjurèrent de les écouter. 

Ces femmes, et surtout Camille, étaient frappées de 
terreur par le récit des choses étranges qu'on voyait arri- 
ver tous les jours, et demeurer impunies dans ces temps 
du pontificat de Grégoire XIII, pleins de troubles et d'at- 
tentats inouïs. Elles étaient encore frappées d'une idée : 
Marcel Âccoramboni, quand il se hasardait à pénétrer 
dans Rgme, n'avait pas pour habitude de faire appeler 
Félix, et une telle démarche, à cette heure de la nuit, 
leur semblait hors de toute convenance. 

Rempli de tout le feu de son âge, Félix ne se rendait 
point à ces motifs de crainte ; mais, quand il sut que la 
lettre avait été apportée par le Mancino, homme qu'il 
aimait beaucoup et auquel il avait été utile, rien ne put 
Tarrêter, et il sortit de la maison. 

Il était précédé, comme il a été dit, d'un seul domesti- 
que portant une torche allumée ; mais le pauvre jeune 
homme avait à peine fait quelques pas de la montée de 
Montecavallo, qu'il tomba frappé de trois coups d'arque- 
buse. Les assassins, le voyant par terre, se jetèrent sur 
lui, et le criblèrent à Tenvi de coups de poignard, jusqu'à 
ce qu'il leur parût bien mort. A Tinstant, cette nouvelle 
fatale fut portée à la mère et à la femme de Félix, et, par 
elles, elle parvint au cardinal son oncle. 

Le cardinal, sans changer de visage, sans trahir la plus 



VITTORIA ACCORAMBONI. 155 

petite émotion, se fit proniplement revêtir de ses habits, 
et puis se recommanda soi-même à Dieu, et cette pauvre 
âme (ainsi prise à i*improviste] . 11 alla ensuite chez sa 
nièce, et, avec une gravité admirable et un air de paix 
profonde, il mit un frein aux cris et aux pleurs féminins 
qui commençaient à retentir dans toutela maison. Son au- 
torité sur ces femmes fut d'une telle efficacité, qu'à partir 
de cet instant, et même au moment où le cadavre fut 
emporté hors de la maison, Ton ne vit ou Ton n'entendit 
rien de leur part qui sVcartât le moins du monde de ce 
qui a lieu, dans les familles les plus réglées, pour les 
morts les plus prévues. Quant au cardinal Montalto lui- 
même, personne ne put surprendre en lui les signes, 
même modérés, delà douleur la plus simple; rien ne 
fut changé dans l'ordre et l'apparence extérieure de sa 
vie. Rome en fut bientôt convaincue, elle qui observait 
avec sa curiosité ordinaire les moindres mouvements d'un 
homme si profondément offensé. 

Il arriva par hasard que, le lendemain' même de la 
mort de Félix, le consistoire (des cardinaux) était convoqué 
au Vatican. Il n'y eut pas d'homme dans toute la ville 
qui ne pensât que pour ce premier jour, à tout le moins, 
le cardinal Montalto s'exempterait de cette fonction pu- 
blique. Là, en effet, il devait paraître sous les yeux de 
tant et de si curieux témoins 1 On observerait les moin- 
dres mouvements de cette faiblesse naturelle, et toutefois 
si convenable à celer chez un personnage qui d'une place 
éminente aspire à une plus éminente encore ; car tout le 
monde conviendra qu'il n'est pas convenable que celui 



154 ŒUVRES DE STENDHAL. 

qui ambitionne de s'élever au-dessus de tous les autres 
hommes se montre ainsi homme comme les autres. 

Mais les personnes qui avaient ces idées se trompèrent 
douhlement, car d'ahord, selon sa coutume, le cardinal 
Montalto fut des premiers à paraître dans la salle du con- 
sistoire, et ensuite il fut impossible aux plus clairvoyants 
de découvrir en lui un signe quelconque de sensibilité 
humaine. Au contraire, par ses réponses à ceux de ses col- 
lègues qui, à propos d'un événement si cruel, cherchèrent 
à lui présenter des paroles de consolation, il sut frapper 
tout le monde d'étonnement. La constance et l'apparente 
immobilité de son àme au milieu d'un si atroce malheur 
devinrent aussitôt l'entretien de la ville. 

Bien est-il vrai que dans ce même consistoire quel- 
ques hommes, plus exercés dans l'art des cours, allri- 
buèrent cette apparente insensibilité non à un défaut de 
sentiment, mais à beaucoup de dissimulation; et cette 
manière de voir fut bientôt après partagée parla multitude 
des courtisans, car il était utile de ne pas se montrer trop 
profondément blessé d'une offense dont sans doute Tau- 
teur était haut placé, et pouvait plus tard peut-être bar- 
rer le chemin à la dignité suprême. 

Quelle que fut la cause de cette insensibilité apparente 
et complète, un fait certain, c'est qu'elle frappa d'une 
sorte de stupeur Rome entière et la cour de Grégoire Xllf . 
Mais, pour en revenir au consistoire,. quand, tous les car- 
dinaux réunis, le pape lui-même entra dans la salle, il 
tourna aussitôt les yeux vers le cardinal Montalto, et on 
vit Sa Sainteté répandre des larmes; quant au cardinal, 



VITTOUIA AGGOKAMliONl. 155 

ses traits ne sortirent point de leur immobilité ordinaire. 

L'étonnement redoubla quand, dans le m(^me consis- 
toire, le cardinal Montalto étant allé à son tour s'age- 
nouiller devant le trône de Sa Sainteté, pour lui rendre 
compte des affaires dont il était chargé, le, pape, avant de 
lui permettre de commencer, ne put s'empêcher de lais- 
ser éclater ses sanglots. Quand Sa Sainteté fut en étal de 
parler, elle chercha à consoler le cardinal en lui pro- 
mettant qu'il serait fait prompte et sévère justice d'un 
attentat si énorme. Mais le cardinal, après avoir remercié 
très-humblement Sa Sainteté, la supplia de no pas or- 
donner de recherches sur ce qui était arrivé, protestant 
que, pour sa part, il pardonnait de bon cœur à Fauteur, 
quel qu'il put être. El immédiatement après celte prière, 
exprimée en très-peu de mots, le cardinal passa au détail 
des affaires dont il était chargé, comme si rien d'ex- 
traordinaire ne fût arrivé. 

Les yeux de tous les cardinaux présents au consistoire 
étaient fixés sur le pape et sur Montalto ; et, quoiqu'il soit 
assurément fortdifficile de donner le change à l'œil exercé 
des courtisans, aucun pourtant n'osa dire que le visage du 
cardinal Montalto eût'trahi la moindre émotion en voyant 
de si près les sanglots de Sa Sainteté, laquelle, à dire 
vrai, était tout à fait hors d'elle-même. Celte insensibilité 
étonnante du cardinal Montalto ne se démentit point du- 
rant tout le temps de son travail avec Sa Sainteté. Ce fut 
au point que le pape lui-môme en fut frappé, et, le con- 
sistoire terminé, il ne put s'empêcher de dire au cardinal 
de San Sisto, son neveu favori : 



156 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Veramente, costui è un gran frate! (En vérité, cet 
homme est un fier moine*!) 

La façon d'agir du cardinal Montalto ne fut, en aucun 
point, différente pendant toutes les journées qui suivi- 
rent. Ainsi que c'est la coutume, il reçut les visites de 
condoléance des cardinaux, des prélats et des princes ro- 
mains, et avec aucun, en quelque liaison qu'il fût avec 
lui, il ne se laissa emporter à aucune parole de douleur 
ou de .lamentation. Avec tous, après un court raisonne- 
ment sur rinstabilité des choses humaines, confirmé et 
fortifié par des sentences et des textes tirés des saintes 
Écritures ou des Pères, il changeait promptement de 
discours, et venait à parler des nouvelles de la ville 
ou des affaires particulières du personnage qui lui par- 
lait, exactement comme s*il eût voulu consoler ses con- 
solateurs. 

Rome fut surtout curieuse de ce qui se passerait pen- 
dant la visite que devait lui faire le prince Paolo Giordano 
Orsini, duc de Bracciano, auquel le bruit public attri- 
buait la mort de Félix Peretti. Le vulgaire pensait que le 
cardinal Montalto ne pourrait se trouver si rapproché du 
prince, et lui parler en tête-à-tête* sans laisser paraître 
quelque indice de ses sentiments. 

Au moment où le prince vint chez le cardinal, la foule 

^ Allusion à l'hypocrisie que les mauvais esprits croient fréquente 
chez les moines. Sixte-Quint avait été moine mendiant, et persécuté 
dans son ordre. Voir sa vie, par Gregorio Leti, historien amusant, 
qui n'est pas plus menteur qu*un autre. Félix Peretti fut assassiné en 
1580 ; son oncle fut créé pape en 1585 . 



VJTTORIA ACCORAMBONI. 157 

était énorme dans la rue et auprès de la porte; un grand 
nombre de courtisans remplissaient toutes les pièces de la 
maison, tant était gi'ande la curiosité d'observer le visage 
des deux interlocuteurs. Mais, chez Tun pas plus que 
chez l'autre, personne ne put observer rien d*extraordi- 
naire. Le cardinal Montai to se conforma à tout ce que 
prescrivaient les convenances de la cour; il donna à son 
visage une teinte d'hilarité fort remarquable, et sa façon 
d'adresser la parole au prince fut remplie d'affabilité. 

Un instant après, en remontant en carrosse, h prince 
Paul, se trouvant seul avec ses courtisans intimes, ne put 
s'empêcher de dire en riant : In fatto, ê vero che costui 
è un grand (ratel (H est parbleu bien vrai, cet homme 
est un fier moine!) comme s'il eût voulu confirmer la 
vérité du mot échappé au pape quelques jours aupa- 
ravant. 

Les sages ont pensé que la conduite tenue en cette cir- 
constance par le cardinal Montalto lui aplanit le chemin 
du trône ; car beaucoup de gens prirent de lui celte opi- 
nion que, soit par nature ou par vertu, il ne savait pas 
ou ne voulait pas nuire à qui que ce fût, encore qu'il eût 
grand sujet d'être irrité. 

Félix Peretti n'avait laissé rien d'écrit relativement à 
sa femme; elle dut en conséquence retourner dans la 
maison de ses parents Le cardinal Montalto lui fit re- 
mettre, avant son départ, les habits, les joyaux, et géné- 
ralement tous les dons qu'elle avait reçus pendant qu'elle 
était la femme de son neveu. 

Le troisième jour après la mort de Félix Peretti, Vit- 

9. 



158 ŒUVRES DE STENDHAL. 

toria, accompagnée de sa mère, alla s'établir dans le pa- 
lais du prince Orsini. Quelques-uns dirent que ces femmes 
furent portées à cette démarche par le soin de leur sûreté 
personnelle, la corte ' paraissant les menacer comme ac* 
cusées de consentement à Thomicide commis, ou du 
moins d'en avoir eu connaissance avant l'exécution ; 
d'autres pensèrent (et ce qui arriva plus tard sembla con- 
firmer cette idée) quelles furent portées à cette démar- 
che pour effectuer le mariage, le prince ayant promis à 
Yittoria de Tépouser aussitôt qu'elle n'aurait plus de 
mari. 

Toutefois, ni alors ni plus tard, on n'a connu claire- 
ment Tauteur de la mort de Félix, quoique tous aient eu 
des soupçons sur tous. La plupart cependant attribuaient 
cette mort au prince Orsini; on convenait généralement 
qu'il avait eu une passion pour Vittorio, il en avait 
donné des marques non équivoques; et le mariage qui 
survint fut une grande preuve, car la femme était d'une 
condition tellement inférieure, que la seule t3Tannie de 
la passion d'amour put l'élever jusqu'à l'égalité matri- 
moniale'. Le vulgaire ne fut point détourné de cette 
façon de voir par une lettre adressée au gouverneur de 
Rome, et que l'on répandit peu de jours après le fait. 

* La corte n'osait pas pénétrer dans le palais d'un prince. 

* La première femme du prince Orsini, dont il avait un fils nommé 
Virginio, était sceur de François I*', grand-duc de Toscane, et du cardinal 
Ferdinand de Médicis. 11 la fit périr du consentement de ses frères, 
parce qu'elle avait une intrigue. Telles étaient les lois de l'honneur 
apportées en Italie par les tispagnols. Les amours non légitimes d'une 
femme oiïenpaipnt autant ses frères cjne son mari, 



VITTORIA ACCORAMBONI, 159 

Cette lettre éiait écrite au nom de César Palaniieri, jeune 
homme d'un caractère fougueux et qui était banni de a 
ville. 

Dans cette lettre» Palantieri disait qu'il n était pas né 
cessaireque sa seigneurie illustrissime se donnât la peine 
de chercher ailleurs Fauteur de la mort de Félix Peretli, 
puisque lui-môme l'avait fait tuer à la suite de cer 
tains différends survenus entre eux quelque temps aupa 
ravant. 

Beaucoup pensèrent que cet assassinat n'avait pas eu 
lieu sans le consentement de la maison Âccoramboni ; on 
accusa les frères de Vittoria, qui auraient été séduits par 
l'ambition d'une alliance avec un prince si puissant et 
si riche. On accusa surtout Marcel, à cause de l'indice 
fourni par la lettre qui fit sortir de chez lui le malheu- 
reux Félix. On parla mal de Vittoria elle-même, quand 
on la vit consentir à aller habiter le palais des Orsini 
comme future épouse, sitôi après la mort de son mari. 
On prétendait qu'il est peu probable qu'on arrive ainsi 
en un clin d'œil à se servir des petites armes, si l'on n'n 
fait usage, pendant quelque temps du moins, des armes 
de longue portée*. 

L'information sur ce meurtre fut faite par monseigneur 
Portici, gouverneur de Rome, d'après les ordres de Gré- 
goire XIII. On y voit seulement que ce Dominique, sur- 
nommé Mancino, arrêté par la corte, avoue et sans être 
mis à la question (tormentato), dans le second interroga- 
toire, en date du 24 février 1582 : 

* Allusion à Tusage de se battre avec une épée et un poignard. 



160 ŒUVRES DE STENDHAL. 

(( Que la mère de Vittoria fut la cause de tout, et qu'elle 
fut secondée par la cameriera de Bologne, laquelle, aus- 
sitôt après le meurtre, prit refuge dans la citadelle de 
Bracciano (appartenant au prince Orsini et où la corle 
n'eût osé pénétrer), et que les exécuteurs du crime furent 
Machione de Gubbio et Paul Barca de Bracciano, lancie 
spezzate (soldats) d'un seigneur duquel, pour de dignes 
raisons, on n'a pas inséré le nom. » 

A ces dignes raisons se joignirent, comme je crois, les 
prières du cardinal Montalto, qui demanda avec instance 
que les recherches ne fussent pas poussées plus loin, et 
en effet il ne fut plus question du procès. Le Mancino 
fut mis hors de prison avec le precetto (ordre) de retour- 
ner directement à son pays, sous peine de la vie, et de ne 
jamais s'en écarter sans une permission expresse. La dé- 
livrance de cet homme eut lieu en 1583, le jour de saint 
Louis, et, comme ce jour était aussi celui de la naissance 
du cardinal Montalto, cette circonstance me confirme de 
plus en plus dans la croyance que ce fut à sa prière que 
cette affaire fut terminée ainsi. Sous un gouvernement 
aussi faible que celui de Grégoire XIII, un tel procès pou- 
vait avoir des conséquences fort désagréables et sans au- 
cune compensation. 

Les mouvements de la corte furent ainsi arrêtés, mais 
le pape Grégoire XIII ne voulut pourtant pas consentir à 
ce que le prince Paul Orsini, duc de Bracciano, épousât 
ta veuve Accoramboni. Sa Sainteté, après avoir infligé à 
cette dernière une sorte de prison, donna \e precetto au 
prince et à la veuve de ne point contracter de mariage 



V 



VITTORIA ACCOBAMBONI. 16t 

ensemble sans une permission expresse de lui ou de ses 
successeurs. 

Grégoire XHI vint à mourir (au commencement de 1 585), 
et des docteurs en droit, consultés par le prince Paul 
Orsini, ayant répondu qu'ils estimaient que le precetto 
était annulé par la mort du souverain qui Tavait imposé, 
il résolut d'épouser Yiitoria avant Télection d'un nouveau 
pape. Mais le mariage ne put se faire aussitôt que le prince 
le désirait, en partie parce qu'il voulait avoir Je consen- 
tement des frères de Vittoria, et il arriva qu'Octave Acco- 
raraboni, évêque de Fossombrone, ne voulut jamais don- 
ner le sien, et en partie parce qu'on ne croyait pas que 
l'élection du Successeur de Grégoire XIII dût avoir lieu 
aussi promptement. Le fait est que le mariage ne se fit 
que le jour même que fut créé pape le cardinal Montalto, 
si intéressé dans cette affaire, c'est-à-dire le 24 avril 1 585, 
soit que ce fût l'effet du hasard, soit que Je prince fût 
bien aise de montrer qu'il ne craignait pas plus la corte 
sous le nouveau pape qu'il n'avait fait sous Gré- 
goire XÏTI. 

Ce mariage offensa profondément l'àme de Sixte-Quint 
(car tel fut le nom choisi par le cardinal Montalto); il 
avait déjà quitté les façons de penser convenables à un 
moine, et monté son âme à la hauteur du grade dans 
lequel Dieu venait de le placer. 

Le pape ne donna pourtant aucun signe de colère; 
seulement, le prince Orsini s'étanl présenté ce même 
jour avec la foule des seigneurs romains pour lui baiser 
le pied, et avec l'intention secrète de tâcher délire, dans 



162 ŒUVRKS DE STKNDIIAL. 

les traits du saint-père, ce qu*il avait à attendra ou à 
craindre de cet homme, jusque-là si peu connu, il s'aper- 
çut qu'il n'était plus temps de plaisanter. Le nouveau 
pape ayant regardé le prince d'une façon singulière, et 
n'ayant pas répondu un seul mot au compliment qu'il 
lui adressa, celui-ci prit la résolution de découvrir sur» 
le-champ quelles étaient les intentions de Sa Sainteté n 
son égard. 

Par le gioyen de Ferdinand, cardinal de Médicis (frère 
de sa première femme), et de l'ambassadeur catholique 
espagnol, il demanda et obtint du pape une audience 
dans sa chambre : là il adressa à Sa Sainteté un discours 
étudié, et, sans faire mention des choses passées, il se 
réjouit avec elle à l'occasion de sa nouvelle dignité, et lui 
offrit, comme un très-fidèle vassal et serviteur, tout son 
avoir et toutes ses forces. 

Le pape * l'écouta avec un sérieux extraordinaire, et 
à la lin lui répondit que personne ne désirait plus que 
lui que la vie et les actions de Paolo Giordano Orsini 
fussent à l'avenir dignes du sang Orsini et d'un vrai die- 
valier chrétien; que, quant à ce qu'il avait été par le passé 
envers le saint-siége et envers la personne de lui, pape, 
personne ne pouvait le lui dire mieux que sa propre 
conscience; que pourtant, lui, prince, pouvait être as- 
suré d'une chose, à savoir, que tout ainsi qu'il lui par- 
donnait volontiers ce qu'il avait pu faire contre Félix 



* Sixte-Quint, papo, en le 85, à soiïante-huil ans, régna cinq ans 
et quatre mois : il a des rapporls frappants avec Napoléon. 



VITTORIA ACCORAMBONl. 165 

Peretû et contre Félix, cardinal Hontalto, jamais il ne 
lui pardonnerait ce qu'à l'avenir il pourrait faire contre 
le pape Sixte ; qu'en conséquence il l'engageait h aller 
sur-le champ expulser de sa maison et de ses Ëtats tous 
les bandits (exilés) et les malfaiteurs auxquels, jusqu'au 
présent moment» il avait donné asile. 

Sixte-Quint avait une efficacité singulière, de quelque 
ton qu'il voulût se servir en parlant; mais, quand il était 
irrité et menaçant, on eût dit que ses yeux lançaient la 
foudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que le prince Paul 
Orsini, accoutumé de tout temps à être craint des papes, 
fut porté à penser si sérieusement à ses affaires par cette 
façon de parler du pape, telle qu'il n'avait rien entendu 
de semblable pendant l'espace de treize ans, qu'à peine 
sorti du palais de Sa Sainteté il courut chez le cardinal 
de Médicis lui raconter ce qui venait de se passer. Puis 
il résolut, par le co)iseil du cardinal, de congédier, sans 
le moindre délai, tous ces hommes repris de justice aux- 
quels il donnait asile dans son palais et dans ses États, 
et il songea au plus vite à trouver quelque prétexte hon- 
nête pour sortir immédiatement des pays soumis au pou- 
voir de ce pontife si résolu. 

11 faut savoir que le prince Paul Orsini était devenu 
d'une grosseur extraordinaire; ses jambes étaient plus 
grosses que le corps d'un homme ordinaire, et une de 
ces jambes énormes était affligée du mal nommé la lupa 
(la louve), ainsi appelé parce qu'il faut le nourrir avec 
une grande abondance de viande fraîche qu'on applique 
sur la partie affectée; autrement l'humeur violente, ne 



164 ŒUVRES DR STENDHAL 

trouvant pas de chair morte à dévorer, se jetterait sur les 
chairs vivantes qui Tentourent. 

Le prince prit prétexte de ce mal pour aller aux célè- 
hres hains d*Âlbano, près de Padoue, pays dépendant de 
la république de Venise-, il partit avec sa nouvelle épouse 
vers le milieu de juin. Âlbano était un porttrés-sûr pour 
lui; car, depuis un grand nombre d*années, la maison 
Orsini était liée à la république de Venise par des servi- 
ces réciproques. 

Arrivé en ce pays de sûreté, le prince ne pensa qu*à 
jouir des agréments de plusieurs séjours; et, dans ce des- 
sein, il loua trois magnifiques palais : Tun à Venise, le 
palais Dandolo, dans la rue de la Zacca; le second à Pa- 
doue, et ce fut le palais Foscarini, sur la magnifique 
place nommée l'Arena ; il choisit le troisième à Salo, sur 
la rive délicieuse du lac de Garde : celui-ci avait appar- 
tenu autrefois à la famille Sforza Pallavicini. 

Les seigneurs de Venise (le gouvernement de la répu- 
blique) apprirent avec plaisir l'arrivée dans leurs Étals 
d*un tel prince, et lui offrirent aussitôt une très-noble 
condotta (c'est-à-dire une somme considérable payée an- 
nuellement, et qui devait ô:re employée par le prince à 
lever un corps de deux ou trois mille hommes dont il 
aurait le commandement). Le prince se débarrassa de 
cette offre fort lestement: il fit répondre à ces sénateurs 
que, bien que, par une inclination naturelle et hérédi- 
taire en sa famille, il se sentît porté de cœur au service 
de la sérénissime république, toutefois, se trouvant pré- 
sentement attaché au roi catholique, il ne lui semblait 



VITTORIA ACCORAMBONI. 165 

pas convenable d'accepter un autre engagement. Une 
réponse aussi résolue jeta quelque tiédeur dans Tesprit 
des sénateurs. D'abord ils avaient pensé à lui faire, à 
son arrivée à Venise, et au nom de tout le public, une 
réception fort honorable; ils se déterminèrent, sur sa 
réponse, à le laisser arriver comme un simple particulier. 

Le prince Orsini, informé de tout, prit la résolution de 
ne pas même aller à Venise. Il était déjà dans le voisi- 
nage de Padoue, il fit un détour dans cet admirable 
pays, et se rendit, avec toute sa suite, dans la maison 
préparée pour lui à Salo, sur les bords du lac de Garde. 
11 y passa tout cet été au milieu de passe-temps magni- 
fiques et variés. 

L'époque du changement (de séjour) étant arrivée, le 
prince fit quelques petits voyages, à la suite desquels il 
lui sembla ne pouvoir supporter la fatigue comme autre- 
fois; il eut des craintes pour sa santé ; enfin il songea à 
aller passer quelques jours à Venise, mais il en fut dé- 
tourné par sa femme, Vittoria, qui l'engagea à continuer 
de séjourner à Salo. 

Il y a eu des gens qui ont pensé que Vittoria Accoram- 
boni s'était aperçue Au péril que couraient les jours du 
prince son mari, et qu'elle ne l'engagea à rester à Salo 
que dans le dessein de Tentrainer plus tard hors d'Italie, 
et par exemple dans quelque ville libre, chez les Suis- 
ses; par ce moyen elle mettait en sûreté, en cas de mort 
du prince, et sa personne et sa fortune particulière. 

Que cette conjecture ait été fondée ou non, le fait est 
que rien de tel n'arriva, car le prince ayant été attaqué 



166 ŒUVRES DE STENDHAL. 

d*une nouvelle indisposition à Salo, le 10 novembre, it 
eut sur-le-champ le pressentiment de ce qui devait arriver. 

11 eut pitié de sa malheureuse femme ; il la voyait, 
dans la plus belle fleur de sa jeunesse, rester pauvre au- 
tant de réputation que des biens de la fortune, haïe des 
princes régnants en Italie, peu aimée des Orsini, et sans 
espoir d'un autre mariage après sa mort. Comme un 
seigneur magnanime et de foi loyale, il fit, de son pro- 
pre mouvement, un testament par lequel il voulut assu- 
rer la fortune de cette infortunée. 11 lui laissa en argent 
ou en joyaux la somme importante de cent mille pias- 
tres ^ outre tous les chevaux, carrosses et meubles dont 
il se servait dans ce voyage. Tout le reste de sa fortune 
fut laissé par lui à Virginio Orsini, son fils unique, qu'il 
avait eu de sa première femme, sœur de François I*', 
grand-duc de Toscane (celle-là même qu'il avait tuée pour 
cause d'infidélité, du consentement de ses frères). 

Mais combien sont incertaines les prévisions des 
hommes! Les dispositions que Paul Orsini pensait devoir 
assurer une parfaite sécurité à cette malheureuse jeune 
femme se chaugèrent pour elle en précipices et en ruine. 

Après avoir signé son testament, le prince se trouva 
un peu mieux le 12 novembre. Le matin du 15; on le 
saigna, et les médecins, n*ayant d'espoir que dans une 
diète sévère, laissèrent les ordres les plus précis pour qu'il 
ne prit aucune nourriture. 

Mais ils étaient a peine sortis de la chambre, que le 

» Environ 2,000,000 de 1837, 



VITTORIA ACCORAMBONl. 1G7 

prince exigea qu'on lui servit à dîner ; personne n'osa le 
contredire, et il mangea et but comme à 1 ordinaire. A 
peine le repas fut-il terminé, qu'il perdit cotmaissance, 
et deux heures avant le coucher du soleil il était mort. 

Après cette mort subite, Vittoria Accoramboni, accom- 
pagnée de Marcel, son frère, et de toute la cour du prince 
défunt, se rendit à Padouedans le palais Foscarini, situé 
près de VArena, celui-là môme que le prince Orsini avait 
loué. 

Peu après son arrivée, elle fut rejointe par son frère 
Flamiuio, qui jouissait de toute la faveur du cardinal 
Farnèse. Elle s'occupa alors des démarches nécessaires 
pour obtenir le payement du legs que lui avait fait 
soamari; ce legs s'élevait à soixante mille piastres ef- 
fectives qui devaient lui être payées dans le terme de 
deux années, et cela indépendamment de la dot, de la 
contre*dot,et de tous les joyaux et meubles qui étaient en 
son pouvoir. Le prince Orsini avait ordonné, par son 
testament, qu'à Rome, ou dans telle autre ville, au choix 
de la duchesse, on lui achèterait un palais de la valeur 
de dix mille piastres, et une vigne (maison de campagne) 
de six mille; il avait prescrit de plus qu'il fût pourvu à 
sa table' et à tout son service comme il convenait à une 
femme de son rang. Le service devait être de quarante 
domestiques, avec un nombre de chevaux correspondant. 

La signera Vittoria avait beaucoup d'espoir dans la fa- 
veur des princes de Ferrare, de Florence et d'Urbin, et 
dans celle des cardinaux Farnèse et de Médicis, nommés 
par le feu prince ses exécuteurs testamentaires. Il est à 



168 (EUVREvS DE STENDHAL. 

remarquer que le testament avait été dressé à Padoue, et 
soumis aux lumières des excellentissimes ParrizoH et 
Menochio, premiers professeurs de cette université et au- 
jourd'hui si célèbres jurisconsultes. 

Le prince Louis Orsini arriva à Padoue pour s'acquit- 
ter de ce qu'il avait à faire relativement au feu duc et à 
sa veuve, et se rendre ensuite au gouvernement de l'île 
de Corfou, auquel il avait été nommé par la sérénissime 
république. 

Il naquit d'abord une difficulté entre la signera Vitto- 
ria et le prince Louis, sur les chevaux du feu duc, que le 
prince disait n'être pas proprement des meubles suivant 
la façon ordinaire de parler; mais la duchesse prouva 
qu'ils devaient être considérés comme des meubles pro- 
prement dits, et il fut résolu qu'elle en retiendrait Tusage 
jusqu'à décision ultérieure; elle donna pour garantie 
le seigneur Soardi deBergame, condottiere des seigneurs 
vénitiens, gentilhomme fort riche et des premiers de sa 
patrie. 

Il survint une autre difficulté au sujet d'une certaine 
quantité de vaisselle d'argent, que le feu duc avait remise 
au prince Louis comme gage d'une somme d'argent que 
celui-ci avait prêtée au duc. Tout fut décidé par voie de 
justice, car le sérénissime (duc) de Ferrare s'employait 
pour que les dernières dispositions du feu prince Orsini 
eussent leur entière exécution. 

Cette seconde affaire fut décidée le 25 décembre, qui 
était un dimanche. 

La nuit suivante, quarante hommes entrèrent dans la 



VlïTOlUA ACCOUAMBONI. 469 

maison de ladite Âccoramboni. Ils étaient revêtus d liabits 
(le toile taillés d'une manière extravagante et arrangés 
de façon qu'ils ne pouvaient être reconnus, sinon par la 
voix ; et, lorsqu'ils s'appelaient entre eux, ils faisaient 
usage de certains noms de jargon. 

Us cherchèrent d'abord la personne de la duchesse, et, 
rayant trouvée, Tun d'eux lui dit : « Maintenant il faut 
mourir. » 

Et, sans lui accorder un moment, encore qu'elle de- 
mandât de se recommander à Dieu, il la perça d'un poi- 
gnard étroit au-dessous du sein gauche, et, agitant le 
poignard en tout sens, le cruel demanda plusieurs fois à. 
la malheureuse de lui dires'iilui touchait le cœur; enfin 
elle rendit le dernier soupir. Fendant ce temps les autres 
cherchaient les frères de la duchesse, desquels Tun, Mar- 
cel, eut la vie sauve, parce qu'on ne le trouva pas dans 
la maison ; Tautre fut percé de cent coups. Les assassins 
laissèrent les morts par terre, toute la maison en pleurs 
et en cris ; et, s'étant saisis de la cassette qui contenait les 
joyaux et l'argent, ils partirent. 

Cette nouvelle parvint rapidement aux magistrats, de 
Padoue; ils firent reconnaître les corps morts, et deman- 
dèrent des ordres à Venise. 

Pendant tout le lundi, le concours fut immense audit 
palais et à l'église des Ermites pour voir les cadavres. 
Les curieux étaient émus de pitié, particulièrement à 
voir la duchesse si belle : ils pleuraient son malheur, et 
dentibm fremebant (et grinçaient des dents) contre les 
assassins i mais on ne savait pas encore leurs noms. 



J7() acUVHES Dli STKNiniAL. 

La carte étant venue en soupçon, sur de forts indices, 
()ue la cliosa avait été faite par les ordres, ou du moins 
avec le consentement dudit prince Louis, elle le fit appe- 
ler, et lui, voulant entrer in corte (dans le tribunal) du 
très-illustre capitaine avec une suite de quarante hommes 
armés, on lui barra la porte, et on lui dit qu'il entrât avec 
trois ou quatre seulement. Mais, au moment où ceux-ci 
passaient, les autres se jetèrent à leur suite, écartèrent 
les gardes, et ils entrèrent tous. 

Le prince Louis, arrivé devant le très-illustre capitaine, 
se plaignait d'un tel affront, alléguant qu'il n'avait reçu 
un traitement pareil d'aucun prince souverain. Le très- 
illustre capitaine lui ayant demandé s'il savait quelque 
chose touchant la mort de la signera Vittoria, et ce qui 
était arrivé la nuit précédente, il répondit que oui, et 
qu'il avait ordonné qu'on en rendît compte à la justice. 
On voulut mettre sa réponse par écrit; il répondit que les 
hommes de son rang n'étaient pas tenus à cette forma- 
lité, et que, semblablement, ils ne devaient pas être in- 
terrogés. 

Le prince Louis demanda la permission d'expédier un 
courrier à Florence avec une lettre pour le prince Virgi- 
nie Orsini, auquel il rendait compte du procès et du 
crime survenu. 11 montra une lettre feinte qui n'était pas 
la véritable, et obtint ce qu'il demandait. 

Mais l'homme expédié fut arrêté hors do la ville et soi- 
gneusement fouillé ; on trouva la lettre que le prince 
Louis avait montrée, et une seconde lettre cachée dans 
les bottes du courrier ; elle était de la teneur suivante : 



VITTORIA ACCOUAMUONl. 171 

(( AU SEIGNEUR VIRGINIO ORSiNI. 

a Tkês-illustre seigneii;, 

({ Nous avons mis à exécution ce qui avait été convenu 
entre nous, et de telle façon, que nous avons pris pour 
dupe le très-illustre Tondini (apparemment le nom du 
chef de la corte qui avait interrogé le prince), si bien que 
Ton me tient ici pour le plus galant homme du monde. 
J'ai fait la chose en personne, ainsi ne manquez pas d'en- 
voyer sur-le-champ les gens que vous savez. » 

Cette lettre fît impression sur les magistrats ; ils se hâ- 
tèrent de renvoyer à Venise; par leur ordre les portes de 
la ville furent fermées, et les murailles garnies de sol- 
dats le jour et la nuit. On publia un avis portant des 
peines sévères pour qui, ayant connaissance des assas- 
sins, ne communiquerait pas ce qu'il savait à la justice. 
Ceux des assassins qui porteraient témoignage contre un 
des leurs ne seraient point inquiétés, et même on leur 
compterait une somme d'argent. Mais sur les sept heures 
de nuit, la veille de Noël (le 24 décembre, vers minuit), 
Aloïse Bragadin * arriva de Venise avec d'amples pouvoirs 
de la part du sénat, et Tordre de faire arrêter vifs ou 
morts, et quoi qu'il en pût coûter, ledit prince Louis et 
tous les siens. 

' firagadine. 



172 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Ledit seigneur avogador Bragadin, les seigneurs capi- 
taine et podestat se réunirent dans la forteresse. 

Il fut ordonné, sous peine de la potence (délia força), à 
toute la milice à pied et à cheval, de se rendre bien 
pourvue d'armes autour de la maison dudit prince Louis, 
voisine de la forteresse, et contiguë à Téglise de Saint- 
Augustin sur VArena. 

Le jour arrivé (qui était celui de Noël), un édit fut pu- 
blié dans la ville, qui exhortait les fils de Saint-Harc à 
courir en armes à la maison du seigneur Louis ; ceux qui 
n'avaient pas d'armes étaient appelés à la forteresse, où 
on leur en remettrait autant qu'ils en voudraient; cet 
édit promettait une récompense de deux mille ducats à 
qui remettrait à hcorte, vif ou mort, ledit seigneur Louis, 
et cinq cents ducats pour la personne de chacun de ses 
gens. De plus, il y avait ordre à qui ne serait pas pourvu 
d armes de ne point approcher de la maison du prince, 
afin de ne pas porter obstacle à qui se battrait dans le 
cas où il jugerait a propos de faire quelque sortie. 

En même temps, on plaça des fusils de rempart, des 
mortiers et de la grosse artillerie sur les vieilles murail- 
les, vis-à-vis la maison occupée par le prince ; on en mit 
autant sur les murailles neuves, desquelles on voyait le 
derrière de ladite maison. De ce côté, on avait placé la 
cavalerie de façon à ce qu'elle pût se mouvoir librement, 
si Ton avait besoin d'elle. Sur les bords de la rivière la 
Brenta, on était occupé à disposer des bancs, des armoi- 
res, des chars et autres meubles propres à faire office de 
parapets. On pensait, par ce moyen, mettre obstacle aux 



VITTORIA ACCOKAMBONI. 173 

mouvements des assiégés, s'ils entreprenaient de marcher 
contre le peuple en ordre serré. Ces parapets devaient 
aussi servir à protéger les artilleurs et les soldats contre 
le.s arquebusades des assiégés. 

Enfin on plaça des barques sur la rivière, en face et 
sur les côtés du prince, lesquelles étaient chargées 
d'hommes armés de mousquets et d'autres armes propres 
à inquiéter Tennemi, s'il tentait une sortie : en môme 
temps on fit des barricades dans toutes les rues. 

Pendant ces préparatifs arriva une lettre, rédigée en 
termes fort convenables, par laquelle le prince se plai- 
gnait d'être jugé coupable et de se voir traité en ennemi, 
et môme en rebelle, avant que Ton eût examiné l'affaire. 
Cette lettre avait été composée par Liveroto. 

Le 27 décembre, trois gentilshommes, des principaux 
de la ville, furent envoyés par les magistrats au seigneur 
Louis, qui avait avec lui, dans sa maison, quarante hom- 
mes, tous anciens soldats faits aux périls. On les trouva 
occupés à se fortifier avec des parapets formés de plan- 
ches et de matelas mouillés,'et à préparer leurs arque- 
buses. 

Ces trois gentilshommes déclarèrent au prince que 
les magistrats étaient résolus à s'emparer de sa personne; 
ils Texhortorcnt à se rendre, ajoutant que, par cette dé- 
marche, avant qu'on en fût venu aux voies de fait, il 
pouvait espérer d'eux quelque miséricorde. A quoi le 
seigneur Louis répondit que si, avant tout, les gardes 
placées autour de sa maison étaient levées, il se rendrait 
auprès des magistrats accompagné de deux ou trois do» 

10 



174 iEUViU:s DK STENDHAL. 

siens, pour traiter de Taffaire, sous la condition expresse 
qu'il serait toujours libre de rentrer dans sa maison. 

Les ambassadeurs prirent ces propositions écrites de 
sa main, et retournèrent auprès des magistrats, qui re- 
fusèrent les conditions, particulièrement d'après les con- 
seils du très-illustre Pio Enea, et autres nobles présents. 
Les ambassadeurs retournèrent auprès du prince, et lui 
annoncèrent que, s'il ne se rendait pas purement et sim- 
plement, on allait raser sa maison avec de Tartilleric; ù 
quoi il répondit qu'il préférait la mort à cet acte de sou- 
mission. 

Les magistrats donnèrent le signal de la bataille, et, 
quoiqu'on eût pu détruire presque entièrement la mai- 
son par une seule décharge, on aima mieux agir d'abord 
avec de certains ménagements, pour voir si les assiégés 
ne consentiraient point à se rendre. 

Ce parti a réussi, et l'on a épargné à Saint-Marc beau- 
coup d'argent, qui aurait été dépensé à rebâtir les par- 
ties détruites du palais attaqué ; toutefois, il n'a pas été 
approuvé généralement. Siles hommes du seigneur Louis 
avaient pris leur parti sans balancer, et se fussent élan- 
cés hors de la maison, le succès eût été fort incertain. 
C'étaient de vieux soldats ; ils ne manquaient ni de mu- 
nitions, ni d'armes, ni de courage, et, surtout, ils avaient 
le plus grand intérêt à vaincre ; ne valait-il pas mieux 
pour eux, même en mettant les choses au pis, mourir 
d'un coup d'arquebuse que de la main du bourreau? 
D'ailleurs, à qui avaient-ils affaire? à de malheureux 
assiégeants peu expérimentés dans les armes, et les sei- 



VITTORJA ACCORAMBONI. 175 

gneurs, dans ce cas, se seraient repentis de leur clé- 
mence et de leur bonté naturelle. 

On commença donc à battre la colonnade qui était 
sur le devant de la maison; ensuite, tirant toujours un 
peu plus haut, on détruisit le mur de façade qui est der- 
rière. Pendant ce temps, les gens du dedans tirèrent 
force arquebusades, mais sans autre effet que de blesser 
k répaule un homme du peuple. 

Le seigneur Louis criait avec une grande impétuosité : 
Bataille! bataille! guerre! guerre! Il était trè&K)ccupé à 
faire fondre des balles avec Tétain des plats et le plomb 
des carreaux des fenêtres. Il menaçait de faire une sor- 
tie, mais les assiégeants prirent de nouvelles mesures, et 
Ton fit avancer de rartillerie de plus gros calibre. 

Au premier coup qu'elle tira, elle fit écrouler un grand 
morceau de la maison, et un certain Pandoifo Leupratti 
(le Camerino tomba dans les ruines. C'était un homme 
de grand courage et un bandit de grande importance. Il 
était banni des Etats de la sainte Église, et sa tête avait 
été mise au prix de quatre cents piastres par le très-il- 
lustre seigneur Vitelli, pour la mort de Vincent Vitelli, 
lequel avait été attaqué dans sa voiture, et tué à coups 
d'arquebuse et de poignard, donnés par le prince Louis 
Orsini avec le bras du susdit Pandoifo et de ses compa- 
gnons. Tout étourdi de sa chute, Pandoifo ne pouvait 
faire aucun mouvement; un serviteur des seigneurs Caidi 
Lista s'avança sur lui armé d'un pistolet, et très-brave- 
ment il lui coupa la tète, qu'il se hâta de porter à la for- 
teresse et de remettre aux magistrats. 



176 (EUVRES DE STENDHAL. 

Peu après un autre coup d'artillerie fit tomber un 
pan de la maison, et en même temps le comte de Mon- 
temelino de Pérouse, et il mourut dans les ruines, tout 
fracassé par le boulet. 

On vit ensuite sortir de la maison un personnage 
nommé le colonel Lorenzo, des nobles de Camerino, 
homme fort riche, et qui en plusieurs occasions avait 
donné des preuves de valeur et était fort estimé du 
prince. Il résolut de ne pas mourir tout à fait sans ven- 
geance; il voulut tirer son fusil; mais, encore que la roue 
tournât, il arriva, peut-être par la permission de Dieu, 
que l'arquebuse ne prit pas feu, et dans* cet instant il 
eut le corps traversé d'une balle. Le coup avait été tiré 
par un pauvre diable, répétiteur des écoliers à Saint- 
Michel. Et, taudis^que pour gagner la récompense pro- 
mise celui-ci s'approchait pour lui couper la tête, il fut 
prévenu par d'autres plus lestes et surtout plus forts que 
lui, lesquels prirent la bourse, le ceinturon, le fusil, 
l'argent et les bagues du colonel, et lui coupèrent la 
tête. 

Ceux-ci étant morts, dans lesquels le prince Louis 
avait le plus de confiance, il resta fort troublé, et on 
observa qu'il ne se donnait plus aucun mouvement. 

Le seigneur Filenfi, son maître de casa et secrétaire 
en habit civil, fit signe d'un balcon avec un mouchoir 
blanc qu'il se rendait. Il sortit et fut mené à la citadelle, 
conduit sous le bras, comme on dit qu'il est d*usage*à la 
guerre, par Anselme Suardo, lieutenant des seigneurs 
(magistrats). Interrogé sur-le-champ, il dit n'avoir au-. 



VITTORIA ACCORAMBONI. 177 

cune faute dans ce qui s'était passé, parce que la veilJe 
de Noël seulement il était arrivé de Venise, où il s'était 
arrêté plusieurs jours pour les affaires du prince. 

On lui demanda quel nombre de gens avait avec lui le 
prince; il répondit : « Vingt ou trente personnes. * 

On lui demanda leurs noms, il répondit qu'il y en 
avait huit ou dix qui, étant personnes de qualité, man- 
geaient, ainsi que lui, à la table du prince, et que de 
ceux-là il savait les noms, mais que des autres, gens de 
vie vagabonde et arrivés depuis peu auprès du prince, il 
n'avait aucune particulière connaissance. 

11 ncmima treize personnes, y compris le frère de Li- 
veroto. 

Peu après, Tartillerie placée sur les murailles de la 
ville commença à jouer. Les soldats se placèrent dans les 
maisons contiguës à celle du prince pour empêcher la 
fuite de ses gens. Ledit prince, qui avait couru les 
mêmes périls que les deux dont nous avons raconté la 
mort, dit à ceux qui l'entouraient <]e se soutenir jusqu*à 
ce qu*ils vissent. un écrit de sa main accompagné d'un 
certain signe; après quoi il se rendit à cet Anselme 
Suardo, déjà nommé ci-dessus. Et, parce qu'on ne put le 
conduire en carrosse, ainsi qu'il était prescrit, à cause 
de la grande foule de peuple et des barricades faites 
dans les rues, il fut résolu qu'il irait à pied. 

Il marcha au milieu des gens de Marcel Accoramboni ; 
il avait à ses côtés les seigneurs condottieri, le lieutenant 
Suardo, d'autres capitaines et gentilshommes de la ville, 
tous très-bien fournis d'armes. Venait ensuite une bonne 

10. 



178 ŒUVRES DE STENDHAL. 

compagnie d'hommes d'armes et de soldats de la ville. 
Le prince Louis marchait vêtu de brun, son stylet au 
côté, et son manteau relevé sous le bras d'un air fort élé- 
gant; il dit avec un sourire rempli de dédain : Si f avais 
combattu! voulant presque faire entendre quMl Taurait 
emporté. Conduit devant les seigneurs, il les salua aus- 
sitôt, et dit : 

— Messieurs, je suis prisonnier de ce gentilhomme, 
montrant le seigneur Anselme, et je suis très-fâché de ce 
qui est arrivé et qui n'a pas dépendu de moi. 

Le capitaine ayant ordonné qu'on lui enlevât le stylet 
qu'il avait au côté, il s'appuya à un balcon, et commença 
à se tailler les ongles avec une paire de petits ciseaux 
qu'il trouva là. 

On lui demanda quelles personnes il avait dans sa mai- 
son ; il nomma parmi les autres le colonel Liveroto et le 
comte Montemelino dont il a été parlé ci-dessus, ajoutant 
qu'il donnerait dix mille piastres pour racheter Tun 
d'eux, et que pour l'autre il donnerait son sang môme. 
Il demanda d'être placé dans un lieu convenable à un 
homme tel que lui. La chose étant ainsi convenue, il écri- 
vit de sa main aux siens, leur ordonnant de se rendre, 
et il donna sa bague pour signe. Il dit au seigneur An- 
selme qu'il lui donnait son épée et son fusil, le priant, 
lorsqu'on aurait trouvé ces armes dans sa maison, de 
s'en servir pour amour de lui, comme étant armes d'un 
gentilhomme et non de quelque soldat vulgaire. 

Les soldats entrèrent dans la maison, la visitèrent avec 
soin, et sur-le-champ on fit l'appel des gens du prince. 



VITTORIA ACCORAMBONI. 179 

qui se trouvèrent au nombre de trente-quatre, après quoi 
ils furent conduits deux à deux dans la prison du palais. 
Les morts furent laissés en proie aux chiens, et on se hâta 
de rendre compte du tout à Venise. 

On s'aperçut que beaucoup de soldats du prince Louis, 
complices du fait, ne se trouvaient pas; on défendit de 
leur donner asile, sous peine, pour les contrevenants, de 
la démolition de leur maison et de la confiscation de leurs 
biens; ceux qui les dénonceraient recevraient cinquante 
piastres. Par ces moyens on en trouva plusieurs. 

On expédia de Venise une frégate à Candie, portant 
ordre au seigneur Lalino Orsini de revenir sur-le-champ 
pour affaire de grande importance, et Ton croit qu'il per- 
dra sa charge. 

Hier matin, qui fut le jour de la Saint-Ëtienne, tout le 
monde s'attendait a voir mourir ledit prince Louis, ou à 
ouïr raconter qu'il avait été étranglé en prison ; et Ton fut 
généralement surpris qu'il on fût autrement, vu qu'il 
n'est pas oiseau à tenir longtemps en cage. Mais la nuit 
suivante le procès eut lieu, et, le jour de Saint-Jean, un 
peu avant l'aube, on sut que ledit seigneur avait été 
étranglé et qu'il était mort fort bien disposé. Son corps 
fut transporté sans délai à la cathédrale, accompagné par 
le clergé de celte église et par les pères jésuites. Il fut 
laissé toute la journée sur une table au milieu de Téglise 
pour servir de spectacle au peuple et de miroir aux inex- 
périmentés. 

Le lendemain son corps fut porté à Venise, ainsi qu'il 
Tavait ordonné dans son testament, et là il fut enterré. 



180 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Le samedi on pendit deux de ses gens; le premier et 
le principal fulFurio Savorgnano, Tautre une personne 
vile. 

Le lundi qui fut le pénultième jour de Fan susdit, on 
en pendit treize parmi lesquels plusieurs étaient très- 
nobles; deux autres, Tun dit le capitaine Splendiano et 
1 autre le comte Paganello, furent conduits par la place 
et légèrement tenaillés; arrivés au lieu du supplice, ils 
furent assommés, eurent la tête cassée, et furent coupés 
en quartiers, étant encore presque vifs. Ces hommes 
étaient nobles, et, avant qu'ils se donnassent au mal, ils 
étaient fort riches. On dit que le comte Paganello fut celui 
qui tua la signera Vittoria Accoramboni avec la cruauté 
qui a été racontée. On objecte à cela que le prince Louis, 
dans la lettre citée plus haut, atteste qu il a fait la chose 
de sa main ; peut-être fut-ce par vaine gloire comme celle 
qu'il montra dans Rome en faisant assassiner Yitelli, ou 
bien pour mériter davantage la faveur du prince Virgi- 
nie Orsini. 

Le comte Paganello, avant de recevoir le coup mortel, 
fut percé à diverses reprises avec un couteau au-dessous 
du sein gauche, pour lui loucher le cœur comme il Pavait 
fait a cette pauvre dame. Il arriva de là que de la poitrine 
il versait comme un fleuve de sang. H vécut ainsi plus 
d'une demi-heure, au grand élonnement de tous. C'était 
un homme de quarante-cinq ans qui annonçait beaucoup 
de force. 

Les fourches patibulaires sont encore dressées pour 
expédier les dix-neuf qui restent, le premier jour qui ne 



VITTORIA ACCORAMBONI. 181 

sera pas de fête. Mais, comme le bourreau est exlrême- 
tnent las, et que le peuple est comme en agonie pour 
avoir vu tant de morts, on diffère Texéculion pendant 
ces deux jours. On ne pense pas qu'on laisse la vie à au- 
cun. Il n y aura peut-être d'excepté, parmi les gens atta- 
chés au prince Louis, que le seigneur Filen fi, son maître 
de casay lequel se donne toutes les peines du monde, et 
en effet la chose est importante pour lui, afin de prouver 
qu'il n'a eu aucune part au fait. 

Personne ne se souvient, môme parmi les plus âgés de 
cette ville de Padoue, que jamais, par une sentence plus 
juste, on ait procédé contre la vie de tant de personnes, 
en une seule fois. Et ces seigneurs (de Venise) se sont ac- 
quis une bonne renommée et une réputation auprès des 
nations les plus civilisées. 

(AjouU d\me autre main,) 

François Filenfi, secrétaire et maestro di casa, fut 
condamné à quinze ans de prison. L'échanson (copiere) 
Onorio Adami de Ferme, ainsi que deux autres, à une 
année Je prison ; sept autres furent condamnés aux ga- 
lères avec les fers aux pieds, et enfin sept furent relâchés. 



LES CENCI 



LES CENCr 



^599 



Le don Juan de Molière est galaut sans doute, mais 
avant tout il est homme de bonne compagnie ; avant de 
se livrer au penchant irrésistible qui l'entraîne vers 
les jolies femmes, il tient à se conformer à 4in certain 
modèle idéal, il veut être Thoromequi serait souverai- 
nement admiré à la cour d'un jeune roi galant et spiri- 
tuel. 

Le don Juan de Mozart est déjà plus près de la nature, 
et moins français, il pense moins à Vopinion des autres; 
il ne songe pas, avant tout, àparestre, comme dit le baron 
de Fœneste, de d'Aubigné. Nous n'avons que deux por- 
traits du don Juan d'Italie, tel qu'il dut se montrer, en 

' Par un décret du 1854, lu cougrégalion de l'Index y a mis 

YBiUoire des Cmci. par M. Guerazzi.(Voir les Dé.ats du 20 mars 1855.) 

11 



180 ŒUYHËS De STENDHAL. 

ce beau pays, au seizième siècle, au début de la civili- 
sation renaissante. 

De ces deux portraits, il en est un que je ne puis abso- 
lument faire connaître, le siècle est trop collet monté; il 
faut se rappeler ce grand mot que j'ai ouï répéter bien 
des fois à lord Byron : This âge of cant. Cette hypocrisie 
si ennuyeuse et qui ne trompe personne a Timmense 
avantage de donner quelque chose à dire aux sots : ils se 
scandalisent de ce qu'on a osé dire telle chose, de ce 
qu'on a osé rire de telle autre, etc. Son desavantage est 
de raccourcir infiniment le domaine de Thistoire. 

Si le lecteur a le bon goût de me le permettre, je vais 
' lui présenter, en toute humilité, une notice historique 
sur le second des don Juan, dont ilest possible de parler 
en 1837 ; il se nommait François Cenci. 

Pour que le don Juan soit possible, il faut qu'il y ait 
de l'hypocrisie dans le monde. Le don Juan eût été un 
elTet sans cause dans Tantiquité ; la religion était une fête, 
elle exhortait les hommes au plaisir, comment aurait-elle 
flétri des êtres qui faisaient d'un certain plaisir leur uni- 
que affaire? Le gouvernement seul parlait de s'abstenir; 
il défendait les choses qui pouvaient nuire à la patrie, 
c'est-à-Klire à l'intérêt bien entendu de tous, et non ce qui 
peut nuire à l'individu qui ^git. 

Toul homme qui avait du goût pour les femmes et 
beaucoup d'argent pouvait donc être un don Juan dans 
Athènes, personne n'y trouvait à redire; personne ne 
professait que cette vie est une vallée de larmes et 
qu'il y a du mérite à se faire souffrir» 



'à 



M:S CINCJ. 187 

Je ne pcn^e p?.s (jue Ic^tlon Juan allu'nitn pûl arriver 
jusqu'au crime aussi rapidement que le don Juan des 
monarchies modernes ; une grande partie du plaisir de 

^ celui-ci consiste à braver l'opinion, et il a débuté, dans 

-; sa jeunesse, par s'imaginer qu'il bravait seulement l'hy- 

^ pocrisie. 

^ Violer les lois dans la monarchie à la Louis XV, tirer 
un coup de fusil à un couvreur, et le faire dégringoler du 

^ haut de son toit, n'est-ce pas une preuve que Ton vit dans 

'^ la société du prince, que Ton est du meilleur ton, et que 
Ton se moque fort du juge qui est un bourgeois? Se 

^ moquer dujuge^ n'est-ce pas le premier essai de tout petit 

^^ don Juan qui débute? 

I * 

'^ Parmi nous, les femmes ne sont plus à la mode, c'est 

pourquoi les don Juan sont rares; mais quand il y en 

" avait, ils commençaient toujours par chercher des plai- 

^ sirs fort naturels, tout en se faisant gloire de braver ce 

' qui leur semblait des idées non fondées en raison dans 

' la religion de leurs contemporains. Ce n'est que plus tard, 

et lorsqu'il commence à se pervertir, que le don Juan 

' trouve une volupt(î exquise à braver les opinions qui lui 

semblent à lui-même justes et raisonnables. 

Ce passage devait être fort difflcile chez les anciens, et 
ce n'est guère que sous les empereurs romains, et après 
Tibère et Caprée, que Ton trouve des libertins qui ai« 
ment la corruption pour elle-même, c'est-à-dire pour le 
plaisir de braver les opinions raisonnables de leurs con^ 
temporains. 
Ainsi c'est à la religion chrétienne que j'attribue la 



188 (EL'VRËS DE STENDHAL. . 

possibilité du rôle satanique de don Juan. C'est sans 
doute cette religion qui enseigna au monde qu'un pauvre 
esclave, qu'un gladiateur avait une âme absolument égale 
en faculté et en dignité à celle de César lui-même; ainsi, 
il faut la remercier de l'apparition des sentiments déli- 
cats, je ne doute pas, au reste,- que tôt ou tard ces senti- 
ments ne se fussent fait jour dans le sein des peuples. 
L'Enéide est déjà bien plus tendre que V Iliade, 

La théorie de Jésus était celle des philosophes arabes 
ses contemporains; la seule chose nouvelle qui se soit in- 
troduite dans le monde à la suite des principes prêches 
par saint Paul, c'est un corps de prêtres absolument sé- 
paré du reste des citoyens et même ayant des intérêts 
opposés *. 

Ce corps fît son unique affaire de cultiver et de forti- 
fier le sentiment religieux ; il inventa des prestiges et des 
habitudes pour émouvoir les esprits de toutes les classes, 
depuis le pâtre inculte jusqu'au vieux courtisan blasé ; 
il sut lier son souvenir aux impressions charmantes de la 
première enfance ; il ne laissa point passer la moindre 
peste ou le moindre grand malheur sans en profiter pour 
redoubler la peur et le sentiment religieux, ou tout au 
moins pour bâtir une belle église, comme la Sainte à 
Venise. 

L'existence de ce corps produisit cette chose admira- 
ble : le pape saint Léon résistant sans force physique au 
féroce Attila et à ses nuées de barbares qui venaient d'ef- 
frayer la Chine, la Perse et les Gaules. 

' Voir Montesquieu, Politique des Romaine dane la religion. 



LES GËNCI. 189 

Ainsi, la.religion, comme le pouvoir absolu tempéré 
par des chansons, qu'on appelle la monarchie française, 
a produit des choses singulières que le monde n'eût Ja- 
mais vues, peut-être, s*il eût été privé de ces deux insti- 
tutions. 

Parmi ces choses bonnes ou mauvaises, mais toujours 
singulières et curieuses, et qui eussent bien étonné Aris- 
tote, Polybe, Auguste, et les autres bonnes têtes deTanti- 
quité, je place sans hésiter le caractère tout moderne du 
don Juan. C'est, à mon avis, un produit des instittUions 
ascétiques des papes venus après Luther ; car Léon X et 
sa cour (i506) suivaient à peu près les principes de la 
religion d'Athènes. 

Le Don Juan de Molière fut représenté au commence- 
. ment du règne de Louis XIV, le i 5 février i 665 ; ce prince 
n'était point encore dévot, et cependant la censure ecclé- 
siastique fit supprimer la scène du pauvre dans la fwêt. 
Cette censure, pour se donnerdes forces, voulait persuader 
à ce jeune roi, si prodigieusem^t ignorant, que le mot 
janséniste était synonyme de républicain ^ 

L'original est d'un Espagnol, Tirso deHolina^; une 
troupe italienne en jouait une imitation à Paris vers 1664, 
et faisait fureur. C'est probablement la comédie du monde 
qui a été représentée le plus souvent. C'est qu'il y a le 

* Saint-Simon, Mémoires de Vabbë Blache. 

' Ce nom fut adopté par un moine, homme d'esprit, fray Gabriel 
Tellez. Il appartenait à Tordre de la Merci, et l'on a de lui plusieurs 
pièces où se trouvent des scènes de génie, entre autres, le Timide à la 
Cour. Tellez fit trois cents comédies, dont soixante ou quitre -vingts 
existent encore. Il mourut vers 1610. 



190 ŒUVRES DE STENDHAL. 

diable et Tamour, la peur de Tenfer et une passion exal" 
tée pour une femme, c'est-à-dire, ce qu'il y a de plus ter- 
rible et de plus doux aux yeux de tous les hommes, pour 
peu qu'ils soient au-dessus de Tétat sauvage. 

Il n'est pas étonnant que la peinture du don Juan ait 
été introduite dans la littérature par un poëte espagnol. 
L'amour tient une grande place dans la vie de ce peuple; 
c'est, là-bas, une passion sérieuse et qui se fait sacrifier, 
haut la main, toutes les autres, et môme, qui le croirait? 
la vanité ! Il en est de môme en Allemagne et en Italie. A 
le bien prendre, la France seule est complètement déli- 
vrée de cette passion, qui fait faire tant de folies à ces 
étrangers : par exemple, épouser une fille pauvre, sous 
le prétexte qu'elle est jolie et qu'on en est amoureux. Les 
filles qui manquent de beauté ne manquent pas d'admi- 
rateurs en France; nous sommes gens avisés. Ailleurs, 
elles sont réduites à se faire religieuses,.et c'est pourquoi 
les couvents sont indispensables en Espagne. Les filles 
n'ont pas de dot en ce pays, et cette loi a maintenu le 
triomphe de l'amour. En Fronce, l'amour ne s'est-il pas 
réfugié au cinquième étage, e'est-à-dire parmi les filles 
qui ne se marient pas avec l'entremise du notaire de la 
famille? 

Il ne faut point parler du don Juan de lord Byron, ce 
n'est qu'un Faublas, un beau jeune homme insignifiant, 
et sur lequel se précipitent toutes sortes de bonheurs in- 
vraisemblables. 

C'est donc en Italie et au seizième siècle seulement 
qu'a dû paraître, pour la première fois, ce caractère sin- 



LES CENCI. 191 

gulier. C'est en Italie et au dix-septième siècle qu'une 
princesse disait, en prenant une glace avec délices dans 
la soirJe d'une journée fort chaude : Quel dommage que 
ce ne soit pas un péché ! 

Ce sentiment forme, suivant moi, la base du caractère 
du don Juan, et comme on voit, la religion chrétienne 
lui est nécessaire. 

Sur quoi un auteur napolitain s'écrie : f N'est-ce rien 
que de braver le ciel, et de croire qu'au moment même 
le ciel peut vous réduire en cendre? De là l'extrême vo- 
lupté, dit-on, d'avoir une maîtresse religieuse, et reli- 
gieuse remplie de piété, sachant fort bien qu'elle fait 
mai, et demandant pardon à Dieu avec passion, comme 
elle pèche avec passion *. » 

Supposons un chrétien extrêmement pervers^ né à 
Rome, au moment où le sévère Pie V venait de remettre 
en honneur ou d'inventer une foule de pratiques minu- 
tieuses absolument étrangères à cette morale simple* qui 
n'appelle vertu que ce qui est utile aux hommes. Une in- 
quisition inexorable, et tellement inexorable qu'elle dura 
peu en Italie, et dut se réfugier en Espagne, venait 
d'être renforcée* et faisait peur à tous. Pendant quelques 

^ < D. Dominico Paglietta. 

* Saint Pie Y Ghislieri, Piémontais, dont on voit la figure maigre et 
sévère au tombeau de Sixte-Quint, à Sainte-Marie-Majcure, était 
grcmd inquisiêeur quand il fut appelé au trône de. saint Pierre, en 
15U6. Il gouverna l'Eglise six ans et vingt-quatre jours. Voir ses lettres, 
publiées par M. de Polter, le seul homme parmi nous qui ait connu 
ce point d'histoire. L'ouvrage de M. dePotter, vasle mine défaits, est 
le fruit de quatorze ans d'études consciencieuses dans les bibliothèques 
de Florence, de Venise et de l\ome. 



192 lEUVRES DE STENDHAL. 

aonées, on attacha de très-grandes peines à la non-exé- 
cution ou au mépris public de ces petites pratiques mi- 
nutieuses élevées au rang des devoirs les plus sacrés de la 
religion; le Romain pervers dont nous parlons aura 
haussé les épaules en voyant l'universalité des citoyens 
tremhler devant 1er lois terribles de l'inquisition. 

(( Eh bien! se sera-t-il dit, je suis Thomme le plus 
riche de Rome, cette capitale du monde ; je vais en être 
aussi le plus brave ; je vais me moquer publiquement de 
tout ce que ces gens-là respectent, et qui ressemble si 
peu à ce qu'on doit respecter, b 

Car un don Juan, pour être tel, doit être homme de 
cœur et posséder cet esprit vif et net qui fait voir clair 
dans les motifs des actions des hommes. 

François Cenci se sera dit : t Par quelles adtions par- 
lantes, moi Romain, né à Rome en 1527, précisément 
pendant les six mois durant lesquels les soldats luthériens 
du connétable de Bourbon y commirent, sur les choses 
saintes, les plus affreuses profanations; par quelles 
actions pourrais-je faire remarquer mon courage et me 
donner, le plus profondément possible, le plaisir de bra- 
ver Topinion? Comment étonnerai-je» mes sots contem- 
porains? Comment pourrai-je me donner le plaisir si vif 
de me sentir différent de tout ce vulgaire? » 

Il ne pouvait entrer dans la tête d*un Romain, et d'un 
Romain du moyen âge, de se borner à des paroles. Il 
n'est pas de pays où les paroles hardies soient plus mé- 
prisées qu'en Italie. 

L'homme qui a pu se dire à lui-même ces choses se 



LES CENCI. 193 

nommait François Cenci : il a été tué sous les yeux de 
sa fille et de sa femme, le 15 septembre 1598. Rien d'ai- 
mable ne nous reste de ce don Juan, son caractère ne fut 
point adouci et amoindri par Tidée d'être, avant tout, 
homme de bonne compagnie, comme le don Juan de 
Molière. Il ne songeait aux autres hommes que pour mar- 
quer sa supériorité sur eux, s'en servir dans ses desseins 
ou les haïr. Le don Juan n'a jamais de plaisir par les 
sympathies, par les douces rêveries ou les illusions d'un 
cœur tendre. Il lui faut, avant tout, des plaisirs qui 
soient des triomphes, qui puissent être vus par les au- 
très, et qui ne puissent être niés; il lui faut la liste dé- 
ployée par rinsolent Leporello ajux yeux de la triste 
Elvire. 

Le don Juan romain s'est bien gardé de la maladresse 
insigne de donner la clef de son caractère, et de faire des 
confidences à un laquais, comme le don Juan de Molière; 
il a vécu sans confident, et n'a prononcé de paroles que 
celles qui étaient utiles pour Vavancement de ses des- 
seins. Nul ne surprit en lui de ces moments de tendresse 
véritable et de gaieté charmante qui nous font pardonner 
au don Juan de Mozart; pour tout dire, le portrait que 
je vais traduire est affreux. 

Par choix, je n'aurais pas raconté ce caractère, je me 
serais contenté de l'étudier, car il est plus voisin de l'hor- 
rible que du curieux ; mais j'avouerai qu'il m'a été de- 
mandé par des compagnons de voyage auxquels je ne 
pouvais rien refuser. En 1823, j'eus le bonheur de voir 
l'Italie avec des êtres aimables et que je n'oublierai ja- 

11. 



194 ŒUVRES DE STENDHAL. 

mais; je fus séduit comme eux par le portrait de Béatrix 
Cenci, que Ton voit à Rome, au palais Barberini. 

La galerie de ce palais est maintenant réduite à sept 
ou huit tableaux ; mais quatre sont des chefs-d'œuvre : 
c*e$t d*abord le portrait de la célèbre Fornarina, la 
maîtresse de Raphaël, par Raphaël lui même. Ce por- 
trait, sur Tauthenticité duquel il ne peut s'élever aucun 
doute, car on trouve des copies contemporaines, est tout 
différent de la figure qui, à la galerie de Florence, est 
donnée comme le portrait de la maîtresse de Raphaël, et 
a été gravé, sous ce nom, par Horghen. Le portrait de 
Florence n'est pas même de Raphaël. En faveur de ce 
grand nom, le lecteur voudra-t-il pardonner à cette pe- 
tite digression? 

Le second portrait précieux de la galerie Barberini 
est du Guide ; c'est le portrait de Béatrix Cenci, dont on 
voit tant de mauvaises gravures. Ce grand peintre a placé 
sur le cou de Béatrix un bout de draperie insignifiant : 
il Fa coiffée d*un turban; il eût craint de pousser la vé- 
rite jusqu'à rhorriblSy s'il eût reproduit exactement 
l'habit qu'elle s'était fait faire pour paraître à Inexécu- 
tion, et les cheveux en désordre d*une pauvre fille de 
seize ans qui vient de s'abandonner au désespoir. La tête 
est douce et belle, le regard très-doux et les yeux fort 
grands : ils ont Tair étonné d'une personne qui vient 
d'être surprise au moment où elle pleurait à chaudes 
larmes. Les cheveux sont blonds et très-beaux. Cette tête 
n'a rien de la fierté romaine et de cette conscience de 
ses propres forces que l'on surprend souvent dans le 



w 



LES CENCI. 195 

regard assuré d'une fille du Tibre, di una figlia del 
Tevere, disent-elles d'elles-mêmes avec fierté. Malheu- 
reusement les demi-leintes de ce portrait ont poussé au 
rouge de brique pendant ce long intervalle de deux cent 
trente-huit ans qui nous sépare de la catastrophe dont 
on va lire le 'récit. 

Le troisième portrait de la galerie Barberini est celui 
de Lucrèce Petroni, belle-mère de Béatrix, qui fut exé- 
cutée avec elle. C'est le type de la matrone romaine dans 
sa beauté et sa fierté ' naturelles. Les traits sont grands 
et la carnation d'une éclatante blancheur, les sourcils 
sont noirs et fort marqués, le regard est impérieux et 
en même temps chargé de volupté. C'est un beau con- 
traste avec la figure si douce, si simple, presque alle- 
mande de sa belle- fille. 

Le quatrième portrait, brillant par la vérité et l'éclat 
des couleurs, est l'un des chefs-d'œuvre du Titien ; c'est 
une esclave grecque qui fut la maîtresse du fameux dog 
Barbarigo. 

Presque tous les étrangers qui arrivent à Borne se font 
conduire, dès le commencement de leur tournée, à là 
galerie Barberini; ils sont appelés, les femmes surtout, 
par les portraits de Béatrix Cenci et de sa belle-mère. 
J'ai partagé la curiosité commune; ensuite, comme tout 
le monde, j*ai cherché à obtenir communication des 
pièces de ce procès célèbre. Si vous avez ce crédit, vous 
serez tout étonné, je pense, en lisant ces pièces, où tout 

' Cette fierté ne provient point du rang dans le monde, comme 
dans les portraits de Vati Dyck. 



196 ŒUVRES DE STENDHAL. 

est latîn, excepté les réponses des accusés, de ne trouver 
presque pas Texplication des faits. C'est qu'à Rome, en 
1599, personne n'ignorait les faits. J'ai acheté la permis- 
sion de copier un récit contemporain ; j'ai cru pouvoir 
en donner la traduction sans blesser aucune convenance; 
du moins cette traduction put-elle être lue tout haut de- 
vant des dames en 1823. U est bien entendu que le tra- 
ducteur cesse d'être fidèle lorsqu'il ne peut plus l'être : 
rhorreur l'emporterait facilement sur l'intérêt de cu- 
riosité. 

Le triste rôle du don Juan pur (celui qui ne cherche 
à se conformer à aucun modèle idéal, et qui ne songe à 
l'opinion du monde que pour l'outrager) est exposé ici 
dans toute son horreur. Les excès de ses crimes forcent 
deux femmes malheureuses à le faire tuer sous leurs 
yeux; ces deux femmes étaient Tune son épouse, et l'au- 
tre sa fille, et le lecteur n'osera décider si elles furent 
coupables. Leurs contemporains trouvèrent qu'elles ne 
devaient pas périr. 

Je suis convaincu que la tragédie de Galeoto Manfredi 
(qui fut tué par sa femme, sujet traité par le grand poëte 
Monti) et tant d'autres tragédies domestiques du quin- 
zième siècle, qui sont moins connues et à peine indiquées 
dans les histoires particulières des villes d'Italie, finirent 
par une scène semblable à celle du château de Petrella. 
Voici la traduction du récit contemporain ; il est en ita- 
lien de Rome, et fut écrit le 14 septembre 1599. 



LES CENCl. .97 



HISTOIRE VÉRITABLE. 

De la mort de Jacques et Béatrix Cenci, 

et de Lucrèce Petroni Cenci, leur belle-mère, exécutés pour crime de 

parricide, samedi dernier 11 septembre 1599, 

sous le règne de notre saint père le pape, Clément YIII, 

Âldobrandini. 



La vie exécrable qu'a toujours menée François Cenci, 
né à Rome et l'un de nos concitoyens les plus opulents, 
a fini par le conduire à sa perte.Il a entraîné à une mort 
prématurée ses fils, jeunes gens forts et courageux, et sa 
fille Béatrix, qui, quoiqu'elle ait été conduite au supplice, 
à peine âgée de seize ans- (il y a aujourd'hui quatre 
jours), n'en passait pas moins pour une des plus belles 
personnes des États du pspe et de Tltalie tout entière. 
La nouvelle se répand que le signer Guido Reni, un des 
élèves de cette admirable école de Bologne, a voulu faire 
le portrait de la pauvre Béatrix, vendredi dernier, c'est- 
à-dire le jour même qui a précédé son exécution. Si ce 
grand peintre s'est acquitté de cette tat^he comme il a 
fait pour les autres peintures qu'il a exécutées dans cette 
capitale, la postérité pourra se faire quelque idée de ce 
que fut la beauté de cette fille admirable. Afin qu'elle 
puisse aussi conserver quelque souvenir de ses malheurs 
sans pareils, et de la force étonnante avec laquelle cette 
âme vraiment romaine sut les combattre, j'ai résolu 
d'écrire ce que j'ai appris sur l'action qui l'a conduite à 
la mort, et ce que j'ai vu le jour de sa glorieuse tragédie. 



y 



198 ŒU\M\ES DE STENDHAL. 

Les [lersonnes qui m'ont donné mes informations 
étaient placées de façon à savoir les circonstances les plus 
secrètes, lesquelles sont ignorées dans Rome, même au- 
jourd'hui, quoique depuis six semaines on ne parle 
d'autre chose que du procès des Cenci. J'écrirai avec 

. une certaine liberté, assuré que je suis de pouvoir dépo- 
ser mon commentaire dans des archives respectables, et 
d'où certainement il ne sera tiré qu'après moi. Mon uni- 
que chagrin est de devoir parler, mais ainsi le veut la 
vérité, contre Tinnoc^nce de cette pauvre Béatrix Cenci, 
adorée et respectée de tous ceux qui Font connue, autant 
que son horrible père était haï cl exécré. 

Cet homme, qui, l'on ne peut le nier, avait reçu du 
ciel une sagacité et une bizarrerie étonnantes, fut fils de 

' monsîgnor Cenci, lequel, sous Pie V (Ghislieri), s'était 
élevé au poste de trésorier (ministre des finances). Ce 
saint pape, tout occupé, comme on sait, de sa juste haine 
contre Thérésie et du rétablissement de son admirable 
inquisition, n'eut que du mépris pour l'administration 
temporelle de son État, de façon que ce monsignor Cenci, 
qui fut trésorier pendant quelques années avant 1572, 
trouva moyen de laisser à cet homme affreux qui fut 
'son fils et père de Béatrix un revenu net de cent soixante 
mille piastres (environ deux millions cinq cent mille 
francs de 1837). 

François Cenci, outre celte grande fortune, avait une 
réputation de courage et de prudence à laquelle, dans 
son jeune temps, aucun autre Romain ne put atteindre; 
et cette réputation le mettait d'autant plus en crédit à la 



LES CENCÏ. 19îi 

cour du pape et parmi tout le peuple, que les actions 
criminelles que Ton commençait à lui imputer n*étaient 
que du genre de celles que le monde pardonne facile- 
ment. Beaucoup de Romains se rappelaient encore, avec 
un amer regret, la liberté de penser et d'agir dont on 
avait joui du temps de Léon X, qui nous fut enlevé en 
i 51 5, et sous Paul IH, mort en 1549. Déjà, sous ce der- 
nier pape, on commença à parler du jeune François 
Genci à cause de certains amours singuliers, amenés à 
bonne réussite par des moyens plus singuliers encore. 

Sous Paul 111, temps où Ton pouvait encore parler 
avec une certaine confiance, beaucoup disaient que Fran- 
çois Genci était avide surtout d'événements bizarres qui 
pussent lui donner des peripezie di miova idea^ sensa- 
tions nouvelles et inquiétantes; ceux-là s'appuient sur ce 
qu'on a trouvé dans ses livres de compte des articles tels 
que celui-ci : 

f Pour les aventures et peripezie de Toscanella, trois 
mille cinq cents piastres (environ soixante mille francs 
de 1857) e non fu caro (et ce ne fut pas trop cher). » 

On ne sait peut-être pas, dans les autres villes d'Italie, 
que notre sort et notre façon d'être à Rome changent se- 
lon le caractère du pape régnant. Ainsi, pendant treize 
années, sous le bon pape Grégoire XllI (Buoncompagni), 
tout était permis à Rome; qui voulîiit faisait poignarder 
son ennemi, et n'était point poursuivi, pour peu qu'il se 
conduisît d'une façon modeste. A cet excès d'indulgence 
succéda Texcès de la sévérité pendant les cinq années 
que régna le grand Sixte-Quint, duquel il a été dit, 



202 ŒUVRES DE STENDHAL. 

encore il fut poussé à cette belle action par le désir sin- 
giflier d'avoir sous ses yeux les tombeaux de tous ses en- 
fants S pour lesquels il eut une haine excessive et contre 
nature, même dès leur plus tendre jeunesse, quand ils 
ne pouvaient encore l'avoir offensé en rien. 

Cei;l là que je veux les mettre tous, disait-il souvent 
avec un rire amer aux ouvriers qu*il employait à con- 
struire son église. 11 envoya les trois aines, Jacques, 
Christophe et Roch, étudier à l'université de Salamanque 
en Espagne. Une fois qu'ils furent dans ce pays lointain, 
il prit un malin plaisir à ne leur faire passer aucune 
remise d'argent, de façon que ces malheureux jeunes 
gens, après avoir adressé à leur père nombre de lettres, 
qui toutes restèrent sans réponse, furent réduits à la mi- 
S('Table nécessité de revenir dans leur patrie en emprun- 
tant de petites sommes d'argent ou en mendiant tout le 
long de la route. 

A Rome, ils trouvèrent un père plus sévère et plus 
rigide, plus âpre que jamais, lequel, malgré ses immen- 
ses richesses, ne voulut ni les vêtir ni leur donner l'ar- 
gent nécessaire pour acheter les aliments les plus gros- 
siers. -Ces malheureux furent forcés d'avoir recours au 
pape, qui força François Cenci à leur faire une petite 
pension. Avec ce secours fort médiocre ils se séparèrent 
de lui. 

Bientôt après, à Voccasion de ses amours infâmes, 
François fut mis en prison pour la troisième et dernière 

* A Borne on enterre sons les églises. 






LES CENCI. 203 

fois ; sur quoi les trois frères sollicitèrent une audience 
de notre saint père le pape actuellement régnant, et le 
prièrent eu commun de faire mourir François Cenci leur 
père, qui dirent-ils, déshonorerait leur maison. Clé- 
ment YIII en avait grande envie, mais il ne voulut pas 
suivre sa première pensée, pour ne pas donner contente- 
ment à ces enfants dénaturés, et il les chassa honteuse- 
ment de sa présence. 

Le père, comme nous Pavons dit plus haut, sortit de 
prison en donnant une grosse somme d'argent à qui le 
pouvait proléger. On conçoit que l'étrange démarche de 
ses trois fils aines dut augmenter encore la haine qu'il 
portait à ses enfants. Il les maudissait à chaque instant, 
grands et petits, et tous les jours il accablait de coups de 
bâton ses deux pauvres filles, qui habitaient avec lui dans 
son palais. 

La plus âgée, quoique surveillée de près, se donna tant 
de soins, qu'elle parvint à faire présenter une supplique 
au pape ; elle conjura Sa Sainteté de la marier ou de la 
placer dans un monastère. Clément VIII eut pitié de ses 
malheurs, et la maria à Charles Gabrielli, de la famille 
la plus noble de Gubbio ; Sa Sainteté obligea le père à 
donner une forte dot. 

A ce coup imprévu, François Cenci montra une extrême 
colère, el pour empêcher que Béatrix, en devenant plus 
grande, n'eût l'idée de suivre l'exemple de sa sœur, il la 
séquestra dans un des appartements de son immense pa- 
lais. Là, personne n'eut la permission de voir Béatrix, 
alors à peine âgée de quatorze ans, et déjà dans tout 



a04 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Téclat d'une ravissante beauté. Elle avait surtout une 
gaieté, une candeur et un esprit comique que je n'ai ja- 
mais vu qu'à elle. François Cenci lui portait lui-môme à 
manger. Il est à croire que c'est alors que le monstre en 
devint amoureux, ou feignit d'en devenir amoureux, afin 
de mettre au supplice sa malheureuse QUe. Il lui parlait 
souvent du tour perfide que lui avait joué sa sœur aînée, 
et, se mettant en colère au son de ses propres paroles, 
finissait par accabler de coups Béatrix. 

Sur ces entrefaites, Roch Cenci, son fils, fut tué par 
un charcutier, et, Tannée suivante, Christophe Cenci fut 
tué par Paul Corso de Massa. A cette occasion, il montra 
sa noire impiété, car aux funérailles de ses deux fils il ne 
voulut pas dépenser môme une baloque pour des cierges. 
En apprenant le sort de son fils Christophe, il s'écria qu'il 
ne pourrait goûter quelque joie que lorsque tous ses en- 
fants seraient enterrés, et que, lorsque le dernier vien- 
drait à mourir, il voulait, en signe de bonheur, mettre 
le feu à son palais. Rome fut étonnée de ce propos, mais 
elle croyait tout possible d'un pareil homme, qui met- 
tait sa gloire à braver tout le monde et le pape lui-môme. 

(Ici il devient absolument impossible de suivre le nar- 
rateur romain dans le récit fort obscur des choses étran- 
ges par lesquelles François Cenci chercha à étonner ses 
contemporains. Sa femme et sa malheureuse fille furent, 
suivant toute apparence, victimes de ses idées abomina- 
bles.) 

Toutes ces choses ne lui suffirent point ; il tenta avec 
des menaces, et en employant la force, de violer sa 



LES GENGI. 205 

propre fille Béatrix, laquelle était déjà grande et belle; il 
n'eut pas honte d'aller se placer dans son lit, lui se trou- 
vant dans un état complet de nudité. Il se promenait avec 
elle dans les salles de son palais, lui étant parfaitement 
nu ; puis il la conduisait dans le lit de sa femme, afîn 
qu'à la lueur des lampes la pauvre Lucrèce pût voir ce 
qu'il faisait avec Béatrix. 

Il donnait à entendre à cette pauvre fille une hérésie 
effroyable, que j'ose à peine rapporter, à savoir que, 
lorsqu'un père connaît sa propre fille, les enfants qui 
naissent sont nécessairement des saints, et que tous les 
plus grands saints vénérés par l'Église sont nés de cette 
façon, c'est-à-dire que leur grand-père maternel a été 
leur père. 

Lorsque Béatrix résistait à ses exécrables volontés, il 
l'accablait des coups les plus cruels, de sorte que cette 
pauvre fille, ne pouvant tenir à une vie si malheureuse, 
eut ridée de suivre l'exemple que sa sœur lui avait 
donné. Elle adressa à notre saint père le pape une sup- 
plique fort détaillée; mais il est à croire que François 
Genci avait pris jses précautions, car il ne paraît pas que 
cette supplique soit jamais parvenue aux mains de Sa 
Sainteté; du moins fut-il impossible de la retrou- 
ver à la secrétairerie des Memoriali, lorsque, Béa- 
trix étant en prison, son défenseur eut le plus grand 
besoin de cette pièce ; elle aurait pu prouver en quelque 
sorte les excès inouïs qui furent commis dans le château 
de Petrella. N'eût-il pas été évident pour tous que Béa- 
trix Cenci s'était trouvée dans le cas d'une légitime dé- 



20«i ŒUVRES hK STKNDIIAL 

fense? Ce mémorial parlait aussi au nom de Lucrèce, 
belle-mère de Béatrix. 

François Cenei eut connaissance de cette tentative, et 
Ton peut juger avec quelle colère il redoubla de mau- 
vais traitements envers ces deux malheureuses femmes. 

La vie leur devint absolument insupportable, et ce fut 
alors que, voyant bien qu'elles n'avaient rien à espérer 
de la justice du souverain, dont les courtisans étaient 
gagnes par les riches cadeaux de François, elles eurent 
ridée d'en venir au parti extrême qui les a perdues, mais 
qui pourtant a eu cet avantage de terminer leurs souf- 
frances en ce monde. 

Il faut savoir que le célèbre monsignor Guerra allait 
souvent au palais Cenci; il était d'une taille élevée et 
d'ailleurs fort bel homme, et avait reçu ce don spécial 
de la destinée, qu'à quelque chose qu'il voulût s'appli- 
quer il s'en tirait avec une grâce toute particulière. On 
a supposé qu'il aimait Béatrix et avait le projet de quitter 
la mantelleta et de l'épouser* ; mais, quoiqu'il prît soin 
de eftcher ses sentiments avec une attention extrême, il 
était exécré de François Cenci, qui lui reprochait d'avoir 
été fort lié avec tous ses enfants. Quand monsignor 
Guerra apprenait que le signer Cenci était hors de son pa- 
lais, il montait à l'appartement des dames et passait plu- 
sieurs heures à discourir avec elles et à écouter leurs 
plaintes des traitements incroyables auxquels toutes les 



' La plupart des moiMgnori ne sont point eiigagét« dans les ordres 
sacres et peuvent se marier. 



KS CliNGI. 207 

clcux étaient en butte. Il paraît que Béatrix la première 
osa parler de vive voix à nionsignor Guerra du projet au- 
quel elles s'étaient arrêtées. Avec le temps il y donna les 
mains; et, vivement pressé à diverses reprises par Béa- 
trix, il consentit enCn à communiquer cet étrange des- 
sein à Giacomo Cenci, sans le consentement duquel on ne 
pouvait rien faire, puisqu'il était le frère aine et chef de 
fa maison après François. 

On trouva de grandes facilités à Tattirer dans la con- 
spiration ; il était extrêmement maltraité par son père, 
qui ne lui donnait aucun secours, chose d'autant plus 
sensible à Giacomo qu'il était marié et avait six enfants. 
On cht)isit pour s'assembler et traiter des moyens de 
donner la mort à François Cenci l'appartement de mon- 
signer Guerra. L'affaire se traita avec toutes les formes 
convenables, et Ton prit sur toutes choses le vote de la 
belle-mère et de la jeune fille. Quand enfin le parti 
fut arrêté, on fit choix de deux vassaux de. François 
Cenci, lesquels avaient conçu contre lui une haine mor- 
telle. L'un deux s'appelait Marzio; c^était un homme 
de cœur, fort attaché aux malheureux enfants de Fran- 
çois, et, pour faire quelque chose qui leur fût agréable, il 
consentit à prendre part au parricide. Olimpio, le second, 
avait été choisi pour châtelain de la forteresse de la Po- 
trella, au royaume de Naples, par le prince Colonna ; 
mais, par son crédit tout-puissant auprès du prince, Fran- 
çois Cenci Pavait fait chasser. 

On convint de toute chose avec ces deux hommes; 
François Cenci ayant annoncé que, pour éviter le mau^ 



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LES GËNGI. 209 

avait à supporter, fit appeler sous les murs de la forte- 
resse Marzio et Olimpîo. Pendant la nuit, tandis que son 
père dormait, elle leur parla d'une fenêtre basse et leur 
jeta des lettres qui étaient adressées à monsignor Guerra. 
Au moyen de ces lettres, il fut convenu que monsignor 
Guerra promettrait à Harzio et à Olimpio mille piastres 
s'ils voulaient se charger eux-mêmes de mettre a mort 
François Cenci. Un tiers de la somme devait être payé à 
Rome, avant Taction, par monsignor Guerra, et les deux 
autres tiers par Lucrèce et Béatrix, lorsque, la chose 
faite, elles seraient maîtresses du coffre-fort de Cenci. 

II fut convenu de plus que la chose aurait lieu le jour 
de la Nativité de la Vierge, et à cet effet ces deux hom- 
mes furent introduits avec adresse dans la forteresse. 
Mais Lucrèce fut arrêtée par le respect dû à une fête de la 
Madone, et elle engagea Béatrix à différer d'un jour, afin 
de ne pas commettre un double péché. 

Ce fut donc le 9 septembre 1598, dans la soirée, que, 
la mère et la fille ayant donné de Topium avec beaucoup 
de dextérité à François Cenci, cet homme si difficile à 
tromper, il tomba dans un profond sommeil. 

Vers minuit, Béatrix introduisit elle-même dans la 
forteresse Marzio et Olimpio ; ensuite Lucrèce et Béatrix 
les conduisirent dans la chambre du vieillard, qui dor- 
mait profondément. Là on les laissa afin qu'ils effectuas- 
sent ce qui avait été convenu, et les deux femmes allé- 
reni attendre dans une chambre voisine. Tout à coup 
elles virent revenir ces deux hommes avec des figures 
pâles, et comme hors d'eux-mêmes. 

12 



208 ŒUVRES DE STENDHAI.. 

vais air de Rome, il irait passer Tété suivant dans cette 
forteresse de la Petrella, on eut l'idée de réunir une dou- 
zaine de bandits napolitains. Olimpio se chargea de les 
fournir. On décida qu'on les ferait cacher dans les forêts 
voisines de la Petrella, qu'on les avertirait du moment 
où François Cenci se mettrait en chemin, qu'ils Tenlève- 
raient sur la route, et feraient annoncer à sa famille 
qu'ils le délivreraient moyennant une forte rançon. Alors 
les enfants seraient obligés de retourner à Rome pour 
amasser la somme demandée par les brigands; ils de- 
vaient feindre de ne pas pouvoir trouver cette somme 
avec rapidité, et les brigands, suivant leur menace, ne 
voyant point arriver Targent, auraient mis à mort Fran- 
çois Cenci. De cette façon, personne ne devait être amené 
à soupçonner les véritables auteurs de cette mort. 

Mais, l'été venu, lorsque François Cenci partit de Rome 
pour la Petrella, l'espion qui devait donner avis du dé- 
part, avertit trop tard les bandits placés dans les bois, et 
ils n'eurent pas le temps de descendre sur la grande 
route. Cenci arriva sans encombre à la Petrella ; les bri-. 
gands, las d'attendre une proie douteuse, allèrent voler 
ailleurs pour leur propre compte. 

De son côté, Cenci, vieillard sage et soupçonneux, ne 
se hasardait jamais à sortir de la forteresse. Et, sa mau- 
vaise humeur augmentant avec les infirmités de l'âge, qui 
lui étaient insupportables, il redoublait les traitements 
atroces qu'il faisait subir aux deux pauvres femmes. 11 
prétendait qu'elles se réjouissaient de sa faiblesse. 

Béatrix, poussée à bout par les choses horribles qu'elle 



LES GËNGI. 209 

avait à supporter, fit appeler sous les murs de la forte- 
resse Marzio et Olîmpio. Pendant la nuit, tandis que son 
père dormait, elle leur parla d'une fenêtre basse et leur 
jeta des lettres qui étaient adressées à monsignor Guerra. 
Au moyen de ces lettres, il fut convenu que monsignor 
Guerra promettrait à Harzio et à Olimpio mille piastres 
s^ils voulaient se charger eux-mêmes de mettre à mort 
François Cenci. Un tiers de la somme devait être paye à 
Rome, avant l'action, par monsignor Guerra, et les deux 
autres tiers par Lucrèce et Béatrix, lorsque, la chose 
faite, elles seraient maîtresses du coffre-fort de Cenci. 

Il fut convenu de plus que la chose aurait lieu le jour 
de la Nativité de la Vierge, et à cet effet ces deux hom- 
mes furent introduits avec adresse dans la forteresse. 
Mais Lucrèce fut arrêtée par le respect dû à une fête de la 
Madone, et elle engagea Béatrix à différer d'un jour, afin 
de ne pas commettre un double péché. 

Ce fut donc le 9 septembre 1598, dans la soirée, que, 
la mère et la fille ayant donné de Topium avec beaucoup 
de dextérité à François Cenci, cet homme si difficile à 
tromper, il tomba dans un profond sommeil. 

Vers minuit, Béatrix introduisit elle-même dans la 
forteresse Marzio et Olimpio ; ensuite Lucrèce et Béatrix 
les conduisirent dans la chambre du vieillard, qui dor- 
mait profondément. Là on les laissa afin qu'ils effectuas- 
sent ce qui avait été convenu, et les deux femmes allè- 
rent attendre dans une chambre voisine. Tout à coup 
elles virent revenir ces deux hommes avec des figures 
pâles, et comme hors d'eux-mêmes. 

12 



2U) ŒUVUES DE STENDHAL. 

— Qu'y a-l-il de nouveau? s'écrièrent les femmes. 

— Que c'est une bassesse et une honte, répondirent- 
ils, de tuer un pauvre vieillard endormi! la pitié nous a 
empêchés d'agir. 

En entendant cette excuse, Béatrix fut saisie d'indi- 
gnatioa et commença à les injurier, disant : 

— Donc, vous autres hommes, bien préparés à une 
telle action, vousn'avez pas le courage detuerun homme 
qui dort* ! bien moins encore oseriez-vous le regarder 
en face s'il était éveillé ! Et c'est pour en finir ainsi que 
vous osez prendre de Targent! Eh bien! puisque votre 
lâcheté le veut, moi-même je tuerai mon père ; et, quant 
à vous autres, vous ne vivrez pas longtemps ! 

Animés par ce peu de paroles fulminantes, et craignant 
quelque diminution dans le prix convenu, les assassins 
rentrèrent résolument dans la chambre, et furent suivis 
par les femmes. L'un d'eux avait un grand clou qu'il 
posa verticalement sur Tœil du vieillard endormi ; l'au- 
tre, qui avait un marteau, lui fit entrer ce clou dans la 
tête. On fit entrer de même un autre grand clou dans la 
gorge, de façon que cette pauvre âme, chargée de tant 
de péchés récents, fut enlevée par les diables; le corps 
se débattit, mais en vain. 

La chose faite, la jeune fille donna A Olimpio une 
grosse bourse remplie d'argent : elle donna à Marzio un 
manteau de drap garni d*un galon d'or, qui avait appar- 
tenu à son père, et elle les renvoya. 

' Tous CCS détails sont prouvés au procès. 



LES GlilNGI. 211 

Les femmes, restées seules, commencèrent par retirer 
ce grand clou enfoncé dans la tête du cadavre et celui 
qui était dans le cou ; ensuite, ayant enveloppé le corps 
dans un drap de lit, elles le traînèrent à travers une 
longue suite de chambres jusqu'à une galerie qui don- 
nait sur un petit jardin abandonné. De là, elles jetèrent 
le corps sur un grand sureau qui croissait en ce lieu 
solitaire. Gomme il y avait des lieux à l'extrémité de 
cette petite galerie, elles espérèrent que, lorsque le 
lendemain on trouverait le corps du vieillard tombé 
dans les branches du sureau, on supposerait que le 
pied lui avait glissé, et qu'il était tombé en allant aux 
lieux. 

La chose arriva précisément comme elles l'avaient 
prévu. Le matin, lorsqu'on trouva le cadavre, il s'éleva 
une grande rumeur dans la forteresse ; elles ne man- 
quèrent pas de jeter de grands cris, et de pleurer la 
mort si malheureuse d'un père et d'un époux. Mais la 
jeune Béatrix avait le courage de la pudeur offensée, et 
non la prudence nécessaire dans la vie : dès le grand 
matin, elle avait donné à une femme qui blanchissait le 
linge dans la forteresse un drap taché de sang, lui 
disant de ne pas s'étonner d'une telle quantité de sang, 
parce que, toute la nuit, elle avait souffert d'une grande 
perte, de façon que, pour le moment, tout se passa 
bien. 

On donna une sépulture honorable à François Cenci, 
et les femmes revinrent à Rome jouir de cette tranquillité 
qu'elles avaient désirée en vain depuis si longtemps. 



212 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Elles se croyaient heureuses à jamais, parce qu'elles ne 
savaient pas ce qui se passait à Naples. 

La justice de Dieu, qui ne voulait pas qu'un parricide 
si atroce restât sans punition, fit qu'aussitôt qu'on apprit 
en cette capitale ce qui s'était passé dans la forteresse de 
la Petrella, le principal juge eut des doutes, et envoya 
un commissaire royal pour visiter le corps et faire arrê- 
ter les gens soupçonnés. 

Le commissaire royal fit arrêter tout ce qui habitait 
dans la forteresse. Tout ce monde fut conduit à Naples 
enchaîné; et rien ne parut suspect dans les dépositions, 
si ce n'est que la blanchisseuse dit avoir reçu de Béatrix 
un drap ou des draps ensanglantés. On lui demanda si 
Béatrix avait cherché à expliquer ces grandes taches de 
sang ; elle répondit que Béatrix avait parlé d'une indis- 
position naturelle. On lui demanda si des taches d'une 
telle grandeur pouvaient provenir d'une telle indisposi- 
tion; elle répondit que non, que les taches sur le drap 
étaient d'un rouge trop vif. 

On envoya sur-le-champ ce renseignement à la justice 
de Bome, et cependant il se passa plusieurs mois avant 
que l'on songeât, parmi nous, à faire arrêter les enfants 
de François Cenci. Lucrèce, Béatrix et Giacomo eussent 
pu mille fois se sauver, soit en allant à Florence sous le 
prétexte de quelque pèlerinage, soit en s'embarquant à 
Givita-Vecchia ; mais Dieu Feur refusa cette inspiration 
alutaire. 

Monsignor Guerra, ayant eu avis de ce qui se passait à 
Naples, mit sur-le-champ en campagne des hommes qu'il 



LES CENCI. 213 

chargea de tuer Marzio et Olimpio ; mais le seul Oiimpio 
put être tué à Terni. La justice napolitaine avait fait ar- 
rêter Marzio, qui fut conduit à Naples, où sur-lechamp 
il avoua toutes choses. 

Cette déposition terrible fut aussitôt envoyée à la jus- 
tice de Rome, laquelle se détermina enfin à faire arrêter 
et conduire à la prison de Carte Savdla Jacques et Ber- 
nard Cenci, les seuls fils survivants de François, ainsi 
que Lucrèce, sa veuve. Béatrix fut gardée dans le palais 
de son père par une grosse troupe de sbires. Marzio fut 
amené de Naples, et placé, lui aussi, dans la prison Sa- 
vella; là, on le confronta aux deux femmes, qui nièrent 
tout avec constance, et Béatrix en particulier ne voulut 
jamais reconnaître le manteau galonné qu'elle avait 
donné à Marzio. Ce brigand, tout à coup pénétré d'en- 
thousiasme pour Tadmirable beauté et Téloquence éton- 
nante de la jeune fille répondant au jugp, nia tout ce 
qu'il avait avoué à Naples. On le mit à la question, il 
n'avoua rien, et préféra mourir dans les tourments ; juste 
hommage à la beauté de Béatrix ! 

Après la mort de cet homme, le corps du délit n'étant 
point prouvé, les juges ne trouvèrent pas qu'il y eût rai- 
son suffisante pour mettre à la torture soit les deux fils 
de Cenci, soit les deux femmes. On les conduisit tous 
quatre au château Saint-Ange, où ils passèrent plusieurs 
mois fort tranquillement. 

Tout semblait terminé, et personne ne doutait plus 
dans Rome que cette jeune fille si belle, si courageuse, 
et qui avait inspiré un si vif intérêt, ne fût bientôt mise 

12. 



2U ŒUVRES DE STENDHAL. 

eu liberté, lorsque» par malheur, la justice vint à arrêter 
le brigand qui, à Terni, avait tué Olimpio; conduit à 
Rome, cet homme avoua tout. 

Honsignor Guerra, si étrangement compromis par 
Taveu du brigand, fut cité à comparaître sous le moindre 
délai ; la prison était certaine et probablement la mort. 
Mais cet homme admirable, à qui la dastinée avait donné 
de savoir bien faire toutes choses, parvint à se sauver 
d'une façon qui tient du miracle. Il passait pour le plus 
bel homme de la cour du pape, et il était trop connu 
dans Rome pour pouvoir espérer de se sauver; d'ailleurs, 
on faisait bonne garde aux portes, et probablement, dès 
le moment de la citation, sa maison avait été surveillée. 
11 faut savoir qu'il était fort grand, il avait le visage 
d'une blancheur parfaite,- une belle barbe blonde et des 
cheveux admirables de la même couleur. 

Avec une rapidité inconcevable, il gagna un marchand 
de charbon, prit ses habits, se fit raser la tête et la barbe, 
se teignit le visage, acheta deux ânes, et se mit à courir 
les rues de Rome, et à vendre du charbofa en boitant. Il 
prit admirablement un certain air grossier et hébété, et 
allait criant partout son charbon avec la bouche pleine 
de pain et d'oignons, tandis que des centaines de sbires 
le cherchaient non-seulement dans Rome, mais encore 
sur toutes les routes. Enfin, quand sa figure fut bien 
connue de la plupart des sbires, il osa sortir de Rome, 
chassant toujours devant lui ses deux ânes chargés de 
charbon. Il rencontra plusieurs troupes de sbires qui 
n'eurent garde de l'arrêter. Depuis, on n*a jamais reçu 



LES CENCI. 215 

de lui qu'une seule lettre ; sa mère lui a envoyé de l'ar- 
gent à Marseille, et on suppose qu'il fait la guerre en 
France, comme soldat. 

La confession de Tassassin de Terni et cette fuite de 
monsignor Guerra, qui produisit une sensation étonnante 
dans Rome, ranimèrent tellement les soupçons et môme 
les indices contre les Cenci, qu'ils furent extraits du 
château Saint-Ange et ramenés à la prison Savella. 

Les deux frères, mis à la torture, furent bien loin 
d'imiter la grandeur d'âmedu brigand Marzio; ils eu- 
rent la pusillanimité de tout avouer. La signora Lucrèce 
Petroni était tellement accoutumée à la mollesse et aux 
aisances du plus grand luxe, et d'ailleurs elle était d'une 
taille tellement forte, qu'elle ne put supporter la question 
de la corde; elle dit tout ce qu'elle savait. 

Mais il n'en fut pas de même de Béatrix Cenci, jeune 
fille pleine de vivacité et de courage. Les bonnes paroles 
ni les menaces du juge Hoscati n'y Greut rien. Elle sup- 
porta les tourments de la corde sans un moment d'alté- 
ration et avec un courage parfait. Jamais le juge ne put 
l'induire à une réponse qui la compromit le moins du 
monde ; et, bien plus, par sa vivacité pleine d'esprit, elle 
confondit complètement ce célèbre Ulysse Moscati, juge 
chargé de l'interroger. Il fut tellement étonné des façons 
d'agir de cette jeune fille, qu'il crut devoir faire rapport 
du tout à Sa Sainteté le pape Clément Ylll, heureusement 
régnant. 

Sa Sainteté voulut voir les pièces du procès et l'étu- 
dier. Elle craignit que le juge Ulysse Moscati, si célèbre 



2i6 ŒUVRES DE STENDHAL. 

pour sa profonde science et la sagacité si supérieure de 
son esprit, n'eût été vaincu par la beauté de Béatrix et 
ne la ménageât dans les interrogatoires. 11 suivit de là 
que Sa Sainteté lui ôta la direction de ce procès et la 
donna à un autre juge plus sévère. En effet, ce barbare 
eut le courage de tourmenter sans pitié un si beau cotps 
ad torturam capiUorum (c'est-à-dire qu'on donna la 
question à Béatrix Cenci en la suspendant par les che- 
veux*). 

Pendant qu'elle était attachée à la corde, ce nouveau 
juge fit paraître devant Béatrix sa belle-mère et ses frè- 
res. Aussitôt que Giacomo et la signera Lucrèce la vi- 
rent : 

— Le péché est commis, lui crièrent-ils; il faut faire 
aussi la pénitence, et ne pas se laisser déchirer le C/orps 
par une vaine obstination. 

— Donc vous voulez couvrir de honte notre maison, 
répondit la jeune fille, et mourir avec ignominie? Vous 
êtes dans une grande erreur; mais, puisque vous le vou- 
lez, qu'il en soit ainsi. 

Et, s' étant tournée vers les sbires : 

— Détachez-moi, leur dît-elle, et qu'on me lise l'in- 
terrogatoire de ma mère, j'approuverai ce qui doit être 
approuvé, et je nierai ce qui doit être nié. 



* Voir \o. traité de Supplidis du célèbre Farinaoci, jarisconsulte 
contemporain. Il y a des détails horribles dont notre sensibilité da 
dix-neuvième siècle ne supporterait pas la lecture et que supporta 
ort bien une jeune Romaine âgée de seize ans et abandonnée par 
son amant. 



LES GËNGI. 217 

Ainsi fut fait ; elle avoua tout oe qui était vrai ^ Aus- 
sitôt on ôta les chaînes à tous, et parce qu'il y avait cinq 
mois qu'elle n'avait vu ses frères, elle voulut dîner avec 
eux, et ils passèrent tous quatre une journée fort gaie. 

Hais le jour suivant ils furent séparés de nouveau; les 
deux frères furent conduits à la prison de Tordinona, et 
les femmes restèrent à la prison Savella. Notre saint père 
le pape, ayant vu l'acte authentique contenant les aveux 
de tous, ordonna que sans délai ils fussent attachés à la 
queue de chevaux indomptés et ainsi mis à mort. 

Rome entière frémit en apprenant cette décision ri- 
goureuse. Un grand nombre de cardinaux et de princes 
allèrent se mettre à genoux devant le pape, le suppliant 
de permettre à ces malheureux de présenter leur dé- 
fense. 

— Et eux, ont-ils donnée leur vieux père le temps de 
présenter la sienne? répondit le pape indigné. 

Enfin, par grâce spéciale, il voulut bien accorder un 
sursis de vingt-cinq jours. Aussitôt les premiers avocats 
de Rome se mirent à écrire dans cette cause qui avait 
rempli la ville de trouble et de pitié. Le vingt-cinquième 
jour, ils parurent tous ensemble devant Sa Sainteté. 
Nicolo De'Angalis parla le premier; mais il avait à peine 
lu deux lignes de sa défense, que Clément VIII l'inter- 
rompit : 

— Donc, dans Rome, s'écria-t-il, on trouve des hom- 



* On trouve dans Farinacci plusieurs passages des aveux de Béa- 
Irix ; ils me semblent d'une simplicité touchante. 



218 ŒUVRES DE STENDHAL. 

mes qui tuent leur père» eC ensuite des avocats pour dé- 
fendre ces hommes ! 

Tous restaient muets, lorsque Farinacci osa élever la 
voix. 

— Très-saint-père, dit-il, nous ne sommes pas ici pour 
défendre le crime, mais pour prouver, si nous le pou- 
vons, qu*un ou plusieurs de ces malheureux sont inno- 
cents du crime. 

Le pape lui fit signe de parler, et il parla trois grandes 
heures, après quoi le pape prit leurs écritures à tous et 
les renvoya. Comme ils s'en allaient, TAItieri marchait 
le dernier; il eut peur de s'être compromis, et alla se 
mettre à genoux devant le pape, disant : 

— Je ne pouvais pas faire moins que de paraître dans 
cette cause, étant avocat des pauvres. 

A quoi le pape répondit : 

— Nous ne nous étonnons pas de vous, mais des 
autres. 

Le pape ne voulut point se mettre au lit, mais passa 
toute la nuit à lire les plaidoyers des avocats, se faisant 
aider en ce travail par le cardinal de Saint-Marcel ; Sa 
Sainteté parut tellement touchée, que plusieurs conçu- 
rent quelque espoir pour la vie de ces malheureux. Afin 
de sauver les fils, les avocats rejetaient tout le crime sur 
Béatrix. Comme il était prouvé dans le procès que plu- 
sieurs fois son père avait employé la force dans un des- 
sein criminel, les avocats espéraient que le meurtre lui 
serait pardonné, à elle, comme se trouvant dans le cas 
de légitime défense; s'il en était ainsi, Tauleur princi- 



LES CËiNGI. 219 

pal (lu crime oblenant la vie, comment ses frères, qui 
avaient été séduits par elle, pouvaient-ils être punis de 

mort? 

Après cette nuit donnée à ses devoirs de juge, Clé- 
ment VIII ordonna que les accusés fussent reconduits en 
prison, et mis au secret. Cette circonstance donna de 
grandes espérances à Rome, qui dans toute cette cause 
ne voyait que Béatrix. Il était avérci qu'elle avait aimé 
monsignor Guerra, mais n'avait jamais transgressé les 
règles de la vertu la plus sévère : on ne pouvait donc, en 
véritable justice, lui imputer les crimes d'un monstre, 
et on la punirait parce qu'elle avait usé du droit de se dé- 
fendre ! qu'eût-oii fait si elle eût consenti? Fallait-il que 
la justice humaine vint augmenter l'infortune d'une 
créature si aimable, si digne de pitié et déjà si malheu- 
reuse? Après une vie si triste qui avait accumulé sur elle 
tous les genres de malheurs avant qu*elle efit seize ans, 
n'avait-elle pas droit enfin à quelques jours moins af- 
freux? Chacun dans Rome semblait chargé de sa dé- 
fense. N'eût-elle pas été pardonnée si, la première fois 
que François Cenci tenta le crime, elle l'eût poignardé? 
• Le pape Clément VIII était doux et miséricordieux. 
Nous commencions à espérer qu'un peu honteux de la 
boutade qui lui avait fait interrompre le plaidoyer des 
avocats, il pardonnerait à qui avait repoussé la force par 
la force, non pas, à la vérité, au moment du premier 
crime, mais lorsque Ton tentait de le commettre de nou* 
veau. Rome tout entière était dans l'anxiété, lorsque le 
pape reçut la nouvelle de la mort violente de la marquise 



220 ŒUVRES DB STENDHAL. 

Constance Santa Croce. Soa fils Paul Santa Croce venait 
de tuer à coups de poignard cette dame, âgée de soixante 
ans, parce qu'elle ne voulait pas s'engager à le laisser 
héritier de tous ses biens. Le rapport ajoutait que Santa 
Croce avait pris la fuite, et que Ton ne pouvait conserver 
Tespoir de Tarrôter. Le pape se rappela le fratricide des 
Hassini, commis peu de temps auparavant. Désolée de la 
fréquence de ces assassinats commis sur de proches 
parents, Sa Sainteté ne crut pas qu'il lui fût permis de 
pardonner. En recevant ce fatal rapport sur Santa Croce, 
le pape se trouvait au palais de Monte Cavallo, où il était 
le 6 septembre, pour être plus voisin, la matinée sui- 
vante, de Téglise de Sainte-Marie des Anges, où il devait 
consacrer comme évèque un cardinal allemand. 

Le vendredi à 23 heures {i heures du soir), il fit ap- 
peler Ferrante Taverna S gouverneur de Rome, et lui 
dit ces propres paroles : 

—Nom vous remettons V affaire des Cenci^ afin que 
justice soit faite par vos soins et sans nul délai. 

Le gouverneur revint à son palais fort touché de l'or- 
dre qu'il venait de recevoir; il expédia aussitôt la sen- 
tence de mort, et rassembla une congrégation pour 
délibérer sur le mode d'exécution. 

Samedi matin, 11 septembre 1599, les premiers sei- 
gneurs de Rome, membres de la confrérie des conforta- 
tori, se rendirent aux deux prisons, à Corte Savella, où 
étaient Rialrix et sa belle-mère, et à Tordinonay où se 

* Depuis cardinal pour une si singulière cause. (Xote du manuscrit.] 



LES CENCI. 221 

trouvaient Jacques et Bernard Genci. Pendant toute la 
nuit du vendredi au samedi, les seigneurs romains qui 
avaient su ce qui se passait ne firent autre chose que 
courir du palais de Monte Cavallo à ceux des principaux 
cardinaux, afin d'obtenir au moins que les femmes fus- 
sent mises à mort dans Tintérieur de la prison, et non 
sur un infâme ëchafaud ; et que Ton fît grâce au jeune 
Bernard Genci, qui, à peine âgé de quinze ans, n'avait 
pii être admis à aucune confidence. Le noble cardinal 
Sforza s*est surtout distingué par son zèle dans le cours 
de cette nuit fatale, mais quoique prince si puissant, il 
n*a pu rien obtenir. Le crime de Santa Groce était un 
crime vil, commis pour avoir de Targent, et le crime de 
Béatrix fut commis pour sauver l'honneur. 

Pendant que les cardinaux les plus puissants faisaient 
tant de pas inutiles, Farinacoi, notre grand jurisconsulte, 
a bien eu Taudace de pénétrer jusqu'au pape; arrivé 
devant Sa Sainteté, cet homme étonnant a eu l'adresse 
d'intéresser sa conscience, et enfin il a arraché à force 
d'importunités la vie de Bernard Genci. 

Lorsque le pape prononça ce grand mot, il pouvait 
être quatre heures du matin (du samedi il septembre). 
Toute la nuit on avait travaillé sur la place du pont Saint- 
Ange aux préparatifs de cette cruelle tragédie. Cependant 
toutes les copies nécessaires de la sentence de mort ne 
purent être terminées qu'à cinq heures du matin, de 
façon que ce ne fut qu'à six heures que Ton put aller 
annoncer la fatale nouvelle à ces pauvres malheureux, 
qui dormaient tranquillement. 

15 



222 ŒUVRES DE STENDHAL. 

La jeune tille, dans les premiers moments, ne pouvait 
môme trouver des forces pour s'habiller. Elle jetait des 
cris perçants et continuels, et se livrait sans retenue au 
plus affreux desespoir. 

— Comment est-il possible, ah! Dieuî s'écriait-elle, 
qu'ainsi à Timproviste je doive mourir? 

Lucrèce Petroni, au contraire, ne dit rien que de fort 
convenable; d*abord elle pria à genoux, puis exhorta 
tranquillement sa fille à venir avec elle à la chapelle, où 
elles devaient toutes deux se préparer à ce grand passage 
de la vie à la mort. 

Ce mot rendit toute sa tranquillité à Béatrix; au- 
tant elle avait montré d'extravagance et d'emportement 
d'abord, autant elle fut sage et raisonnable dès que sa 
belle-mère eut rappelé cette grande âme à elle-même. 
Dès ce moment elle a été un miroir de constance que 
Rome entière a admiré. 

Elle a demandé un notaire pour faire son testament, ce 
qui lui i été accordé. Elle a prescrit que son corps fût 
porté à Saint-Pierre in Montorio; elle a laissé trois cent 
mille francs aux Stimâte (religieuses des Stigmates de 
saint François; cette somme doit servir à doter cinquante 
pauvres filles. Cet exemple a ému la signera Lucrèce, 
qui, elle aussi, a fait son testament et ordonné que son 
corps fût porté à Saint-Georges; elle a laissé cinq cent 
mille francs d'aumônes à cette église et fait d'autres legs 
pieux. 

A huit heures elles se confessèrent, entendirent la 
messe, et reçurent la sainte communion. Hais, avant 



LES CENCI. ï>23 

d'aller à la messe, la signora Béatrix. coniiidëra qu'il 
n'était pas convenable de paraître sur l'échafaud, aux 
yeux de tout le peuple, avec les riches habillements 
qu^elles portaient. Elle ordonna deux robes, Tune pour 
elle, Fautre pour sa mère. Ces robes furent faites comme 
celles des religieuses, sans ornements à la poitrine et aux 
épaules, et seulement plissées avec des manches larges. 
La robe de la belle-mère fut de toile de coton noir ; celle 
de la jeune fille de taffetas bleu avec une grosse corde 
qui ceignait la ceinture. 

Lorsqu'on apporta les robes, la signora Béatrix, qui 
était à genoux, se leva et dit à la signora Lucrèce : 

— Madame ma mère, Theure de notre passion appro- 
che; il sera bien que nous nous préparions, que nous pre- 
nions ces autres habits, et que nous nous rendions pour 
la dernière fois le service réciproque de nous habiller. 

.On avait dressé sur la place du pont Saint-Ânge un 
grand échafaud avec un ceps et une mannaja (sorte dç 
guillotine). Sur les treize heures (à huit heures du ma- 
tin), la compagnie de la Miséricorde apporta son grand 
crucifix à la porte de la prison. Giacomo Genci sortit le 
premier de la prison ; il se mit à genoux dévotement sur 
le seuil de la porte, fît sa prière et baisa les saintes plaies 
du crucifix. Il était suivi de Bernard Cenci, son jeune 
frère, qui, lui aussi, avait les mains liées et une petite 
planche devant les yeux. La foule était énorme, et il y 
eut du tumulte à cause d'un vase qui tomba d'une fenê- 
tre presque sur la tête d'un des pénitents qui tenait une 
torche allumée à côté delà bannière» 



'lU ŒUVRES DE STENDHAL. 

Toui» regardaient les deux frères, lorsqu'à Timproviste 
s'avança le fiscal de Rome, qui dit : 

— Sign'or Bernardo, Notre-Seigneurvous fait grâce de 
la vie; soumettez-vous à accompagner vos parents et priez 
Dieu pour eux. 

A rinstant ses deux confortatori lui ôtèrent la petite 
planche qui était devant ses yeux. Le bourreau arran- 
geait sur la charrette Giacoroo Genci et lui avait ôté son 
habit afin de pouvoir le tenailler. Quand le bourreau vint 
à Bernard, il vérifia la signature de la grâce, le délia, 
lui ôta les menottes, et, comme il était sans habit, devant 
être tenaillé, le bourreau le mit sur la charrette et Ten- 
veloppa du riche manteau de drap galonné d*or. (On a 
dit que c'était le même qui fut donné par Béatrix à Mar- 
zio après Faction dans la forteresse de Petrella.) La foule 
immense qui était dans la rue, aux fenêtres et sifr les 
toits, s'émut tout à coup; on entendait un bruit sourd et 
profond, on commençait à dire que cet enfant avait sa 
grâce. 

Les chants des psaumes commencèrent, et la proces- 
sion s'aehemina lentement par la place Navonne vers la 
prison Savella. Arrivée à la porte de la prison, la ban- 
nière s'arrêta, les deux femmes sortirent, firent leur ado- 
ration au pied du saint crucifix et ensuite s'achemi- 
nèrent à pied Tune à la suite de l'autre. Elles étaient 
vêtues ainsi qu'il a été dit, la tête couverte d'un grand 
voile de taffetas qui arrivait presque jusqu'à la cein- 
ture. 

La signora Lucrèce, en sa qualité de veuve, portait un 



LES GENGI. 2^5 

voile noir et des mules de velours noir sans talons, 
selon Tusage. 

Le voile de la jeune fille était de taffetas bleu, comme 
sa robe; elle avait de plus un grand voile de drap d'ar- 
gent sur les épaules, une jupe de drap violet, et des 
mules de velours blanc, lacées avec élégance et retenues 
par des cordons cramoisis. Elle avait une grâce singu- 
lière en marchant, dans ce costume, et les larmes ve- 
naient dans tous les yeux à mesure qu*on Tapercevait 
s*avançant lentement dans les derniers rangs de la pro- 
cession. 

Les femmes avaient toutes les deux les mains libres, 
mais les bras liés au corps, de façon que chacune d'elles 
pouvait porter un crucifix; elles le tenaient fort près des 
yeux. Les manches de leurs robes étaient fort larges, de 
façon qu'on voyait leurs bras, qui étaient couverts d'une 
chemise serrée aux poignets, comme c'est l'usage en ce 
pays. 

La signera Lucrèce, qui avait le cœur moins ferme, 
pleurait presque continuellement ; la jeune Béatrix, au 
contraire, montrait un grand courage ; et, tournant les 
yeux vers chacune des églises devant lesquelles la pro- 
cession passait, se mettait à genoux pour un instant et 
disait d'une voix ferme : Adoramus te, Christel 

Pendant ce temps, le pauvre Giacomo Cenci était 
tenaillé sur sa charrette, et montrait beaucoup de con- 
stance. ^ 

La procession put à peine traverser le bas delà place du 
p'^nt Saint-Ange, t?^nl ét«it grand le nombre des carrosses 



226 ŒUVRES DE STENDHAL. 

et la fouledu peuple. On conduisît sur-le-champ lesfemines 
dans la chapelle qui avait été préparée, ou y amena en- 
suite Giacomo Cenci. 

Le jeune Bernard, recouvert de son manteau galonné, 
fut conduit directement sur Téchafaud ; alors tous cru- 
rent qu'on allait le faire mourir et qu'il n'avait pas sa 
grâce. Ce pauvre enfant eut une telle peur, qu'il tomba 
évanoui au second pas qu'il fit sur Téchafaud. On le fit 
revenir avec de l'eau fraîche et on le jplaça assis vis-à-vis 
lamannaja. 

Le bourreau alla chercher la signera Lucrèce Petroni : 
ses mains étaient liées derrière le dos, elle n'avait plus de 
voile sur les épaules. Elle parut sur la place accompagnée 
par la bannière, la tête enveloppée dans le voile de taffe- 
tas noir; là elle fit sa réconciliation avec Dieu et elle 
baisa les saintes plaies. -On lui dit de laisser ses mules 
sur le pavé; comme elle était fort grosse, elle eut quel- 
que peine à monter. Quand elle fut sur Téchafaudetqu'on 
lui ôta le voile de taffetas noir, elle souffrit beaucoup 
d'être vue avec les épaules et la poitrine découvertes ; elle 
se regarda, puis regarda la mannaja, et^ en signe de ré- 
signation, leva lentement les épaules; les larmes lui 
vinrent aux yeux, elle dit : monDieu /... Elvous, mes 
frèi'ôSy prie% pour mon âme. 

Ne sachant ce qu'elle avait à faire, elle demanda à 
Alexandre, premier bourreaU; comment elle devait se 
comporter. II lui dit de se placer a cheval sur la planche 
du ceps. Hais ce mouvement lui parut offensant pour la 
pudeur, et elle mit beaucoup de temps à le faire. (Les 



LES GËNGL m 

détails qui suivent sont tolérables pour le public italien, 
qui tient à savoir toutes choses avec la dernière exactitude; 
qu*il suffise au lecteur français de savoir que la pudeur 
de cette pauvre femme lit qu'elle se blessa à la poitrine; 
le bourreau montra la tête au peuple et ensuite l'enve- 
loppa dans le voile de taffetas noir.) 

Pendant qu'on mettait en ordre la mannaja pour la 
jeune fille, un échafaud chargé de curieux tomba, et 
beaucoup de gens furent tués. Ils parurent ainsi devant 
Dieu avant Béatrix. 

Quand Béatrix vit la bannière revenir vers la chapelle 
pour la prendre, elle dit avec vivacité : 

: — Madame ma mère est-elle bien morte? 

On lui répondit que oui ; elle se jeta à genoux devant 
le crucifix e( pria avec ferveur pour son âme. Ensuite 
elle parla haut et pendant longtemps au crucifix. 

— Seigneur, tu es retourné pour moi, et moi je te sui- 
vrai de bonne volonté, ne désespérant pas de tar miséri- 
corde pour mon énorme péché, etc. 

Elle récita ensuite plusieurs psaumes et oraisons tou- 
jours à la louange de Dieu. Quand enfin le bourreau 
parut devant elle avec une corde, elle dit : 

— Lie ce corps qui doit être châtié, et délie cette 
âme qui doit arriver à l'immortalité et à une gloire éter- 
nelle. 

Alors elle se leva, fit la prière, laissa ses mules au bas 
de Tescalier, et, montée sur Téchafaud, elle passa leste- 
ment la jambe sur la planche, posa le cou sous la man- 
naja, et s'arrangea parfaitement bien elle-même pour éviter 



2S» ŒUVRES DE STENDHAL. 

d'être touchée par le bourreau. Par la rapidité de ses mou- 
vements, elle évita qu'au moment où son voile de taffetas 
lui fut ôté le public aperçût ses épaules et sa poitrine. Le 
coup fut longtemps à être donné, parce qu*il survint un 
embarras. Pendant ce temps, elle invoquait à haute voix le 
nom de Jésus-Christ et de la très-sainte Vierge ^ Le corps 
fit un grand mouvement au moment fatal. Le pauvre 
Bernard Genci, qui était toujours resté assis sur Técha- 
faud, tomba de nouveau évanoui, et il fallut plus d'une 
grosse demi-heure à ses confortatori pour le ranimer. 
Alors parut sur Téchafaud Jacques Cenci; mais il faut en- 
core ici passer sur des détails trop atroces. Jacques Cenci 
fut assommé {mazzolato). 

Sur-le-champ, on reconduisit Bernard en prison ; il 
avait une forte fièvre, on le saigna. 

Quant aux pauvres femmes, chacune fut accommodée 
dans sa bière, et déposée à quelques pas de Téchafaud, 
auprès de la statue de saint PauL qui est la première à 
droite sur le pont Saint-Ange. Elles restèrent là jusqu'à 
quatre heures et un quart après midi. Autour de chaque 
bière brûlaient quatre cierges de cire blanche. 

' Un aateur contemporain raconte que Clément YIII était fort in- 
quiet pour le salut de l'àme de Béatrix ; comme il saTait qu*elle se 
trouvait injustement condamnée, il craignait un mouvement d'impa- 
tience. Au moment où elle eut placé la tête sur la mannaja, ]e fort 
Saint-Ange, d'où la mannaja se voyait fort bien, tira un coup de 
canon. Le pape, qui était en prières à Monte Gavallo, attendant ce 
signal, donna aussitôt à la jeune fille Tabsolution papale majeure^ in 
articuîo mortù. De là le retard dans ce cruel moment dont parle le 
chroniqueur. 



LES GENGI. 229 

Ensuite, avec ce qui restait de Jacques Cenci, elles fu- 
rent portées au palais du consul de Florence. A neuf 
heures et un quart du soir % le corps de la jeune fille, 
recouvert de ses habits et couronné de fleurs avec profu- 
sion, fut porté à Saint-Pierre in Montorio. Elle était d'une 
ravissante beauté; on eût dit qu'elle dormait. Elle fut 
enterrée devant le grand autel et la Transfiguration de 
Raphaël d*Urbin. Elle était accompagnée de cinquante 
gros cierges allumés et de tous les religieux franciscains 
de Rome. 

Lucrèce Petroni fut portée, à dix heures du soir, à 
Téglisede Saint-Georges. Pendant cette tragédie, la foule 
fut innombrable; aussi loin que le regard pouvait s'éten- 
dre, on voyait les rues remplies de carrosses et de peuple, 
les échafaudages, les fenêtres et les toits couverts de cu- 
rieux. Le soleil était d'une telle ardeur ce jour-là, que 
beaucoup de gens perdirent connaissance. Un nombre 
infini prit la fièvre ; et lorsque tout fut terminé, à dix- 
neufheures (deux heures moins un quart), et que la foule 
se dispersa, beaucoup de personnes furent étouffées, 
d'autres écrasées par les chevaux. Le nombre des morts 
fut très-considérable. 

La signora Lucrèce Petroni était plutôt petite que 
grande, et, quoique âgée de cinquante ans, elle était 

* C'est l*beure réservée à Rome aaz obsèques des princes. Le convoi 
du bourgeois a tieu au coucher du soleil ; la petite noblesse est portée 
à l'église à une heure de nuit, les cardinaux et les princes à deux 
heures et demie de nuit, qui, le 11 septembre, correspondaient à neuf 
heures et trois quarts. 

13. 



S30 ŒUVRES DE STENDHAL. 

encore fort bien. Elle avait de fort beaux traits, le nez 
petit, les yeux noirs, le visage très-blanc avec de belles 
couleurs; elle avait peu de cheveux et ils étaient châ- 
tains. 

Béatrix Cenci, qui inspirera des regrets étemels, avait 
justement seize ans ; elle était petite ; elle avait un joli em- 
bonpoint et des fossettes au milieu des joues^ de façon que, 
morte et couronnée de fleurs, on eût dit qu elle dormait 
et même qu'elle riait, comme il lui arrivait fort souvent 
quand elle était en vie. Elle avait la bouche petite, les 
cheveux blonds et naturellement bouclés. En allant à la 
mort ces cheveux blonds et bouclés lui retombaient sur 
les yeux, ce qui donnait une certaine grâce et portait à la 
compassion. 

Giacomo Cenci était de petite taille, gros, le visage 
blanc et la barbe noire; il avait vingt-six ans à peu près 
quand il mourut. 

Bernard Cenci ressemblait tout à fait à sa s(Bur, et 
comme il portait les cheveux longs comme elle, beau- 
coup de gens, lorsqu'il parut sur Téchafaud, le prirent 
pour elle. 

Le soleil avait été si ardent, que plusieurs des specta- 
teurs de cette tragédie moururent dans la nuit, et parmi 
eux Ubaldino Dbaldini, jeune homme d*une rare beauté 
et qui jouissait auparavant d'une parfaite santé. 11 était 
frère du signer Renzi, si connu dans Rome. Ainsi les 
ombres des Cenci s'en allèrent bien accompagnées. 

Hier, qui fut mardi 14 septembre 1599, les pénitents 
de San Marcello, n Toccasion de la fête de S^intç Croix, 



I.KS CEHCl. 2:^1 

usèrent de leur priviléfte pour délivrer de la prison le 
signor Bernard Cenci, qui s'eet obligé de payer dans un 
an quatre cent mille francs à la irès-sainlc trinite du 
pont Sixte. 

(Ajouté d'une autre main.) 

C'est de lui que descendent François et Bernard Cenci 
qui vivent aujourd'hui. 

Le célèbre Farinacci, qui, par son obstinalloo, sauva 
la vie du jeune Cenci, a publié ,=cs plaidoyers. Il donni' 
seulement un extrait du plaidoyer numéro 60, qu'il pro- 
nonça devant Clément VIII en faveur des Cenci, Ce plai- 
doyer, en langue latine, formerait six grandes pages, et 
je ue puis le placer ici, ce dont j'ai du regret; il peint les 
façons de penser de 1599 ; il me semble fort raisennalile. 
Itren des années après l'an 1599, Famarci, on envoyant 
ses plaidoyers à l'impression, ajouta une noie à celui 
qu'il avait prononcé en faveur des Cenci : Omnes ftierunl 
ultinto supplicia effecti, excepto Bernardu qui ad trirèmes 
cum bonomm con^scatione condemnalus fuit, ac etiam 
ad interessendum alionim morti prout interfuit. I a (in 
de cette note latine est touchante, mais je suppose que li^ 
lecteur est las d'une si longue histoire. 



LA DUCHESSE DE PALLIANO 



LA DUCHESSE 



DE PALLIANO 



Palerme, le 22 juiUet 1 838. 

Je De suis point naturaliste, je ne sais le grec que fort 
médiocrement; mon principal but, en venant voyager en 
Sicile, n'a pas été d'observer les phénomènes de TRtna, ni 
de jeter quelque clarté, pour moi ou pour les autres, sur 
tout ce que les vieux auteurs grecs ont dit de la Sicile. 
Je cherchais d'abord le plaisir desyeux^ qui est grand en 
ce pays singulier. 11 ressemble, dit-on, à TÂfrique; mais 
ce qui, pour moi, est de toute certitude, c'est qu'il ne 
ressemble à Tltalie que par les passions dévorantes. C'est 
bien des Siciliens que l'on peut dire que le mot impos- 
sible n'existe pas pour eux dés qu'ils sont enflammés par 
l'amour ou la haine, et la haine, en ce beau pays, ne pro- 
vient jamais d'un iptérét d'argenl. 



236 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Je remarque qu'en Angleterre, et surtout en France, 
3n parle souvent de la passion italienne, de la passion 
effrénée que Ton trouvait en Italie aux seizième et dix- 
septième siècles. De nos jours, cette belle passion est 
morte, tout à fait morte, dans les classes qui ont été at- 
teintes par rimitation des mœurs françaises et des façons 
d'agir à la mode à Paris ou à Londres. 

Je sais bien que Ton peut dire que, dès Tépoque de 
Cbarles-Quint (1550), Naples, Florence, et même Rome, 
imitèrent un peu les mœurs espagnoles; mais ces habi- 
tudes sociales si nobles n'étaient-elles pas fondées sur le 
respect infini que tout homme digne de ce nom doit 
avoir pour les mouvements de son âme? Bien loin d'ex- 
clure Ténergie, elles Texagéraient, tandis que la pre- 
mière maxime des fats qui imitaient le duc de Richelieu, 
vers 1760, était de ne sembler émus de rien, La maxime 
des dandies anglais, que Ton copie maintenant à Na- 
ples de préférence aux fats français, n'est-elle pas de 
sembler ennuyé de tout, supérieur à tout? 

Ainsi la passion italienne ne se trouve plus, depuis un 
siècle, dans la bonne compagnie de ce pays-là. 

Pour me faire quelque idée de cette passion italienfie, 
dont nos romanciers parlent avec tant d'assurance, j'ai 
été obligé dlnterroger Thistoire; et encore la grande his* 
toire faite par des gens à talent, et souvent trop majes- 
tueuse, ne dit presque rien de ces détails. Elle ne daigne 
tenir note des folies qu'autant qu'elles sont faites par des 
rois ou des princes. J'ai eu recours à l'histoire particu- 
lière de chaque ville ; mais j'ai été effrayé par Tabon- 



LA DUCHESSE DE PALLIÂNO. 257 

dance des matériaux. Telle petite ville vous présente 
fièrement son histoire en trois ou quatre volumes in'4* 
imprimés, et sept ou huit volumes manuscrits; ceux-ci 
presque indéchiffrables, jonchés d'abréviations, donnant 
aux lettres une forme singulière, et, dans les moments les 
plus intéressants, remplis de façons de parler en usage 
dans le pays, mais inintelligibles vingt lieues plus loin. 
Car, dans toute cette belle Italie, où Tamour a semé tant 
d'événements tragiques, trois villes seulement, Florence, 
Sienne et Rome, parlent à peu prés comme elles écrivent; 
partout ailleurs la langue écrite est à cent lieues de la 
langue parlée. 

Ce qu'on appelle la passion italienney c'est-à-dire, la 
passion qui cherche à se satisfaire, et non pas à donnei' 
au voisin une idée magnifique de notre individu, com- 
mence à la renaissance de la société, au douzième siècle, 
et s'éteint du moins dans la bonne compagnie vers Tan 
1754. Â cette époque, les Bourbons viennent régner à 
Naples dans la personne de don Carlos, fils d'une Far- 
nèse, mariée, en secondes noces, à Philippe V, ce triste 
petit-fils de Louis XIV, si intrépide au milieu des boulets, 
si ennuyé, et si passionné pour la musique. On sait que 
pendant vingt-quatre ans le sublime castrat Farinelli lui 
chanta tous les jours trois airs favoris, toujours les 
mêmes. 

Un esprit philosophique peut trouver curieux les dé- 
tails d'une passion sentie à Rome ou à Naples, mais j'a- 
vouerai que rien ne me semble plus absurde que ces ro- 
mans qui donnent des noms italiens à leurs personnages. 



238 ŒUVRES DE STENDHAL 

Ne sommes-nous pas convenus que les passions varient 
toutes les fois qu'on s'avance de cent lieues vers le Nord? 
L'amour est- il le même à Marseille et à Paris? Tout au 
plus peut-on dire que les pays soumis depuis longtemps 
au même genre de gouvernement offrent dans les ha- 
bitudes sociales une sorte de ressemblance extérieure. 

Les paysages, comme les passions, comme la musique, 
changent aussi dès qu'on s'avance de trois ou quatre de- 
grés vers le Nord. Un paysage napolitain paraîtrait ab- 
surde à Venise, si Ton n'était pas convenu, même en 
Italie, d'admirer la belle nature de Naples. Paris, nous 
faisons mieux, nous croyons que l'aspect des forêts et 
des plaines cultivées est absolument le même à Naples et 
à Venise, et nous voudrions que le Canaletto, par exem- 
ple, eût absolument la même couleur que Salvalor 
Rosa. 

Le comble du ridicule, n'est-ce pas une dame anglaise 
douée de toutes les perfections de son île, mais regardée 
comme hors d'état de peindre la haine et l'amour, même 
dans cette ile : madame Anne Radcliffe donnant des 
noms italiens et de grandes passions aux personnages 
de son célèbre roman : le Confessionnal des Pénitents 
noirs î 

Je ne chercherai point à donner des grâces à la sim- 
plicité, à la rudesse quelquefois choquante du récit trop 
véritable que^ je soumets à l'indulgence du lecteur; par 
exemple, je traduis exactement la réponse de la duchesse 
de Palliano à la déclaration d'amour de son cousin Mar- 
cel Capecce. Cette monographie d'une famille se trouve, 



LA DUCHESSE DE PALLIANO. S3J 

je ne sais pourquoi, à la fin du second volume d'une 
histoire manuscrite de Palerme, sur laquelle je ne puis 
donner aucun détail. 

Ce récit, que j'abrège beaucoup, à mon grand regret 
(je supprime une foule de circonstances caracléristiques), 
comprend les dernières aventures de la malheureuse fa- 
mille Garafa, plutôt que Thistoire intéressante d'une 
seule passion. La vanité littéraire me dit que peut-être il 
ne m'eût pas été impossible d'augmenter l'intérêt de plu- 
sieurs situations en développant davantage, c'est-à-dire 
en devinant et racoatant au lecteur, avec détails, ce que 
sentaient les personnages. Hais moi, jeune Français, no 
au nord de Paris, suis je bien sûr de deviner ce qu'é- 
prouvaient ces âmes italiennes de Tan 1559? Je puis 
tout au plus espérer de deviner ce qui peut paraître élé- 
gant et piquant aux lecteurs français de 1838. 

Cette façon passionnée de sentir qui régnait en Italie 
vers 1559 voulait des actions et non des paroles. On 
trouvera donc fort peu de conversations dans les récits 
suivants. C'est un désavantage pour cette traduction, ac- 
coutumés que nous sommes aux longues conversations 
de nos personnages de roman ; pour eux, une conversa- 
tion est une bataille. L'histoire pour laquelle je réclame 
toute l'indulgence du. lecteur montre une particularité 
singulière introduite par les Espagnols dans les mœurs 
dltalie. Je ne suis point sorti du rôle de traducteur. Le 
calque fidèle des façons de sentir du seizième siècle, et 
même des façons de raconter de l'historien, qui, suivant 
toute apparence, était un gentilhomme appartenant à la 



240 ŒUVRES DE STENDHAL. 

4» 

malheureuse duchesse de PalliaQo, fait, selon moi, le 
principal mérite de cette histoire tragique, si toutefois 
mérite il y a. 

L'étiquette espagnole la plus sévère régnait à la cour 
du duc de Palliano. Remarquez que chaque cardinal, 
que chaque prince romain avait une cour semblable, et 
vous pourrez vous faire une idée du spectacle que pré- 
sentait, en 1559, la civilisation de la ville de Rome. 
N'oubliez pas que c était le temps où le roi Philippe II, 
ayant besoin pour une de ses intrigues du suffrage de 
deux cardinaux, donnait à chacun d'eux deux cent mille 
livres de rente en bénéfices ecclésiastiques. Rome, quoi- 
que sans armée redoutable, était la capitale du monde. 
Paris, en 1559, était une ville de barbares assez gentils. 

TRADUCTION EXACTE d'uN VIEUX RECIT ÉCRTf VERS 1566. 

Jean Pierre Garafa, quoique issu d'une des plus nobles 
familles du royaume de Naples, eut des façons d*agir 
âpres, rudes, violentes et dignes tout à fait d'un gardeur 
de troupeaux. Il prit VhaJ)it long (la soutanej et s*en alla 
jeune à Rome, où il fut aidé par la faveur de son cou- 
sin, Olivier Carafa, cardinal et archevêque de Naples. 
Alexandre VI, ce grand homme, qui savait tout et pou- 
vait tout, le fit son cameriere (à peu prés ce que nous 
appellerions, dans nos mœurs, un officier d'ordonnance). 
Jules II le nomma archevêque de Ghieti ; le pape Paul le 
fit cardinal, et enfin, le 23 de mai 1555, après desbri- 



LA DUCHESSE DE PALLIANO. U\ 

gues et des disputes terribles parmi les cardinaux cnfei- 
iiiés au conclave, il fut créé pape sous le nom de Paul IV; 
il avait alors soixante-dix-huit ans. Ceux mêmes qui ve- 
naient de rappeler au trône de saint Pierre frémirent 
bientôt en pensant à la durelé et à la piété farouche, 
inexorable, du maître qu'ils venaient de se donner. 

La nouvelle de cette nomination inattendue fit révo- 
lution à Naples et à Palerme. En peu de jours Rome vit 
arriver un grand nombre de membres de Tillustre fa- 
mille Carafa. Tous furent placés; mais, comme il est 
naturel, le pape distingua particulièrement ses trois ne- 
veux, fils du comte de Montorio, son frère. 

Don Juan, Taîné, déjà marié, fut fait duc dePalliano. 
Ce duché, enlevé à Marc- Antoine Colonna, auquel il ap- 
partenait, comprenait un grand nombre de villages et de 
petites villes. Don Carlos, le second des neveux de 
Sa Sainteté, était chevalier de Malte et avait fait la 
guerre; il fut créé cardinal, légat de Bologne et premier 
ministre. C'était un homme plein de résolution ; fidèle 
aux traditions de sa famille, il osa haïr le roi le plus 
puissant du monde (Philippe 11, roi d Espagne et des 
Indes), et lui donna des preuves de sa haine Quant au 
troisième neveu du nouveau pape, don Antonio Carafa, 
comme il était marié, le pape le fit marquis de Montebello. 
Enfin il entreprit de donner pour femme à François, 
Dauphin de France et fils du roi Henri H, une fille que 
son frère avait eue d'un second mariage; Paul IV préten- 
dait lui assigner pour dot le royaume de Naples, qu'on 
aurait enlevé à Philippe II, roi . d'Espagne. La famille 



242 UtlOVIVKS liK STtlNDUvL. 

Garafa haïssait ce roi puissant, lequel, aidé des fautes 
de cette famille, parvint à l'exterminer, comme vous le 
verrez. 

Depuis qu'il était monté sur le trône de saint Pierre, 
le plus puissant du monde, et qui, à c«tte époque, éclip- 
sait même Tillustre monarque des Espagnes, Paul IV, 
ainsi qu'on Ta vu chez la plupart tle ses successeurs^ 
donnait l'exemple de toutes les vertus. Ce fut un grand 
pape et un grand saint; il s'appliquait à réformer les 
abus dans TÉgliso et à éloigner par ce moyen le concile 
général, qu'on demandait de toutes parts à la cour de 
Rome, et qu*une sage politique ne permettait pas d'ac- 
corder. 

Suivant l'usage de ce temps trop oublié du nôtre, et 
qui ne permettait pas à un souverain d*avoir confiance 
en des gens qui pouvaient avoir un autre intérêt que le 
sien, les États de Sa Sainteté étaient gouvernés despoti- 
quement par ses trois neveux. Le cardinal était premier 
ministre et disposait des volontés de son oncle; )e 
duc de Palliano avait été créé général des troupes de la 
sainte Église ; et le marquis de Hontebello, capitaine des 
gardes du palais, n'y laissait pénétrer que les personnes 
qui lui convenaient. Bientôt ces jeunes gens commirent 
les plus^rands excès; ils commencèrent par s'approprier 
les biens des fainilles contraires à leur gouvernement. 
Les peuples ne savaient à qui avoir recours pour obtenir 
justice. Non-seulement ils devaient craindre pour leurs 
biens, mais, chose horrible à dire dans la patrie de la 
chaste Lucrèce ! l'honneur de leurs femmes et de leurs 



LA DUCHESSK DE PALLIANO. 2»3 

fîlles n*était pas en sûreté. Le duc de Palliano et ses frères 
enlevaient les plus belles femmes ; il suffisait d'avoir le 
malheur de leur plaire. On les vit, avec stupeur, n'avoir 
aucun égard à la noblesse du sang, et, bien plus, ils ne 
furent nullement retenus par la clôture sacrée des saints 
monastères. Les peuples, réduits au désespoir, ne savaient 
à qui faire parvenir leurs plaintes, tant était grande la 
terreur (|ue les trois frères avaient inspirée à tout ce qui 
approchait du pape; ils étaient insolents môme envers 
les ambassadeurs. 

Le duc avait épousé, avant la grandeur de son oncle, 
Violante de Cardone, d*une famille originaire d'Espagne, 
et qui, à Naples, appartenait à la première noblesse. 

Elle comptait dans le Seggio di nido. 

Violante, célèbre par sa rare beauté et par les grâces 
qu'elle savait se donner quand elle cherchait à plaire, 
rétait encore davantage par son orgueil insensé. Mais il 
faut être juste, il eût été difficile d'avoir un génie plus 
élevé, ce qu'elle montra bien au monde en n'avouant 
rien, avant de mourir, au frère capucin qui la confessa. 
Elle savait par cœur et récitait avec une grâce infinie 
l'admirable Orlando de messer Ârioste, la plupart des 
sonnets du divin Pétrarque, les contes du Pecoronôy etc. 
Hais elle était encore plus séduisante quand elle dai- 
gnait entretenir sa compagnie des idées singulières que 
lui suggérait son esprit. 

Elle eut un fils qui fut appelé \% doc de Cavi. Son 
frère, D. Ferrand, comte d'Aliffe, vint à Rome, attiré par 
la haute fortune de ses beaux-frères. 



Ui ŒUVRES DE STENDHAL. 

Le duc de Palliano tenait une cour splendide; les jeunes 
gens des premières familles de Naples briguaient Thon- 
neur d'en faire partie. Parmi ceux qui lui étaient le plus 
chers, Rome distingua, par son admiration, Marcel Ca- 
pecce (du Seggio di nido), jeune cavalier célèbre à Naples 
par son esprit, non moins que par la beauté divine quUI 
avait reçue du ciel. 

La duchesse avait pour favorite Diane Brancaccio, âgée 
alors de trente ans, proche parente de la marquise de 
Montebello, sa belle-sœur. On disait dans Rome que, 
pour cette favorite, elle n'avait plus d*orgueil; elle lui 
confiait tous ses secrets. Mais ces secrets n'avaient rapport 
qu'à la politique ; la duchesse faisait naître des passions, 
mais n'en partageait aucune. 

Par les conseils du cardinal Carafa, le pape fit la 
guerre au roi d'Espagne, et le roi de France envoya au 
secours du pape une armée commandée par le duc de 
Guise. 

Mais il faut nous en tenir aux événements intérieurs 
de la cour du duc de Palliano. 

Capecce était depuis longtemps comme fou; on lui 
voyait commettre les actions les plus étranges; le fait est 
que le pauvre jeune homme était devenu passionnément 
amoureux de la duchesse sa maîtresse, mais il n'osait se 
découvrir à elle. Toutefois il ne désespérait pas absolu- 
ment de parvenir à son but, il voyait la duchesse profon- 
dément irritée contre un mari qui la négligeait. Le duc 
de Palliano était tout-puissant dans Rome, et la duchesse 
savait, à n'en pas douter, que presque tous les jours les 



LA DUCUESSK DE PALLIÂNO. 246 

dames romaines les plus célèbres par leur beauté ve- 
naient voir son mari dans son propre palais, et c'était un 
affront auquel elle ne pouvait s'accoutumer. 

Pa rmi les chapelains du saint pape Paul IV se trouvait un 
respectable religieux avec lequel il récitait son bréviaire. 
Ce personnage, au risque de se perdre, et peut-être 
poussé par Tambassadeur d'Espagne, osa bien un jour 
découvrir au pape toutes les scélératesses de ses neveux. 
Le saint pontife fut malade de chagrin ; il voulut douter ; 
mais les certitudes accablantes arrivaient de tous côtés. 
Ce fut le premier jour de Tan 1559 qu'eut lieu Téyéne- 
ment qui confirma le pape dans tous ses soupçons, et 
peut-être décida Sa Sainteté. Ce fut donc le propre jour 
de la Circoncision de Notre-Seigneur, circonstance qui 
aggrava beaucoup la faute aux yeux d'un souverain aussi 
pieux, qu'ÂndréLanfranchi, secrétaire du ducdePalliano, 
donna un souper magnifique au cardinal Garafa, et, vou- 
lant qu'aux excitations de la gourmandise ne manquas- 
sent pas celles de la luxure, il fit venir à ce souper la 
Martuccia, l'une des plus belles, des plus célèbres et des 
plus riches courtisanes de la noble ville de Rome. La fa- 
talité voulut que Gapecce, le favori du duc, celui-là 
même qui en secret était amoureux de la duchesse, et 
qui passait pour le plus bel homme de la capitale du 
monde, se fût attaché depuis quelque temps à la Har- 
tuccia. Ce soir-là, il la chercha dans tous les lieux où il 
pouvait espérer la rencontrer. Ne la trouvant nulle part, 
et ayant appris qu'il y avait un souper dans la maison 
Lanfranchi, il eut soupçon de ce qui se passait, et sur les 

14 



246 (EUVIIKS DK STKNDMAl.. 

minuit se présenta chez Lanfranchi, accompagné de 
beaucoup d'hommes armés. 

La porte lui fut ouverte, on l'engagea à s'asseoir et à 
prendre part au festin; mais, après quelques paroles assez 
contraintes, il fît signe à la Hartuccia de se lever et de 
sortir avec lui. Pendant qu'elle hésitait, toute confuse et 
prévoyant ce qui allait arriver, Capecce se leva du lieu 
où il était assis, et, s'approchant de la jeune fille, il la 
prit par la main, essayant de l'entraîner avec lui. Le car- 
dinal, en l'honneur duquel elle était venue, s'opposa vi- 
vement à son départ; Capecce persista, s'efforçant de Ten- 
trainer hors de la salle. 

Lecardinal premier ministre, qui, ce soir-là, avait pris 
un habit tout différent de celui qui annonçait sa haute 
dignité, mit Tépée à la main, et s'opposa avec la vigueur 
et le courage que Rome entière lui connaissait au départ 
de la jeune fille. Marcel, ivre de colère, fit entrer ses 
gens; mais ils étaient Napolitains pour la plupart, et, 
quand ils reconnurent d'abord le secrétaire du duc et 
ensuite le cardinal que le singulier habit qu'il portait 
leur avait d'abord caché, ils remirent leurs épées dans le 
fourreau, ne voulurent point se battre, et s'interposèrent 
pour apaiser la querelle. 

Pendant ce tumulte, Martuccia, qu'on entourait et que 
Marcel Capecce retenait de la main gauche, fut assek 
adroite pour s'échapper. Dès que Marcel s'aperçut de son 
absence il courut après elle^^ et tout son monde le suivit. 

Mais l'obscurité de la nuit autorisait les récits les plus 
étranges, et dans la matinée du 2^ janvier, la capitale fut 



LA DUCHESSE DE PALLIANO. 247 

inondée des récits du combat périlleux qui aurait eu lieu, 
disait-on, entre le cardinal neveu et Marcel Capeeoe. Le 
duc de Palliano, général en chef de Tarmée de TÉglise, 
crut la chose bien plus grave qu'elle n'était, et comme 
il n'était pas en de très-bons termes avec son frère le mi- 
nistre, dans la nuit même il fit arrêter Lanfranchi, et, le 
lendemain, de bonne heure, Marcel lui-même fut mis en 
prison. Puis on s'aperçut que personne n'avait perdu la 
vie, et que ces emprisonnements ne faisaient qu'augmen- 
ter le scandale, qui retombait tout entier sur le cardinal. 
On se hâta de mettre en liberté les prisonniers, et Tim- 
mense pouvoir des trois frères se réunit pour chercher à 
étouffer Taf faire. Ils espérèrent d'abord y réussir; mais, le 
troisième jour, le récit du tout vint aux oreilles du pape. 
II fit appeler ses deux neveux et leur parla comme pou- 
vait le faire un prince aussi pieux et aussi profondément 
offensé. 

Le cinquième jour de janvier, qui réunissait un grand 
nombre de cardinaux dans la congrégation du saint 
office, le saint pape parla le premier de cette horrible- 
affaire ; il demanda aux cardinaux présents comment ils 
avaient osé ne pas la porter à sa connaissance : 

— Vous vous taisez ! et pourtant le scandale touche à la 
dignité sublime dont vous êtes revêtus ! Le cardinal Carafa 
a osé paraître sur la voie publique couvert d'un habit 
séculier et Tépée nue à la main. Et dans quel but? Pour 
se saisir d'une infâme courtisane? 

On peut juger du silence de mort qui régnait parmi 
tous ces courtisans durant cette sortie contre le premier 



248 ŒUVRES DE STENDHAL. 

ministre. C'était un vieillard de quatre-vingts ans qui se 
fâchait contre un neveu chéri, maître jusque-là de toutes 
ses volontés. Dans son indignation, le pape parla d'ôterle 
chapeau à son neveu. 

La colère du pape fut entretenue par l'ambassadeur du 
grand-duc de Toscane, qui alla se plaindre à lui d'une in- 
solence récente du cardinal premier ministre. Ce cardi- 
naly naguère si puissant, se présenta chez Sa Sainteté 
pour son travail accoutumé. Le pape le laissa quatre 
heures entières dans Tantichambre, attendant aux yeux 
de tous, puis le renvoya satis vouloir l'admettre à Tau- 
dience. On peut juger de ce qu'eut à souffrir l'orgueil 
immodéré du ministre. Le cardinal était irrité, mais non 
soumis; il pensait qu'un vieillard accablé par l'âge, do- 
miné toute sa vie par l'amour qu'il portait à sa famille, 
et qui enfin était peu habitué à l'expédition des affaires 
temporelles, serait obligé d'avoir recours à son activité. 
La vertu du saint pape remporta; il convoqua les cardi- 
naux, et, les ayant longtemps regardés sans parler, à la 
fin il fondit en larmes et n'hésita point à faire une sorte 
d'amende honorable : 

— La faiblesse de Tâge, leur dit-il, et les soins que je 
donne aux choses de la religion, dans lesquelles, comme 
vous savez, je prétends détruire tous les abus, m'ont 
porté à confier mon autorité temporelle à mes trois 
neveux; ils en ont abusé, et je les chasse à jamais. 

On lut ensuite un bref par lequel les neveux étaient 
dépouillés de toutes leurs dignités et confinés dans de mi- 
sérables villages. Le cardinal premier ministre fut exilé 



LÀ DUCHESSE DE PALLIANO. 249 

à Givita Lavinia, le duc de Palliano à Soriano, et le mar- 
quis à MoDtebello; par ce bref, le duc était dépouillé de 
ses appointements réguliers, qui s'élevaient à soixante- 
douze mille piastres (plus d'un million de 1858). 

Il ne pouvait pas être question de désobéir à ces ordres 
sévères : les Carafa avaient pour ennemis et pour sur- 
veillants le peuple de Rome tout entier qui les détestait. 

Le duc de Palliano, suivi du comte d'Âliffe, son beau- 
frère, et de Léonard del Cardine, alla s'établir au petit 
village de Soriano, tandis que la duchesse et sa belle- 
mère vinrent habiter Gallese, misérable hameau à deux 
petites lieues de Soriano. 

Ces localités sont charmantes; mais c'était un exil, et 
l'on était chassé de Rome où naguère on régnait avec in- 
solence. 

Marcel Capecce avait suivi sa maîtresse avec les autres 
courtisans dans le pauvre village où elle était exilée. Au 
lieu des hommages de Rome entière, cette femme, si 
puissante quelques jours auparavant, et qui jouissait de 
son rang avec tout Temportement de Torgueil, ne se 
voyait plus environnée que de simples paysans dont Té- 
tonnement même lui rappelait sa chute. Elle n'avait au- 
cune consolation ; son oncle était si âgé que probable- 
ment il serait surpris par la mort avant de rappeler 3es 
neveux, et, pour comble de misère, les trois frères se dé- 
testaient entre eux. On allait jusqu'à dire que le duc ei le 
marquis, qui ne partageaient point les passions fougueu- 
ses du cardinal, effrayés par ses excès, étaient allés jus- 
qu'à les dénoncer au pape leur oncle. 

14. 



2S0 ŒUVRES DE STENDHAL. 

AU milieu de rhorreur de cette profonde disgrâce, il 
arriva uue chose qui, pour le malheur de la duchesse et 
de Capecce lui-même, montra bien que, dans Rome, ce 
n'était pas une passion véritable qui l'avait entraîné sur 
les pas de la Martuccia. 

Un jour que la duchesse l'avait fait appeler pour lui 
donner un ordre, il se trouva seul avec elle, chose qui 
n'arrivait peut-être pas dçux fois dans toute une année. 
Quand il vit qu'il n'y avait personne dans la salle où la 
duchesse le recevait, Capecce resta immobile etsilen- 
tieux. Il alla vers la porte pour yoir s'il y avait quelqu'un 
qui pût les écouter dans la salle voisine, puis il osa par- 
ler ainsi : 

— Madame, ne vous troublez point et ne prenez pas 
avec colère les paroles étranges que je vais avoir la témé- 
rité de prononcer. Depuis longtemps je vous aime 
plus que la vie. Si, avec trop d'imprudence, j'ai osé re^ 
garder comme amant vos divines beautés, vous ne devez 
pas en imputer la faute à moi, mais à la force surnatu- 
relle qui me pousse et m'agite. Je suis au supplice, 
jebrâle; je ne demande pas du soulagement pour la 
flamme qui me consume, mais seulement que votre gé- 
nérosité ait pitié d'un serviteur rempli de défiance et 
4'bufnilité, 

lia ducbessô ppirut surjprise et surtout irritée : 

— Mariai, qu'i(S-tu donc vu en moi, lui ditrelle» qui te 
doiftpe la h9rdi0^se de me requérir d'amour? Est-ce que 
m^ vie, e^t ce que loa conversation se sont tellement 
éloignées des règlea de la déçepce, que tu aies pu t'en 



LA DUCHESSE DE PÂLLIANO. 251 

autoriser pour une telle insolence? Gomment as tu pu 
avoir la hardiesse de croire que je pouvais me donner à 
toi ou à tout autre homme, mon mari et seignaur 
excepté? Je te pardonne ce que tu m'as dit, parce que je 
pense que tu es un frénétique; mais garde-toi de tomber 
de nouveau dans une pareille faute, ou je te jure que je 
te ferai punira la fois pour la première et pour la sec<)nde 
insolence. 

La duchesse s'étoigna transportée de colère, et réelle- 
ment Capecce avait manqué aux lois de la prudence : il 
fallait faire deviner et non pas dire. Il resta confondu, 
craignant beaucoup que la duchesse ne racontât la chose 
à son mari. 

Mais la suite fut bien différente de ce qu'il appréhen* 
dait. Dans la solitude de ce village, la fière duchesse de 
Palliano ne put s'empêcher de faire confidence de ce 
qu'on avait osé lut dire à sa dame d'honneur favorite, 
Diane Brancaccio. Celle-ci était une femme de trente ans, 
dévorée par des passions ardentes. Elle avait les cheveux 
rouges (rhistorien revient plusieurs fois sur cette circon- 
stance qui lui semble expliquer toutes les folies de Diane 
Brancaccio). Elle aimait avec fureur Domitien Fomari, 
gentilhomme attaché au marquis de Hontebello. Elle 
voulait le prendre pour époux ; mais le marquis et sa 
femme, auxquels elle avait Thonneur d'appartenir par 
les liens du sang, consentiraient- ils jamais à la voir 
épouser un homme actuellement à leur service? Cet obs- 
tacle était insurmontable, du moins en apparence. 

Il n'y avait qu'une chance M succès ; i| aurait f^llq 



252 ŒUVRES DE STENDHAL. 

obtenir un effort de crédit de la part do duc de PalUano, 
frère aîné du marquis, et Diane n'était pas sans espoir 
de ce côté. Le duc la traitait en parente plus qu*en do- 
mestique. C'était un homme qui avait de la simplicité 
dans le cœur et de la bonté, et il tenait infiniment moins 
que ses frères aux choses de pure étiquette. Quoique le 
duc profitât en vrai jeune homme de tous les avantages 
de sa haute position, et ne fût rien moins que fidèle à sa 
femme, il Taimait tendrement, et, suivant les apparen- 
ces, ne pourrait lui refuser une grâce si celle-ci la lui 
demandait avec une certaine persistance. 

L'aveu que Capecce avait osé faire à la duchesse parut 
un bonheur inespéré à la sombre Diane. Sa maîtresse 
avait été jusque-là d'une sagesse désespérante ; si elle pou- 
vait ressentir une passion, si elle commettait une faute, 
à chaque instant elle aurait besoin de Diane, et celle-ci 
pourrait tout espérer d'une femme dont elle connaîtrait 
les secrets. 

Loin d'entretenir la duchesse d'abord de ce qu'elle se 
devait à elle-même, et ensuite des dangers effroyables 
auxquels elle s'exposerait au milieu d'une cour aussi 
clairvoyante, Diane, entraînée par la fougue de sa pas- 
sion, parla de Marcel Capecce à sa maîtresse, comme elle 
se parlait à elle-même de DomitienFornari. Dans les longs 
entretiens de cette solitude, elle trouvait moyen, chaque 
jour, de rappeler au souvenir de la duchesse les grâces 
et la beauté de ce pauvre Marcel qui semblait si triste; 
il appartenait, comme la duchesse, aux premières fa- 
milles de Naples, ses manières étaient aussi nobles que 



LA DUCHESSE DE PALLIÂNO. 253 

son sang, et il ne lui manquait que ces biens qu'un ca- 
price de la fortune pouvait lui donner chaque jour, pour 
être sous tous les rapports Tégal de la femme qu'il osait 
aimer. 

Diane s'aperçut avec joie que le premier effet de ces 
discours était de redoubler la confiance que la duchesse 
lui accordait. 

Elle ne manqua pas de donner avis de ce qui se passait 
à Marcel Capecce. Durant les chaleurs brûlantes de cet 
été, la duchesse se promenait souvent dans les bois qui 
entourent Gallese. A la chute du jour, elle venait atten- 
dre la brise de mer sur les collines charmantes qui s'élè- 
vent au milieu de ces bois et du sommet desquelles on 
aperçoit la mer à moins de deux lieues de distance. 

Sans s'écarter des lois sévères de l'étiquette, Marcel 
pouvait se trouver dans ces bois : il s'y cachait, dit-on, 
et avait soin de ne se montrer aux regards de la duchesse 
que lorsqu'elle était bien disposée par les discours de 
Diane Brancaccio. Celle-ci faisait un signal à Marcel. 

Diane, voyant sa maîtresse sur le point d'écouter la 
passion fatale qu'elle avait fait naître dans son cœur, 
céda 9lle-même à l'amour violent que Domitien Fornari 
lui avait inspiré. Désormais elle se tenait sûre de pouvoir 
l'épouser. Mais Domitien était un jeune homme sage, 
d'un caractère froid et réservé ; les emportements de sa 
fougueuse maîtresse, loin de l'attacher, lui semblèrent 
bientôt désagréables. Diane Brancaccio était proche pa- 
rente des Carafa ; il se tenait sûr d'être poignardé, au 
moindre rapport qui parviendrait sur ses amours au 



354 ŒUVRES DE STENDHAL. 

terrible cardinal Garafa qui, bien que cadet du duc de 
Palliano, était, dans le fait, le véritable chef de la fa- 
mille. 

La duchesse avait cédé depuis quelque temps à la pas- 
sion de Gapecce, lorsqu'un beau jour on ne trouva plus 
Domitien Fornari dans le village où était reléguée la cour 
du marquis de Moutebello. Il avait disparu : on sut plus 
tard qu'il s'était embarqué dans le petit port de Nettuno ; 
sans doute il avait changé de nom, et jamais depuis on 
n'eut de ses nouvelles. 

Qui pourrait peindre le désespoir de Diane? Après 
avoir écouté avec bonté ses plaintes contre le destin, un 
jour la duchesse de Palliano lui laissa deviner que ce 
sujet de discours lui semblait épuisé. Diane se voyait 
méprisée par son amant; son cœur était en proie aux 
mouvements les plus cruels; elle tira la plus étrange con- 
séquence de l'instant d'ennui que la duchesse avait 
éprouvé en entendant la répétition de ses plaintes. Diane 
se persuada que c'était la duchesse qui avait engagé Do- 
mitien Fornari à la quitter pour toujours, et qui, de plus, 
lui avait fourni les moyens de voyager. Cette idée folle 
n'était appuyée que sur quelques remontrances que jadis 
la duchesse lui avait adressées. Le soupçon fut bientôt 
suivi de la vengeance. Elle demanda une audience au duc 
et lui raconta tout ce qui se passait entre sa femme et 
Marcel. Le duc refusa d'y ajouter foi. 

— Songez, lui dit-il, que depuis quinze ans je n'ai 
pas eu le moindre reproche à faire à la duchesse; elle a 
résisté aux séductions de la cour et à l'entraînement de 



LA DUCHESSE DK PAI.LIANO Ï5S 

la poshioQ brtllaale que dous avions à Hnnie; les pripces 
tes plus aimables, el te duc de Gui^e lui-même, général 
de l'armée française, y ont perdu leurs pas, et vous vou- . 
lez qu'elle cède à un simple écuyer ''. 

Le malheur voulut que, le duc s'eLinuyanl beaucoup 
à Soriano, village où il élait relégmi, i.:i qui n'était qu'à 
deux petites lieues de celui qu'habitait sa femme, Diane 
put en obtenir un grand nombre d'audiences, sans que 
celles-ci vinssent à la connaissance de la duchesse. Diane 
avait un génie étonnant; la passion la rendait éloquente. 
Elle donnait au duc une foute de détails; la vengeance 
était devenue son seul plaisir. Elle lui répétait que, pres- 
que tous les soirs, Capecces'inlrodnîsait dans la cbambre 
de la dochesse sur les onze heures, et n'en sortait qu'à 
deux ou trois heures du matin. Ces discours firent d'a- 
bord si peu d'impression sur le duc, qu'il ne voulut pas 
se donner la peine de faire deux lieues à minuit pour 
venir à Gallese et entrer à l'improvisie dans la chambre 
de sa femme. 

Mais un soir qu'il se trouvait à Gallesti, le soleil était 
couché, et pourtant il faisait encore jour, Diane pénétra 
tout échevelëe dans le salon où était le duc. Tout le 
tnonde s'éloigna -, elle lui dit que Marcel Capecce venait 
de s'introduire dans la chambre de la duchesse. Leduc, 
sans doute mal disposé en ce moment, prit son poignard 
et courut à la cbambre de sa femme, où il entra par une 
porte dérobée. 11 y tnmva Marcel Capecce. A la vérité, 
les deux amants changèrent de couleuTën le voyant en- 
trer; mais, du reste, il n'y avait rien de répréhensible 



256 ŒUVRES DE STENDHAL. 

dans la position où ils se trouvaient. La duchesse était 
dans son lit occupée à noter une petite dépense qu'elle 
venait défaire; unecamériste était dans la chambre; 
Marcel se trouvait debout à trois pas du lit. 

Le duc, furieux, saisit Marcel à la gorge, l'entraîna 
dans un cabinet voisin, où il lui commanda de jeter à 
terre la dague et le poignard dont il était armé. Après 
quoi le duc appela des hommes de sa garde, par lesquels 
Marcel fut immédiatement conduit dans les prisons de 
Soriano. 

La duchesse fut laissée dans son palais, mais étroite- 
ment gardée. 

Le duc n*étâit point cruel; il paraît qu'il eut la pensée 
de cacher Tignominie de la chose, pour n'être pas obligé 
d'en venir aux mesures extrêmes que Thonneur exige- 
rait de lui. Il voulut faire croire que Marcel était retenu 
en prison pour une tout autre cause, et prenant pré- 
texte de quelques crapauds énormes que Marcel avait 
achetés à grand prix deux ou trois mois auparavant, il 
fit dire que ce jeune homme avait tenté de l'empoison- 
ner. Mais le véritable crime était trop bien connu, et le 
cardinal, son frère, lui fit demander quand il songerait 
à laver dans le sang des coupables l'affront qu'on avait 
osé faire à leur famille. 

Le duc s'adjoignit le comte d'Âliffe, frère de sa femme, 
et Antoine Torando, ami de la maison. Tous trois, for- 
mant comme une sorte de tribunal, mirent en jugement 
Marcel Capecce, accusé d'adultère avec la duchesse. 

L'instabilité des choses humaines voulut que le pape 



LA DUCHESSE DE PALLIANO. 257 

Pîe IV, qui succéda à Paul IV. appartint à la faction 
d'Espagne. Il n'avait rien à refuser au roi Philippe II, 
qui exigea de lui la mort du cardinal et du duc de Pal- 
liano. Les deux frères furent accusés devant les tribu- 
naux du pays, et les minutes du procès qu'ils eurent à 
subir nous apprennent toutes Iqs circonstances de la 
mort de Marcel Capecce. 

Un des nombreux témoins entendus dépose en ces 
termes : 

— Notis étions à Soriano ; le duc, mon maître, eut un 
long entretien avec le comte d'Âliffe... Le soir, fort tard, 
on descendit dans un cellier au rez-de-chaussée, où le 
duc avait fait préparer les cordes nécessaires pour don- 
ner la question au coupable. Là se trouvaient le duc, le 
comte d'Âliffe, le seigneur Antoine Torando et moi. 

Le premier témoin appelé fut le capitaine Camille Gri- 
fone, ami intime et confident de Capecce. Le duc lut 
parla ainsi : 

— Dis la vérité, mtfn ami. Que sais-tu de ce que Mar- 
cel a fait dans la chambre de la duchesse? 

— Je ne sais rien ; depuis plus de vingt jours je suis 
brouillé avec Marcel. 

Comme il s'obstinait à ne rien.dire déplus, le seigneur 
duc appela du dehors quelques-uns de ses gardes. Gri- 
fone fut lié à la corde par le podestat de Soriano. Les 
gardes tirèrent les cordes, et, par ce moyen, enlevèrent 
le coupable à quatre doigts de terre. Après que le capi- 
taine eut été ainsi suspendu un bon quart d'heure, il 
dit : 

15 



258 ŒUVRES DE STENDHAL. 

— Desceudez-moi, je vais dire ce que je sais. 
Quand on Teut remis à terre, les gardes s^ éloignèrent, 

et nous restâmes seuls avec lui. 

— Il est vrai que plusieurs fois j'ai accompagné Marcel 
jusqu'à la chambre de la duchesse, dit le capitaine, mais 
je ne sais rien de plus, parce que je Tattendais dans une 
cour voisine jusque vers les une heure du matin. 

Aussitôt on rappela les gardes, qui, sur Tordre du duc, 
rélevèrent de nouveau, de façon que ses pieds ne tou- 
chaient pas la terre. Bientôt le capitaine s'écria : 

— Descendez->mûi, je veux dire la vérité. Il est vrai, 
continua-t-il, que, depuis plusieurs mois, je me suis 
aperçu que Marcel fait Tamour avec la duchesse, et je 
voulais en donner avis à Votre Excellence ou à D. Léo- 
nard. La duchesse envoyait tous les matins savoir des 
nouvelles de Marcel; elle lui faisait tenir de petits ca- 
deaux, et, entre autres choses, des confitures préparées 
avec beaucoup de soin et fort chères; j'ai vu à Marcel de 
petites chaînes d'or d*un travail merveilleux qu'il tenait 
évidemment de la duchesse. 

Après cette déposition, le capitaine fut renvoyé en pri- 
son. On amena le portier de la duchesse, qui dit ne rien 
savoir ; on le lia à la corde, et il fut élevé en l'air. Après 
une demi^heure il dit : 

— Descendez-moi, je dirai ce que je sais. 

Une fois à terre, il prétendit ne rien savoir ; on Téleva 
de nouveau. Après une demi-heure on le descendit; il 
expliqua qu'il y avait peu de temps qu'il était attadiié au 
service particulier de la duchesse. Gomme il était possible 



LA DUClIfcSSK DK PALLIANO. 259 

que cet homme ne sût rien, on le renvoya en prison. 
Toutes ces choses avaient pris beaucoup de temps à cause 
des gardes que Ton faisait sortir à chaque fois. On vou- 
lait que les gardes crussent qu'il s'agissait d'une tenta- 
tive d'empoisonnement avec le venin extrait des cra- 
pauds. 

La nuit était déjà fort avancée quand le duc fit venir 
JMarcel Gapecce. Les gardes sortis et la porte dûment 
fermée à clef : 

— Qu'avez-vous à faire, lui dit-il, dans la chambre de 
la duchesse, que vous y restez jusqu'à une heure, deux 
heures, et quelquefois quatre heures du matin? 

Marcel nia tout; on appela les gardes, et il fut sus- 
pendu ; la corde lui disloquait les bras ; ne pouvant sup- 
porter la douleur, il demanda à être descendu ; on le 
plaça sur une chaise ; mais une fois là, il s'embarrassa 
dans soti discours, et proprement ne savait ce qu'il di- 
sait. On appela les gardes qui le suspendirent de nou- 
veau; après un long temps, il demanda à être descendu. 

— Il est vrai, dit-il, que je suis entré dan^ l'apparte- 
ment de la duchesse à ces heures- indues ; mais je faisais 
Tamour avec la signera Diane Brancaccio, une des dames 

•de Son Excellence, à laquelle j'avais donné la foi de ma- 
riage, et qui m'a tout accordé, excepté les choses contre 
rhonneur. 

Marcel fut reconduit à sa prison, où on le confronta 
avec le capitaine et avec Diane, qui nia tout. 

Ensuite on. ramena Marcel dans la salle basse; quand 
nous fûmes près de la porte : 



260 (KUVHES DE STENDHAL. 

— Monsieur le duc, dit Marcel, Votre KxcelteDce se 
rappellera qu'elle ma promis la ¥ie sauve si je dis toute 
la vérité. Il n'est. pas nécessaire de me donner la corde 
de nouveau; je vais tout vous dire. 

Alors il s'approcha du duc, et, d'une voix tremblante 
et à peine articulée, il lui dit qu'il était vrai qu'il av^it 
obtenu les faveurs de la duchesse. A ces paroles, le duc se 
jeta sur Marcel et le mordit à la joue ; puis il tira son 
poignard, et je vis qu'il allait en donner des coups au 
coupable. Je dis alors qu'il était bien que Marcel écrivît 
de sa main ce quHl venait d'avouer, et que cette pièce 
servirait à justifier Son Excellence. On entra dans la salle 
basse, où se trouvait ce qu'il fallait pour écrire ; mais la 
corde avait tellement blessé Marcel au bras et à la main, 
qu'il ne put écrire que ce peu de mots : Oui, fai trahi 
mon seigneur; oui, je lui ai été V honneur! 

Le duc lisait à mesure que Marcel écrivait. A ce mo- 
ment, il se jeta sur Marcel et lui donna trois coups de 
poignard qui lui ôtérent la vie. Diane Brancaccio était là, 
à trois pas, plus morte que vive, et qui, sans doute, se 
repentait mille et mille fois de ce qu'elle avait fait. 

— Femme indigne d'être née d'une noble famille! 
s't'cria le duc, et cause unique de mon déshonneur, au- 
quel tu as travaillé pour servir à tes plaisirs déshonnêtes, 
il faut que je te donne la récompense de toutes tes tra- 
hisons. 

En disant ces paroles, il la prit par les cheveux et lui 
scia le cou avec un couteau. Cette malheureuse répandit 
un déluge de sang, et enfin tomba morte. 



LA DUCHESSE UE PALLIANO. 2M 

Le duc fit jeter les deux cadavres dans un cloaque 
voisin de la prison. 

Le jeune cardinal Alphonse Carafa, fils du marquis de 
Hontebello, le seul ^de toute la famille que Paul IV eût 
gardé auprès de lui, crut devoir lui raconter cet événe- 
ment. Le pape ne répondit que par ces paroles : 

— Et de la duchesse, qu'en a-t-on fait? 

On pensa généralement, dans Rome, que ces paroles 
devaient amener la mort de cette malheureuse femme. 
Mais le duc ne pouvait se résoudre à ce grand sacrifice, 
soit parce qu'elle était enceinte, soit à cause de Textrême 
tendresse que jadis il avait eue pour elle. 

Trois mois après le grand acte de vertu qu'avait ac- 
compli le saint pape Paul IV en se séparant ie toute sa 
famille, il tomba malade, et, après trois autres mois de 
maladie, il expira le 18 août 1559. 

Le cardinal écrivait lettres sur lettres au duc de Pal- 
liano, lui répétant sans cesse que leur honneur exigeait 
la mort de la duchesse. Voyant leur oncle mort, et ne 
sachant pas quelle pourrait être la pensée du pape qui 
serait élu, il voulait que tout fût fini dans le plus bref 
délai. 

Le duc, homme simple, bon et beaucoup moins scru- 
puleux que le cardinal sur les choses qui tenaient au 
point d'honneur, ne pouvait se résoudre à la terrible ex- 
trémité qu'on exigeait de lui. 11 se disait que lui-même 
avait fait de nombreuses infidélités à la duchesse, et sans 
se donner la moindre peine pour les lui cacher, et que 
ces infidélités pouvaient avoir porté à la vengeance une 



%2 (EUVRBS DE STENDHAL. 

femme aussi hautaine. Au moment même d'entrer au 
conclave, après avoir entendu la messe et reçu la sainte 
communion, le cardinal lui écrivit en<H>re qu'il se sentait 
bourrelé par ces remises continuelles, et que, si le duc 
ne se résolvait pas enfin à ce qu exigeait Vhonneur de 
leur maison, il protestait qu'il ne se mêlerait plus de ses 
affaires, et ne chercherait jamais à lui être utile, soit 
dans le conclave, soit auprès du nouveau pape. Une rai- 
son étrangère au point d'honneur put contribuer à dé- 
terminer le duc. Quoique ia duchesse fût sévèrement 
gardée, elle trouva, dit-on, le moyen de faire dire à 
Marc-Antoine Colonna, ennemi capital du duc à cause de 
son duché de Palliano, que celui-ci s'était fait donner, 
que si Marc-Antoine trouvait moyen de lui sauver la vie 
et de la délivrer, elle, de son côté, le mettrait en posses- 
sion de la forteresse de Palliano, où commandait un 
homme qui lui était dévoué. 

Le 28 août 1559, le duc envoya à Gallese deux corn* 
pagnies de soldats. Le SO, D. Léonard del Cardine, parent 
du duc, et D. Ferrant, comte d'Aliffe, frère de la du- 
chesse, arrivèrent à Gallese, et vinrent dans les apparte- 
ments de la duchesse pour lui ôter la vie. Ils lui annon- 
cèrent la mort , elle apprit cette nouvelle sans la moindre 
altération. Elle voulut d'abord se confesser et entendre la 
sainte messe. Puis, ces deux seigneurs s'approchant 
d'elle, elle remarqua qu'ils n'étaient pas d'accord entre 
eux. Elle demanda s'il y avait un ordre du duc son mari 
pour la faire mourir. 

— Oui, madame, répondit I). Léonard. 



LA DUCHESSE DE PALLUNO. 205 

La duchesse demanda à le voir; D. Ferrant le lui 
montra. 

(Je trouve dans le procès du duc de Palliano la dépo- 
sition des moines qui assistèrent à ce terrible événement. 
Ces dépositions sont très-supérieures à celles des autres 
témoins, ce qui provient, ce me semble, de ce que les 
moines étaient exempts de crainte en parlant devant la 
justice, tandis que tous les autres témoins avaient été 
plus ou moins complices de leur maître.) 

Le frère Antoine de Pavie, capucin, déposa en ces 
termes : 

— Après la messe où elle avait reçu dévotement la 
sainte communion, et tandis que nous la confortions, le 
comte d'Aliffe, frère de madame la duchesse, entra dans 
la chambre avec une corde et une baguette de coudrier 
grosse comme le pouce et qui pouvait avoir une demi- 
aune de longueur. 11 couvrit les yeux de la duchesse d*un 
mouchoir, et elle, d'un grand sang-froid, le faisait des- 
cendre davantage sur ses yeux, pour ne pas le voir. Le 
comte lui mit la corde au cou; mais, comme elle n'allait 
pas bien, le comte la lui ôta et s'éloigna de quelques pas; 
la duchesse, Tentendant marcher, s'ôta le mouchoir de 
dessus les yeux, et dit : 

— Eh bien donc! que faisons-nous? 
Le comte répondit : 

— La corde n'allait pas bien, je vais en prendre une 
autre pour ne pas vous faire souffrir. 

Disant ces paroles, il sortit; peu après il rentra dans 
la chambre avec une autre corde, il lui arrangea de nou- 



«4 ŒQTBES DE STBHDHAL. 

reao le moochoir sor les yen, il loi remit la coide au 
COQ, et, fatsant pénétrer la baguette dans le nœud, il la 
fit tourner et l'écrangla. La chose se passa, de la part de 
la dochesse, ahsoloment sor le ton d'une conversation 
ordinaire. 

Le fràe Antoine de Salazar, autre capucin, termine 
sa déposition par ces paroles : 

— Je voulais me retirer dn pavillon par scrupule de 
conscience, pour ne pas la voir mourir; mais la duchesse 
me dit : 

— Ne t'éloigne pas dMci, pour l'amour de Dieu. 

( Ici le moine raconte les circonstances de la mort, ab- 
solument comme nous venons de les rapporter.) Il 
ajoute : 

— Elle mourut comme une bonne chrétienne, répétant 
souvent : Je crois, je crois. 

Les deux moines, qui apparemment avaient obtenu 
de leurs supérieurs l'autorisation nécessaire, répètent 
dans leurs dépositions que la duchesse a toujours pro- 
testé de son innocence parfaite, dans tous ses entretiens 
avec eux, dans toutes ses confessions, et particulièrement 
dans celle qui précéda la messe où elle reçut la sainte 
communion. Si elle était coupable, par ce trait d'orgueil 
elle se précipitait en enfer. 

Dans la confrontation du frère Antoine de Pavie, ca- 
pucin, avec D. Léonard del Cardine, le frère dit : 

— Mon compagnon dit au comte qu'il serait bien d^at- 
tendre que la duchesse accouchât; elle est grosse de six 
mois, ajouta-t-il, il ne faut pas perdre Tâme du pauvre 



LA DUCHESSE DE PALLIANO. 265 

petit malheureux quelle porte dans son seîn, il faut 
pouvoir le baptiser. 

A quoi le comte d'Aliffe répondit : 

— Vous savez que je dois aller à Rome, et je ne veux 
pas y paraître avec ce masque sur le visage (avec cet af- 
front non vengé). 

 peine la duchesse fut-elle morte, que les deux capu- 
cins insistèrent pour qu'on Touvrît sans retard, afin de 
pouvoir donner le baptême à l'enfant ; mais le comte et 
D. Léonard n'écoutèrent pas leurs prières. 

Le lendemain, la duchesse fut enterrée dans Téglise 
du lieu, avec une sorte de pompe (j'ai lu le procès-ver- 
bal). Cet événement, dont la nouvelle se répandit aussi- 
tôt, fit peu d'impression, on s'y attendait depuis long- 
temps; on avait plusieurs fois annoncé la nouvelle de 
cette mort à Gallese et à Rome, et d'ailleurs un assassinat 
hors de la ville et dans un moment de siège vacant 
n'avait rien d'extraordinaire. Le conclave qui suivit la 
mort de Paul IV fut très-orageux, il ne dura pas moins 
de quatre mois. 

Le 26 décembre 1559, le pauvre cardinal Carlo Carafa 
fut obligé de concourir à l'élection d'un cardinal porté 
par l'Espagne et qui par conséquent ne pourrait se refu- 
ser à aucune des rigueurs que Philippe II demanderait 
contre lui cardinal Carafa. Le nouvel élu prit le nom de 
Pie IV. 

Si le cardinal ^'avait pas été exilé au moment de la 
mort de son oncle, il eût été maître de l'élection, ou du 

45. 



266 ŒUVRES DE STENDHA.L 

moins aurait été en mesure d'empêcher la nomination 
d'un ennemi. 

Peu après, on arrêta le cardinal ainsi que le duc; 
Tordre de Philippe II était évidemment de les faire pé- 
rir. Ils eurent à répondre sur quatorze chefs d'accusa- 
tion. On interrogea tous ceux qui pouvaient donner des 
lumières sur ces quatorze chefs. Ce procès, fort hien 
fait, se compose de deux volumes in-folio, que j'ai lus 
avec heaucoup d'intérêt, parce qu'on y rencontre à cha- 
que page des détails de mœurs que les historiens n'ont 
point trouvés dignes de la majesté de l'histoire. J*y ai 
remarqué des détails fort pittoresques sur une tentative 
d'assassinat dirigée par le parti espagnol contre le car- 
dinal Carafa, alors ministre tout-puissant. 

Du reste, lui et son frère furent condamnés pour des 
crimes qui n'en auraient pas été pour tout autre, par 
exemple, avoir donné la mort à Tamant d'une femme in- 
fidèle et à cette femme elle-même. Quelques années plus 
tard, le prince Orsini épousa la sœur du grand-duc de 
Toscane, il la crut infidèle et la fit empoisonner en Tos- 
cane même, du consentement du grand-duc son frère, 
et jamais la chose ne lui a été imputée à crime. Plusieurs 
princesses de la maison de Médicis sont mortes ainsi. 

Quand le procès des deux Carafa fut terminé, on en 
fit un long sommaire, qui, à diverses reprises, fut exa- 
miné par des congrégations de cardinaux. Il est trop 
évident qu'une fois qu'on était convenu de punir de mort 
le meurtre qui vengeait l'adultère, genre de crime dont 
la justice ne s'occupait js((nais, le cardinal était coupable 



LA DUCHESSE DE PALLIANO. 267 

d'avoir persécuté son frère pour que le crime fût commis, 
comme le duc était coupable de Tavoir fait exécuter. 

Le 5 de mars 1561, le pape Pie IV tint un consistoire 
qui dura huit heures, et à la fin duquel il prononça la 
sentence des Carafa en ces termes : Prout in scheduld. 
(Qu'il en soit fait comme il est requis.) 

La nuit du jour suivant, le fiscal envoya au château 
Saint-Ange le harigel pour faire exécuter la sentence de 
mort sur les deux frères, Charles, cardinal Carafa, et 
Jean, ducdePalliano; ainsi fut fait. On s'occupa d'abord 
du duc. Il fut transféré du château Saint-Ange aux pri- 
sonsdeTordinone, où tout était préparé; ce fut laque le 
duc, le comte d'Aliffe et D. Léonard del Cardine eurent 
la tête tranchée. 

Le duc soutint ce terrible moment non-seulement 
comme un cavalier de haute naissance, mais encore 
comme un chrétien prêt à tout endurer pour Tamour de 
Dieu. Il adressa de belles paroles à ses deux compagnons 
pour les exhorter à la mort ; puis écrivit à son fils ^ 

Le barigel revint au château Saint-Ânge, il annonça 
la mort au cardinal Carafa, ne lui donnant qu'une heure 
pour se préparer. Le cardinal montra une grandear4'âme 
supérieure à celle de son frère, d'autant qu'il dit motifs 
de paroles; les paroles sont toujours une force que Ton 

* Le savant M. Sismondi embrouille toute cette histoire. Voir Tar- 
ticle Carafa de la biographie Michaud ; il prétend que ce fut le comte 
de Montorio qui eut la tête tranchée le jour de la mort du cardinal. 
Le comte était père du cardinal et du duc de Palliano. Le savanl histo- 
rien prend le père pour le fils. 



268 ŒUVRES DE STENDHAL. 

cherche hors de soi. On ne lui entendit prononcer à voix 
basse que ces mots, à Tannonce de la terrible nouvelle : 

— Moi mourir ! pape Pie! ô roi Philippe! » 

Il se confessa; il récita les sept psaumes de la péni- 
tence, puis il s'assit sur une chaise, et dit au bourreau : 

— Faites. 

Le bourreau Tétrangla avec un cordon de soie qui se 
rompit ; il fallut y revenir à deux fois. Le cardinal re- 
garda le bourreau sans daigner prononcer un mot. 

(Note ajoutée.) 

Peu d'années après, le saint pape Pie V fit revoir le 
procès, qui fut cassé; le cardinal et son frère furent ré- 
tablis dans tous leurs honneurs, et le procureur général, 
qui avait le plus contribué à leur mort, fut pendu. Pie Y 
ordonna la suppression du procès; toutes les copies qui 
existaient dans les bibliothèques furent brûlées; il fut 
défendu d'en conserver sous peine d'excommunication : 
mais le pape ne pensa pas qu'il avait une copie du procès 
dans sa propre bibliothèque, et c'est sur cette copie 
qu'ont été faites toutes celles que l'on voit aujourd'hui. 



VANINA VANINI 



VANINA VANINI 



on 



PARTICUUMTIS SUR LA DERNIÈRE VEHTE DE CARRONARl 

DÉCOUVERTE DANS LES ÉTATS DD PAPE 



C'était un soir du printemps de 482*. Tout Rome était 
en mouvement : M. le duc de B***, ce fameux banquier, 
donnait un bal dans son nouveau palais de la place dé 
Venise. Tout ce que les arts de Tltalie, tout ce que le luie 
de Paris et de Londres peuvent produire de plus magni- 
fique avait été réuni pour Tembellissementde ce palais. 
Le concours était immense. Les beautés bandes et réser- 
vées de la noble Angleterre avaient brigué Thonneur d'as- 
sister à ce bal ; elles arrivaient en foule. Les plus belles 
femmes de Rome leur disputaient le prix de la beauté. 
Uoe jéuiie fille que Téclat de ses yeux et ses cheveux 
d'ébène proclamaient Romaine entra conduite par son 
père; tous les regards la suivirent. Un orgueil singulier 
éclatait dans chacun de ses mouvements. 



\ 



27S ŒUVRES DE STENDHAL. 

On voyait les étraDgers qui entraient frappés de la ma- 
gnificence de ce bal. « Les fêtes d*aucun des rois de TEu- 
rope, disaient-ils, n'approchent point de ceci. » 

Les rois n'ont pas un palais d'architecture romaine : 
ils sont ohligés d'inviter les grandes dames de leur cour; 
M. le duc de B*** ne prie que de jolies femmes. Ce soir-là 
il avait été heureux dans ses invitations; les hommes sem- 
blaient éblouis. Parmi tant de femmes remarquables il fut 
question de décider quelle était la plus belle : le choix 
resta quelque temps indécis; mais enfin la princesse 
Yanina Vanini, cette jeune fille aux cheveux noirs et à 
l'œil de feu, fut proclamée la reine du bal. Aussitôt les 
étrangers et les jeunes Romains, abandonnant tous les 
autres salons, firent foule dans celui où elle était. 

Son père, le prince don Asdrubale Vanini, avait voulu 
qu'elle dansât d*abord avec deux ou trois souverains d'Al- 
lemagne. Elle accepta ensuite les invitations de quelques 
Anglais fort beaux et fort nobles; leur air empesé l'en- 
nuya. Elle parut prendre plus de plaisir à tourmenter le 
jeune Livio Savelli, qui semblait fort amoureux. C'était le 
jeune homme le plus brillant de Rome, et de plus loi 
aussi était prince ; mais, si on lui eût donné à lire un ro- 
man, il eût jeté le volume au bout de vingt pages, disant 
qu'il lui donnait mal à la tête. C'était un désavantage aux 
yeux de Yanina. 

Yers le minuit une nouvelle se répandit dans le bal, et 
fit assez d'effet. Un jeune carbonaro, détenu au fort Saint- 
Ange, venait de se sauver le soir même, à l'aide d'un dé- 
guisement, et, par un excès d'audace romanesque, arrivé 



VANINA VANINI. 275 

au dernier corps de garde de la prison, il avait attaqué 
les soldats avec un poignard ; mais il avait été blessé lui- 
m6me, les sbires le suivaient dans les rues à la trace de 
son sang, et on espérait le ravoir. 

Gomme on racontait cette anecdote, don Livio SaveUi, 
ébloui des grâces et des succès de Vanina, avec laquelle 
il venait de danser, lui disait en la reconduisant à sa 
place, et presque fou d'amour : 

— Hais, de grâce, qui donc pourrait vous plaire? 

— Ce jeune carbonaro qui vient de s* échapper, lui 
répondit Vanina ; au moins celui-là a fait quelque chose 
de plus que de se donner la peine de naître. 

Le prince don Asdrubale s'approcha de sa fille. C'est 
un homme riche qui depuis vingt ans n'a pas compté avec 
son intendant, lequel lui prête ses propres revenus à un 
intérêt fort élevé. Si vous le rencontrez dans la rue, vous 
le prendrez pour un vieux comédien ; vous ne remarque- 
rez pas que ses mains sont chargées de cinq ou six bagues 
énormes garnies de diamants fort gros. Ses deux fils se 
sont faits jésuites, et ensuite sontmorts fous. Il lésa oubliés; 
mais il est fâché que sa fille unique, Vanina, ne veuille 
pas se marier. Elle a déjà dix-neuf ans, et a refusé les par- 
tis les plus brillants. Quelle est sa raison? la même que 
celle deSylla pour abdiquer, son méprispourles Romains. 

Le lendemain du bal, Vanina remarqua que son père, 
le plus négligent des hommes, et qui de la vie ne s'était 
donné la peine de prendre une clef, fermait avec beau- 
coup d'attention la porte d'un petit escalier qui condui- 
sait à un appartement situé au troisième étage du palais. 



274 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Cet appartement avait des fenêtres sur une terrasse gar- 
nie d'orangers. Vanina alla faire quelques visites dans 
Rome; au retour, la grande porte du palais étant embar-. 
rassëe par les préparatifs d'une illumination, la voiture 
rentra par les cours de derrière. Vanina leva les yeux, et 
vit avec étonnement qu'une des fenêtres de Tapparte- 
ment que son père avait fermée avac tant de soin élait. 
ouverte. Elle se débarrassa de sa dame de compagnie, 
monta dans les combles du palais, et à forée de cbeïrcber 
parvint à trouver une petite fenêtre grillée qui donnait 
sur la terrasse garnie d'orangers. La fenêtre ouverte 
qu'elle avait remarquée était à deux pas d'elle. Sans 
doute cette chambre était habitée; maiâ par quiVLe len- 
demain Vanina parvint à se procurer la clef d'une petite 
porte qui ouvrait sur la terrasse garnie d'orangers. 

Elle s^approcbâ à pas de loup de la fenêtre qui était ibu- 
core ouverte. Une persienne servit à la cacher. Au fond, 
de la chambre il y avait un lit et quelqu'un dans ce lit. 
Son premier mouvement fut de se retirer ; mais elle aper- 
çut une robe de femme jetée sur une chaise. En regardant 
mieux la personne qui était au lit, elle vit qu elle était 
blonde, et apparemment fort jeune. Elle ne douta plusqu^ 
ce ne fût une femme. La robe jetée sur une chaise était en- 
sanglantée; ilyavaitaussidusangsurdessouliei'sde femme 
placés sur unetable. L'inconnue fit un mouvement; Vanina 
s'aperçut qu elle était blessée. Un grand linge taché desang 
couvrait sa poitrine ; ce linge n'était fixé que par des ru- 
bans; ce n'était pas la main d'un chirurgien qui l'avait 
placé ainsi. Vanina remarqua que chaque jour, vers les 



VANINA VANÏNI. 21^ 

quatreheures,,soD père s'enfermait dans son appartement, 
etensuiteallaitvoirrinconnue; il redescendait bientôt, et 
montait en voiture pour aller chez la comtesse Vittelèschi. 
Dès qu'il était sorti, Vanina montait à la petite terrasse, 
d'où elle pouvait apercevoir Tinconnue. Sa sensibilité 
était vivement excitée en faveur de cette jeune femme 
si malheureuse ; elle cherchait à deviner son aventure. 
La robe ensanglantée jetée sur une chaise paraissait 
avoir été percée de coups de poignard, Yanina pouvait 
compter les déchirures. Un jour elle vit Tinconnue plus 
distinctement : ses yeux bleus étaient fixés dans le ciel ; 
elle semblait prier. Bientôt des larmes remplirent ses 
beaux yeux ; la jeune princesse eut bien de la peine à ne 
pas lui parler. Le lendemain Yanina osa se cacher sur la 
petite terrasse avant Tarrivée de son père. Elle vit don 
Asdrubale entrer chez Tinconnue: il portait un petit pa- 
nier où étaient des provisions. Le prince avait Tair 
inquiet, et ne dit pas grand'chose. Il parlait si bas que, 
quoique la porte-fenêtre fût ouverte, Yanina ne put en- 
tendre ses paroles. Il partit aussitôt « 

■^ Il faut que cette pauvre femme ait des ennemis bien 
terribles, se dit Yanina, pour que mon père, d'un carac- 
tère si insouciant, n'ose se confiera personne et se donne 
la peine de monter cent vingt marches chaque jour. 

Un soir, comme Yanina avançait doucement la tète 
vers la croisée de rinconnue, elle rencontra ses yeux, et 
tout fut découvert. Yanina se jeta à genoux, et 8*écria : 

— Je vous aime, je vous suis dévouée. 

L'inconnue lui fit signe d'entrer. 



276 ŒUVRES DE STENDHAL. 

— Que je vous dois d'excuses, s'écria Vanîna, et que 
ma sotte curiosité doit vous sembler offeusante! Je vous 
jure le secret, et, si vous Texigez, jamais je ne reviendrai. 

— Qui pourrait ne pas trouver du bonheur à vous voir? 
dit rinconnue. Habitez-vous ce palais? 

— Sans doute, répondit Vanina. Hais je vois que vous 
ne me connaissez pas : je suis Vanina, fille de don 
Asbrubale. 

L'inconnue la regarda d'un air étonné, rougit beau- 
coup, puis ajouta : 

— Daignez me faire espérer que vous viendrez me 
voit tous les jours; mais je désirerais que le prince ne 
sût pas vos visites. 

Le cœur de Vanina battait avec force ; les manières de 
rinconnue lui semblaient remplies de distinction. Cette 
pauvre jeune femme avait sans doute offensé quelque 
homme puissant ; p>eut-ôtre dans un moment de jalousie 
avait-elle tué son amant? Vanina ne pouvait voir une 
cause vulgaire à son malheur. L'inconnue lui dit qu'elle 
avait reçu une blessure dans Tépaule, qui avait pénétré 
jusqu'à la poitrine et là faisait beaucoup souffrir. Souvent 
elle se trouvait la bouche pleine de sang. 

— Et vous n'avez pas de chirurgien î s'écria Vanina. 

— Vous savez qu'à Rome, dit l'inconnue, les chirur- 
giens doivent à la police un rapport exact de toutes les 
blessures qu'ils soignent. Le prince daigne lui-même 
serrer mes blessures avec le linge que vous voyez. 

L'inconnue évitait avec une grâce parfaite de s'apitoyer 
sur son accident; Vanina l'aimait à la folie. Une chose 



VAININA VANINI. 277 

pourtant étonna beaucoup la jeune princesse, c* est qu'au 
milieu d*une conversation assurément fort sérieuse Tin- 
connue eut beaucoup de peine à supprimer une envie 
subite de rire>. 

— Je serais heureuse, lui dit Yanina, de savoir votre 
nom. 

— On m'appelle Clémentine. 

— Eh bien ! chère Clémentine, demain à cinq heures 
je viendrai vous voir. 

Le lendemain Yanina trouva sa nouvelle amie fort mat. 

— Je veux vous amener un chirurgien, dit Yanina en 
l*embrassant. 

— J'aimerais mieux mourir, dit rinc4)nnue. You- 
drais-je compromettre mes bienfaiteurs? 

— Le chirurgien de monseigneur Savelli-Catanzara, le 
gouverneur de Rome, est fils d'un de nos domestiques, 
reprit vivement Yanina; il nous est dévoué, et par sa 
position ne craint personne. Mon père ne rend pas justice 
à sa fidélité ; je vais le faire demander. 

— Je ne veux pas de chirugien ! s'écria Tinconnue avec 
une vivacité qui surprit Yanina. Yenez me voir, et si 
Dieu doit m'appeler à lui, je mourrai heureuse dans vos 
bras. 

Le lendemain l'inconnue était plus mal. 

— Si vous m'aimez, dit Yanina en la quittant, vous 
verrez un chirurgien. 

— S'il vient, mon bonheur s'évanouit. 

— Je vais renvoyer chercher, reprit Yanina. 

Sans rien dire, Tinconnue la retint, et prit sa main 



278 ŒUVRES DE STENDHAL. 

qu'elle couvrit de l»aisers. Il y eut uu long silence ; Tin- 
connue avait les larmes aux yeux. Enfin, elle quitta la 
main de Vanina, et de Fair dont elle serait allée à la mort, 
lui dit : 

— J'ai un aveu à vous faire. Avant-hier, j'ai menti en 
disant que je m'appelais Clémentine ; je suis un malheu- 
reux carbonaro... 

Vanina étonnée recula sa chaise et bientôt se leva. 

— Je sens, continua le carbonaro, que cet aveu va me 
faire perdre le seul bien qui m'attache à la vie; mais il 
est indigne de moi de vous tromper. Je m'appelle Pietro 
Missirilli; j'ai dix-neuf ans; mon père est un pauvre chi- 
rurgien de Saint-Ângelo-in-Vado, moi je suis carbonaro. 
On a surpris notre vente; j'ai été amené, enchaîné, de la 
Bomagnc à Rome. Plongé dans un cachot éclairé jour et 
nuit par une lampe, j*y ai passé treize mois. Une âme 
charitable a eu l'idée de me faire sauver. On m'a habillé 
en femme. Comme je sortais de prison et passais devant 
les gardes de la dernière porte, lun d'eux a maudit les 
carbonari ; je lui ai donné un soufflet. Je vous assure que 
ce ne fut pas une vaine bravade, mais tout simplement 
une distraction. Poursuivi la nuit dans les rues de Rome 
après cette imprudence, blessé de coups de baïonnette, 
perdant déjà mes forces,* je monte dans une maison dont 
la porte était ouverte; j'entends les soldats qui montent 
après moi, je saute dans un jardin ; je tombe à quelques 
pas d'une femme qui se promenait. 

I — La comtesse Vitteleschi! Tamie de mon père, dit 

I Vanina., 



VANINA VANINI. 2^9 

— Quoi! VOUS l'a-t-elle dit? s^écria Missirilli. Quoi 
qu'il en soit, cette dame, dont le nom ne doit jamais être 
prononcé, me sauva la vie. Gomme les soldats entraient 
chez elle pour me saisir, votre père m'en faisait sortir 
dans sa voiture. Je me sens fort mal : depuis quelques 
jours ce coup de baïonnette dans Tépaule m'empêche de 
respirer. Je vais mourir, et désespéré, puisque je ne vous 
verrai plus. 

Vanina avait écouté avec impatience; elle sortit rapi- 
dement : Missirilli ne trouva nulle pitié dans ces yeux si 
beaux, mais seulement l'expression d'un caractère altier 
que Ton vient de blesser. 

A la nuit, un chirurgien parut; il était seul. Missirilli 
fut au désespoir ; il craignait de ne revoir jamais Vanina. 
Il lit dés questions au chirurgien, qui le saigna et ne lui 
répondit pas. Même silence les jours suivants. Les yeux 
de Pietro ne quittaient pas la fenêtre de la terrasse par 
laquelle Vanina avait coutume d'entrer; il était fort mal- 
heureux. Une fois, vers minuit, il crut apercevoir quel- 
qu'un dans Tombre sur la terrasse : était-ceT Vanina? 

Vanina venait toutes les nuits coller sa joue contre les 
vitres de la fenêtre du jeune carbonaro. 

— Si je lui parle, se disait-elle, je suis perdue I Non, 
jamais je ne dois le revoir ! 

Cette résolution arrêtée, elle se rappelait, malgré elle, 
l'amitié qu'elle avait prise pour ce jeune homme, quand 
si sottement elle le croyait une femme. Après une inti- 
mité si douce, il fallait donc l'oublier ! Dans ses moments 
les plus raisonnables, Vanina était effrayée du change^ 



280 ŒUVRES DE STENDHAL. 

ment qui avait Heu dans ses idées. Depuis que Missirilli 
s'était nommé, toutes les choses auxquelles elle avait 
rhabitude de penser s'étaient comme recouvertes d'un 
voile, et ne paraissaient plus que dans réioignement. 

Une semaine ne s'était pas écoulée, que Vanioa, pile 
et tremblante, entra dans la chambre du jeune carbo- 
naro avec le chirurgien. Elle venait lui dire qu'il fallait 
engager le prince à se faire remplacer par un domestique. 
Elle ne resta pas dix secondes; mais quelques jours après 
elle revint encore avec le chirurgien, par humanité. Dn 
soir, quoique MissirilH fût bien mieux, et que Vanina 
n eût plus le prétexte de craindre pour sa vie, elle osa 
venir seule. En la voyant, Missirilli fut au comble du 
bonheur, mais il songea à cacher son amour; avant tout, 
il ne voulait pas s'écarter de la dipité convenable à un 
homme. Vanina, qui était entrée chez lui le front couvert 
de rougeur, et craignant des propos d'amour, fut dé- 
concertée de Tamitié noble et dévouée, mais fort peu 
tendre, avec laquelle il la reçut. Elle partit sans qu'il 
essayât de Ift retenir. 

Quelques jours après, lorsqu'elle revint, même con- 
duite, mêmes assurances de dévouement respectueux et 
de reconnaissance éternelle. Bien loin d'être occupée à 
mettre un frein aux transports du jeune carbonaro, Va- 
nina se demanda si elle aimait seule. Cette jeune fille, 
jusque-là si fière, sentit amèrement toute l'étendue de sa 
folie. Elle affecta de la gaieté et même de la froideur, 
vint moins souvent, mais ne put prendre sur elle de ces- 
ser de voir le jeune malade. 



VAJNINA VÂNINI. m 

Missirilli, brûlant d'amour, mais songeant à sa nais- 
sance obscure et à ce qu*ii se devait, s'était promis de ne 
descendre à parler d'amour que si Yanina restait huit 
jours sans le voir. L'orgueil de la jeune princesse com- 
battit pied à pied. 

— Eh bien! se dit-elle enfin, si je le vois, c'est pour 
moi, c'est pour me faire plaisir, et jamais je ne lui avoue- 
rai rintérêt qu'il m'inspire. 

Elle faisait de longues visites à Missirilli, qui lui par- 
lait comme il eût pu faire si vingt personnes eussent été 
présenfes. Un soir, après avoir passé la journée à le dé- 
Imter et à se bien promettre d'être avec lui encore plus 
froide et plus sévère qu'à l'ordinaire, elle lui dit qu'elle 
l'aimait. Bientôt elle n'eut plus rien à lui refuser. 

Si sa folie fut grande, il faut avouer que Vanina fut 
parfaitement heureuse. Missirilli ne songea plus à ce 
qu'il croyait devoir à sa dignité d'homme; il aima 
comme on aime pour la première fois à dix-neuf ans et 
en Italie. Il eut tous les scrupules de l'amour-passîon, 
jusqu'au point d'avouer à cette jeune princesse si fière, 
la politique dont il avait fait usage pour s'en faire aimer. 
Il était étonné de l'excès de son bonheur. Quatre mois 
passèrent bien vite. Un jour, le chirurgien rendit la li- 
berté à son malade. Que vais-je faire? pensa Missirilli; 
rester caché chez une des plus belles personnes de Rome? 
Et les vils tyrans qui m'ont tenu treize mois en prison 
sans me laisser voir la lumière du jour croiront m'avoir 
découragé! Italie, tu es vraiment malheureuse, si tes en- 
fants t'abandonnent pour si peu! 

16 



282 ŒUVRES DE STENDHAL. 

VaDiDa De doutait pas que le plus grand bonheur de 
Pielro ne fût de lui rester à jamais attaché ; il semblait 
trop heureux ; mais un mot du général Bonaparte reten- 
tissait amèrement dans i'àme de ce jeune homme, et in- 
fluençait toute sa conduite à l'égard des femmes. En 
1796, comme le général Bonaparte quittait Brescia, les 
municipaux qui raccompagnaient à la porte de la ville 
lui disaient que les Bressans aimaient la liberté par-des- 
sus tous les autres Italiens. 

— Oui, répondit-il, ils aiment à en parler à leurs maî- 
tresses. 

Missirilli dit à Vanina d'un air assez contraint : 

— Dès que la nuit sera venue, il faut que je sorte. 

— Aie bien soin de rentrer au palais avant le point 
du jour; je t'attendrai. 

«^ Au point du jour je serai à plusieurs milles de 
Rome. 

— Port bien, dit Vanina froidement, et où irez-vous? 

— En Romagne, me venger. 

— Gomme je suis riche, reprit Vanina de Tair le plus 
tranquille, j'espère que vous accepterez de moi des ar- 
mes et de l'argent. 

Missirilli la regarda quelques instants sans sourciller; 
puis, se jetant dans ses bras : 

— Ame de ma vie, tu me fais tout oublier, lui dit-il, 
et même mon devoir. Mais plus ton cœur est noble, plus 
tu dois me comprendre. 

Vanina pleura beaucoup, et il fut convenu qu'il ne 
quitterait Rome que le surlendemain. 



YANINÂ VAMINI. 285 

— Pietro, lui dit-elle le leademaio, souvent vous m'a- 
vez dit qu'uD homme connU) qu'un prince romain, par 
exemple, qui pourrait disposer de beaucoup d'argent, 
serait en état de rendre les plus grands services à la cause 
de la liberté, si jamais rAutriche est engagée loin de nous, 
dans quelque grande guerre. 

— Sans doute, dit Pietro étonné. 

— Eh bien! vous avez ,du cœur; il ne vous manque 
qu'une haute position : je viens vous offrir ma main .et 
deux cent mille livres de rentes. Je me charge d'obtenir 
le consentement de mon père. 

Pietro se jeta à ses pieds ; Vanina était rayonnante de 
joie. 

— Je vous aime avec passion, lui dit-il ; mais je suis 
un pauvre serviteur de la patrie; mais plus Tltalieest 
malheureuse, phis je dois lui rester fidèle. Pour obtenir 
le consentement de don Âsdrubale, il faudra jouer un 
triste rôle pendant plusieurs années. Vanina, je te re- 
fuse. 

Missirilli se hâta de s'engager par ce mot. Le courage 
sillait lui manquer. 

— Mon malheur, s'écria-t-il, c'est que je t'aime plu» 
que la vie, c'est que quitter Rome est pour moi le pire 
des supplices. Âh ! que l'Italie a' est-elle délivrée des bar- 
bares ! Avec quel plaisir je. m'embarquerais avec loi pour 
aller vivre en Amérique. 

Vanina restait glacée Ce refus de sa main avait étonné 
son orgueil ; mais bientôt elle se jeta dans les bras de 
Missirilli. 



284 ŒUVRES DE STENDHAL. 

— Jamais tu ne m'as semblé aussi aimable, s'écria- 
t-elle; oui, mon petit chirurgien de campagne, je suis à 
toi pour toujours. Tu es un grand bomme. comme nos 
anciens Romains. 

Toutes les idées d'avenir, toutes les tristes suggestions 
du bon sens disparurent; ce fut un instant d*amour 
parfait. Lorsque Ton put parler raislon : 

— Je serai en Romagne presque aussitôt que toi, dit 
Vanina. Je vais me faire ordonner les bains de la Poretta. 
Je m'arrêterai au château que nous avons à San Nicolo, 
près de Forli... 

— Là, je passerai ma vie avec toi ! s'écria Hissirilli. 

— Mon lot désormais est de tout oser, reprit Yanina 
avec un soupir. Je me perdrai pour toi, mais n'importe... 
Pourras-tu aimer une fille déshonorée? ^ 

— N'es-tu pas ma femme, dit Hissirilli, et une femme 
à jamais adorée? Je saurai t'aimer et te protéger. 

11 fallait que Vanina allât dans le monde. Â peine eut- 
elle quitté Missirilli, qu'il commença à trouver sa con- 
duite barbare. 

— Qu'est-ce que la patrie? se dit-il. Ce n'est pas un 
être à qui nous devions de la reconnaissance pour un 
bienfait, et qui soit malheureux et puisse nous maudire 
si nous y manquons. Lsl patrie et la liberté, c'est comme 
mon manteau, c'est une chose qui m'est utile, que je dois 
acheter, il est vrai, quand je ne l'ai pas reçue en héritage 
de mon père; mais enfin j'aime la patrie et la liberté, 
parce que ces deux choses me sont utiles. Si je n'en ai que 
faire, si elles sont pour moi comme un manteau au moi 



VANINA VANINI. 285 

d'août, à quoi bon les acheter, et à un prix énorme? 
Vanina est si belle ! elle a un génie si singulier ! On 
cherchera à lui plaire; elle m'oubliera. Quelle est la 
femme qui n'a jamais eu qu'un amant? Ces princes ro- 
mains, que je méprise comme citoyens, ont tant d'avan^ 
tages sur moi! Ils doivent être bien aimables! Ah! si je 
pars, elle m'oublie, et je la perds pour jamais. 

Au milieu de la nuit, Vanina vint le voir ; il lui dit 
l'incertitude où il venait d'être plongé, et la discussion 
à laquelle, parce qu'il l'aimait, il avait livré ce grand 
mot de patrie. Vanina était bien heureuse. 

— S'il devait choisir absolument entre la patrie et moi, 
se disait-elle, j'aurais la préférence. 

L'horloge de l'église voisine sonna trois heures; le mo- 
ment des derniers adieux arrivait. Pietro s'arracha des 
bras de son amie. 11 descendait déjà le petit escalier, 
lorsque Vanina, retenant ses larmes, lui dit en souriant : 

— Si tu avais été soigné par une pauvre femme de la 
campagne, ne ferais- tu rien pour la reconnaissance? Ne 
chercherais-tu pas à la payer? L'avenir est incertain, tu 
vas voyager au milieu de tes ennemis : donne-moi trois 
jours par reconnaissance, comme si j'étais une pauvre 
femme, et pour me payer de mes soins. 

Hissirilli resta. Enfin il quitta Rome. Grâce à un passe- 
port acheté d'une ambassade étrangère, il arriva dans 
sa famille. Ce fut une grande joie; on le croyait mort. 
Ses amis ^Voulurent célébrer sa bienvenue en tuant un 
carabinier ou deux (c'est le nom que portent les gendar- 
mes dans les États du pape). 

16. 



286 ŒUVRES DÇ STENDHAL. 

— Ne tuons pas sans nécessité un Italien qui sait le 
maniement des armes, dit Missiriili ; notre patrie n'est pas 
une île comme Theureuse Angleterre : c*est de soldats 
que nous manquons pour résister à Tintervention des rois 
de l'Europe. 

Quelque temps après, Missiriili, serré de près par les 
carabiniers, en tua deux avec les pistolets que Vanina 
lui avait donnés. On mit sa tête à prix. 

Vanina ne paraissait pasenRomagne ; Missiriili se crut 
oublié. Sa vanité fut choquée; il commençait à songer 
beaucoup à la différence de rang qui le séparait de sa 
maîtresse. Dans un moment d'attendrissement et de regret 
du bonheur passé, il eut Tidée de retourner à Rome voir 
ce que faisait Vanina. Cette folle pensée allait remporter 
sur ce qu'il croyait être son devoir, lorsqu'un soir la 
cloche d'une église de la montagne sonna VAngelus d'une 
façon singulière, et comme si le sonneur avait une dis- 
traction. C'était un signal de réunion pour la vente de 
carbonari à laquelle Missiriili s était affilié en arrivant en 
Romagne. La même nuit, tousse trouvèrent à un certain 
ermitage dans les bois. Les deux ermites, assoupis par 
l'opium, ne s'aperçurent nullement de l'usage auquel 
servait leur petite maison. Hissirilli, qui arrivait fort 
triste, apprit là que le chef de la vente avait été arrêté, 
et que lui, jeune homme à peine âgé de vingt ans, allait 
être élu chef d'une vente qui comptait des hommes de 
plus de cinquante ans, et qui étaient dans lest^onspira- 
tions depuis rcxpëilitjon deMufaten 1815. En recevant 
icet honneur inespéré, Pietro sentit battre sqn cceur. De? 



VANIHA VANINI. 287 

qu'il fut seul, il résolut de ne plus songer à la jeune Ro~ 
maine qui Tavait oublié, et de consacrer toutes ses pensées 
au devoir de délivrer V Italie des barbares *. 

Deux jours après, Missirilli vit dans le rapport des arri- 
vées et des départs qu'on lui adressait, comme chef de, 
veniCy que la princesse Vanina venait d'arriver à son châ- 
teau de San Nicole. La lecture de ce nom jeta plus de 
trouble que de plaisir dans son âme. Ce fut en vain quH 
crut assurer sa fidélité à la patrie en prenant sUr lui de 
ne pas voler le soir même au château de San Nicole ; 
ridée de Vanina» qu'il négligeait, l'empêcha de remplir 
ses devoirs d'une façon raisonnable. Il la vit le lende- 
main; elle Taimait comme à Rome. Son père, qui vou- 
lait la marier, avait retardé son départ. Elle apportait 
deux mille sequins. Ce secours imprévu servit merveilleu- 
sement à accréditer Missirilli dans sa nouvelle dignité. On 
fit fabriquer des poignards à Corfou ; on gagna le secré- 
taire intime du légat, chargé de poursuivre les carbonari. 
On obtint ainsi la liste des curés qui servaient d'espions 
au gouvernement. 

C'est à cette époque que finit de s'organiser l'une des 
moins folles conspirations qui aient été tentées dans la 
malheureuse Italie. Je n'entrerai point ici dans des dé- 
tails déplacés. Je me contenterai de dire que si le succès 
eût couronné l'entreprise, Missirilli eût pu réclamer une 
bonne part de la gloire. Par lui, plusieurs milliers d'in- 

• ' Libtrof rualia de' barbari, c'est le mot de Pélrarqac en 4360, 
répété depuis |jiir ailles |I, par MacbiareU par le comte Alfieri. 



288 ŒUVRES DE STENDHAL. 

surgés se seraient levés à un signal donné, et auraient 
attendu en armes Tarrivée des chefs supérieurs. Le mo- 
ment décisif approchait, lorsque, comme cela arrive tou- 
jours, la conspiration fut paralysée par T arrestation des 
chefs. 

A peine arrivée en Romagne, Vanina crut voir que 
l'amour de la patrie ferait oublier à son amant tout autre 
amour. La fierté de la jeune Romaine s'irrita. Elle essaya 
en vain de se raisonner ; un noir chagrin s'empara d'elle : 
elle se surprit à maudire la liberté. Dn jour qu'elle était 
venue à Forli pour voir Missirilli, elle ne fut pas maî- 
tresse de sa douleur, que toujours jusque-la son orgueil 
avait su maîtriser. 

— En vérité, lui dit-elle, vous m'aimez comme un 
mari ; ce n'est pas mon compte. 

Bientôt ses larmes coulèrent ; mais c'était de honte de 
s* être abaissée jusqu'aux reproches. Missirilli répondit à 
ces larmes en homme préoccupé. Tout à coup Yanina eut 
ridée de le quitter et de retourner à Rome. Elle trouva 
une joie cruelle à se punir de la faiblesse qui venait de 
la faire parler. Au bout de peu d'instants de silence, son 
parti fut pris ; çUe se fût trouvée indigne de Missirilli si 
elle ne Veut pas quitté. Elle jouissait de sa surprise dou- 
loureuse quand il la chercherait en vain auprès de lui. 
Bientôt l'idée de n'avoir pu obtenir l'amour de Thomme 
pour qui elle avait fait tant de folies l'attendrit profondé- 
ment. Alors elle rompit le silence, et fit tout au monde 
pour lui arracher une parole d'amour. Il lui dit d'un air 
distrait des choses fort tendres; mais ce fut avec un 



VANINÂ VANINJ. 289 

accent bien autrement profond qu'en parlant de ses en- 
treprises politiques, il s'écria avec douleur : 

— Ah! si cette affaire-ci ne réussit pas, si le gouver- 
nement la découvre encore, je quitte la partie, 

Yanina resta immobile. Depuis une heure, elle sentait 
qu'elle voyait son amant pour la dernière fois. Le mot 
qu'il prononçait jeta une lumière fatale dans son esprit. 
Elle se dit : 

— Les carbonari ont reçu de moi plusieurs milliers de 
sequins. On ne peut douter de mon dévouement à la con- 
spiration. 

Yanina ne sortit de sa rêverie que pour dire à Pietro : 

— Youlez-vous venir passer vingt-quatre heures avec 
moi au château de San Nicolo? Yotre assemblée de ce 
soir n*a pas besoin de ta présence. Demain matin, à San 
Nicolo, nous pourrons nous promener ; cela calmera ton 
agitation et te] rendra tout le sang-froid dont tu as besoin 
dans ces grandes circonstances. 

Pietro y consentit. 

Yanina le quitta pour les préparatifs du voyage, en fer- 
mant à clef, comme de coutume la petite chambre où 
elle l'avait caché. 

, Elle courut chez une de ses femmes de chambre qui 
Tavait quittée pour se marier et prendre un petit com- 
merce à Forli. Arrivée chez cette femme, elle écrivit a la 
bâte, à la marge d'un livre^d'Heures qu'elle trouva dans 
sa chambre, l'indication exacte du lieu où la vente des 
carbonari devait se réunir cette nuit-là même. Elle ter- 
mina sa dénonciation par ces mots : « Cette i;^^^estcom- 



290 ŒUVRES DE STENDHAL. 

posée de dix-neuf membres; voici leurs noms et leurs 
adresses. » Après avoir écrit cette liste, très-exacte à cela 
près que le nom de Hissirilli était omis, elle dit à la 
femme, dont elle était çûre : 

— Porte ce livre au cardinal-légat; qu'il lise ce qui 
est écrit, et qu'ilote rende le livre. Voici dix sequins; si 
jamais le légat prononce ton nom, ta mort est certaine; 
mais tu me sauves la vie si tu fais lire au légat la page 
que je viens d*écrire. 

Tout se passa à merveille. La peur du légat fit qu'il ne 
se conduisit point en grand seigneur. Il permit à la femme 
du peuple qui demandait a lui parler de ne paraître de- 
vant lui que masquée, mais à condition qu'elle aurait.les 
mains liées. En cet état, la marchande fut introduite de- 
vant le grand personnage, qu'elle trouva retranché der- 
rière une immense table, couverte d'un tapis vert. 

Le légat lut la page du livre d'Heures, en le tenant fort 
loin de lui, de peur d'un poison subtil. Il le rendit à la 
marchande, et ne la lit point suivre. Moins de quarante 
minutes après avoir quitté son amant, Yanina, qui avait 
vu revenir son ancienne femme de chambre, reparut de- 
vant Missirilli, croyant que désormais il était tout à elle. 
Elle lui dit qu'il y avait un mouvement extraordinaire 
dans la ville; on remarquait des patrouilles de carabi- 
niers dans des rues où ils ne venaient jamais. 

— Si tu veux m'en croire, ajouta-t elle, nous partirons 
à l'instant même pour San Nicolo. 

Missirilli y consentit. Ils gagnèrent à pied la voiture de 
la jeune princesse, qui, avec sa dame de compagnie^ 



VANINA VAMNÏ. 291 

confidente discrète et bien payée, ratlendait à une denii- 
lieue de la ville. 

Arrivée au château de San Nicole, Vauina, troublée 
par son étrange démarche, redoubla de tendresse pour 
son amant. Mais en lui parlant d'amour, il lui semblait 
qu'elle jouait la comédie. La veille, en trahissant, elle 
avait oublié le remords. En serrant son amant dans ses 
bras, elle se disait : 

— 11 y a un certain mot qu'on peut lui dire, et ce 
mot prononcé, à Tinstant et pour toujours, il me prend 
en horreur. 

Au milieu de la nuit, un des domestiques de Vânina 
antra brusquement dans sa chambre. Cet homme était 
carbonaro sans qu'elle s'en doutât. Missirilli avait donc 
lies secrets pour elle, même pour ces détails. Elle frémit. 
Cet homme venait avertir Missirilli que dans la nuit, à 
Forli, les maisons de dix-neuf carbonari avaient été cer- 
nées, et eux arrêtés au moment où ils revenaient de la 
vente. Quoique pris à Timproviste, neuf s'étaient échap- 
pés. Les carabiniers avaient pu en conduire dix dans la 
prison de la citadelle. En y entrant, l'un d'eux s'était 
jeté dans le puits, si profond, et s^était tué. 

Vanina perdit contenance ; heureusement Pietro ne le 
remarqua pas : il eût pu lire son crime dans ses yeux. 
Dans ce moment, ajouta le domes- 
tique, la garnison de Forli forme une file dans toutes les 
rues. Chaque soldat est assez rapproché de son voisin 
pour lui parler. Les habitants ne peuvent traverser d'un 
côté de la rue à l'autre, que là où un officier est placé. 



'iin ŒUVUKS DE STENDHAL. 

Après la sortie de cet homme, Pietro ne fut pensif 
qu'un instant : 

— Il n'y a rien à faire pour le moment, dit-il enfin. 

Vanina était mourante; elle tremblait sous les regards 
de son amant. 

— Qu'avez-vous donc d*extraordinaire? lui dit-il. 
Puis il pensa à autre chose, et cessa de la regarder. 

Vers le milieu de la journée, elle se hasarda à lui dire : 

— Voilà encore une vente de découverte ; je pense que 
vous allez être tranquille pour quelque temps. 

— TrêS'tranquiUey répondit Missirilli avec un sourire 
qui la fit frémir. 

Elle alla faire une visite indispensable au curé du vil- 
lage de San Nicolo, peut-être espion des jésuites. En ren- 
trant pour diner à sept heures, elle trouva déserte Ik 
petite chambre où son amant était caché. Hors d'elfe- 
même, elle court le chercher dans toute la maison ; il 
n'y était point. Désespérée, elle revient dans cette petite 
chambre, ce fut alors seulement qu'elle vit un billet; 
elle lut : 

« Je vais me rendre prisonnier au légat ; je désespèi*e 
de notre cause; le ciel est contre nous. Qui nous a tra- 
his ? apparemment le misérable qui s'est jeté dans le 
puits. Puisque ma vie est inutile à la pauvre Italie , je ne 
veux pas que mes camarades, en voyant que, setd, je ne 
suis pas arrêté, puissent se figurer que je les ai vendus. 
Adi^m; si vous m'aimez, songez à me vengei\ Perdez, 
anéantissez l'infâme qui nous a trahis , fût-^e mon 
père. » 



VANINA VÂNINI. 293 

Vanina tomba sur une chaise, à demi évanouie et plon- 
gée dans le malheur le plus atroce. Elle ne pouvait pro- 
férer aucune parole; ses yeux étaient secs et brûlants. 
EqGd elle se précipita à genoux : 

— Grand Dieu 1 s'écria-t-elle, recevez mon vœu ; oui, 
je punirai l'infâme qui s trahi ; mais auparavant il faut 
rendre la liberté à Pietro. 

Une heure après, elle était en route pour Rome. De- 
puis longtemps son père la pressait de revenir. Pendant 
son absence, il avait arrangé son mariage avec le prince 
Ltvio Savelli. A peine Vanina fut-elle arrivée, qu'il lui en 
parla en tremblant, k son grand étonnement, elle con- 
sentit dès le premier mot. Le soir même, chez la com< 
tesse Vitielescbi, sou père lui présenta presque officielle- 
ment don Livio; elle lui parla beauroup. t'élail le jeune 
homme le plu:i élégant et qui avait les plus beaux che- 
vaax ; mai^, quoiqu'on lui reconnût beaucoup d'esprit, 
son caractère passait pour tellement léger, qu'il n'était 
nullement suspect au gouvernement. Vanina peosa qu'en 
lui faisant d'nhnrd tourner la tête, elle en ferait un agent 
commode. Comme il était neveu de monsignor Savelli- 
Catanzara, gouverneur de Rome et ministre de la police, 
elle supposait que les espions n'oseraient II' suivre. 

Après avoir fort bien traité, pendant quelques jours, 
l'aimable don Livio, Vanina lui annonça que jamais il ne 
serait son époux; il avait, suivant elle, la tête trop lé- 
gère. 

— Si vous n'étiez pas un enfant, lui dil-elle, les com- 
mis de votre oncle n'auraient pas de secrets pour vous. 



294 ŒUVlliiS DE STKNDHAL. 

Par exemple, quel parti prend-on à l'égard des carbo- 
nari découverts dernièrement à Forli? 

Don Livio vint lui dire, deux jours après, que tous les 
carbonari pris à Forli s'étaient évadés. Elle arrêta sur lui 
ses grands yeux noirs avec le sourire amer du (Tlus pro- 
fond mépris, et ne daigna pas lui parler de toute la soi- 
rée. Le surlendemain, don Livio vint lui avouer, en 
rougissant, que d'abord on l'avait trompé. 

— Mais, lui dit il, je me suis procuré une clef du 
cabinet de mon oncle ; j*ai vu par les papiers que j'y ai 
trouvés qu'une congrégation (ou commission), composée 
des cardinaux et des prélats les plus en crédit, s'assemble 
dans le plus grand secret, et délibère sur la question de 
savoir s'il convient de juger ces carbonari à Ravenne ou 
à Rome. Les neuf carbonari pris à Forli, et leur chef, un 
nommé Missirilli, qui a eu la sottise de se rendre, sont 
en ce moment détenus au château de San Léo ^ . 

A ce mot de sottise, Vanina pinça le prince de toute sa 
force. 

— Je veux moi-même, lui dit-elle, voir les papiers 
officiels et entrer avec vous dans le cabinet de votre 
oncle; vous aurez mal lu. 

A ces mots, don Livio frémit; Vanina lui demandait une 
chose presque impossible; mais le génie bizarre de cette 
jeune fille redoublait son amour. Peu de jours après, 
Vanina, déguisée en homme et portant un joli petit habit 



^ Près de Bimiiii en Romagne. C'est iluns ce château que périt le 
fameux Gagli^slro ; on dit dans le pays qu'il y (ut étoulTé. 



VANiNA VAPilfif. ÏUG 

à la livrée do la casa Savalli, put passer unedemi-hture 
au milieu des papiers les plus secrets du miniïire de la 
police. Elleeul un mouvement de vif bonheur, lorsqu'elle 
découvrit le rapport journalier du prévenu Ptetro Missi- 
rilli. Ses mains tremblaient eu tenant ce papier. En re- 
lisant ce nom, elle fut sur le point de se trouver mal. Au 
sortir du palais du gouverneur de Rome, Vanina permit 
à don Livio de l'embrasser. . 

— Vous vous tirez bien, lui dit-elle, des épreuves aux- 
quelles je veux vous soumettre. 

Après un tel mot, le jeune prince eût mis le feu au 
Vatican pour plaire à Vsnina. Ce soir-là, il y avait bal 
cliez l'ambassadeur de France ; elle dansa beaucoup et 
presque toujours avec lui. Don Livio était ivre de bon- 
heur, il fallait l'empâcher de réfléchir. 

— Mon père est quelquefois bizarre, lui dit un jour 
Vanina, il a chassé ce matin deux de ses gens qui sont 
venus pleurer chez moi. L'un m'a demandé d'être placé 
chez votre oncle le gouverneur de Rome ; l'autre, qui a 
été soldat irartillerie suas les Français, voudrait être em- 
ployé au chfitesu Saint-An^'O. 

— Je 1% prends tous les deux à mon service, dit vi- 
vement Is^no ptinct!. 

— Esl-flB là c6 que je vous demande* réplîijua fière- 
ment Vaoitia. Je vous [vpt'iL'lextuellRmeni la prière du 
ces pauvres gens; ils doivent obtenir ce qu'ils ont de- 
mandé, et pas autre chose. 

Rien de plus difficile. Monsignor Caiila)^:irH n'était rien 
moins qu'un homme léger, et n'admettait dans sa maison 



■ 39(1 (tillVBES UE STENDHAL. 

que des gens de lui bien connus. Au milieu d'une ri« 
remplie, en apparence, par tous les plaisirs, Vanina, 
bourrelée de remords, était fort malheureuse. La lenteur 
des événements la tuait. L'homme d'arfaires de son père 
lui avait procuré de l'argent. Devait-elle fuir la maison 
paternelle et aller en Romagne essayer de Taira évader 
scm amant? Quelque déraisonnable que fût cette idée, elle 
était sur le point de la mettre à exécution, lorsque le 
hasard eut pitié d'elle. 
Don Livio lui dit : 

— Les dix carbonari de la vente Missirilli vont être 
transférés à Rome, sauf à être exécutés en Romagne, i 
après leur condamnation. Voilà ce que mon oncle vient 
d'obtenir du pape ce soir. Vous et moi sommes les seuls 
dans Rome qui sachions ce secret. Êtes vous coatenteT 

— Vous devenez un homme, répondit Vanina ; faites- 
moi cadeau de votre portrait. 

La veille du jour où Missirilli devait arriver à Rome, 
Vanina prit un prétexte pour ;iller <'i Citlù-Castellana. 
C'est dans la prison de cette villo que l'on fait Rouclier 
les carbonari que l'on transtèr*; iîa la Romagne à Rome, 
Elle vit Missirilli le matin, commo il sortait de la prison : 
il était enchaîné seul sur une clnirrette ; illui parut fort 
{iftl^ mais imllement découra^'i'. Une vieille femme lui 
^cta 11» bouquet de violettes; Missirilli sourit en la re- 
■" merciant. 

Vaniuu iivaiL vu son amsut, toutes ses pensées semblé- 
vnii ri'n(nnrli.rs; elle eut un nouveau courage. Dès 
liinytemps elle avait fait obtenir un bel avancement à 



VANINA VANINI. 297 

M. Tabbë Cari, aumônier du château Saint-Ange, où sou 
amant allait être enfermé; elle avait pris ce bon prêtre 
pour confesseur. Ce n'est pas peu de chose à Rome que 
d'être confesseur d'une princesse, nièce du gouverneur. 

Le procès des carbonari de Forli ne fut pas long. Pour 
se venger de leur arrivée à Rome, qu'il n'avait pu em- 
pêcher, le parti ultra fit composer la commission qui de- 
vait les juger des prélats les plus ambitieux. Cette com- 
mission fut présidée par le ministre de la police. 

La loi contre les carbonari est claire : ceux de Forli ne 
pouvaient conserver aucun espoir ; ils n*en défendirent 
pas moins leur vie par tous les subterfuges possibles. Non- 
seulement leurs juges les condamnèrent à mort, mais 
plusieurs opinèrent pour des supplices atroces, le poing 
coupé, etc. Le ministre de la police, dont la fortune 
était faite (car on ne quitte cette place que pour prendre 
le chapeau), n'avait nul besoin de poing coupé : en por- 
tant la sentence au pape, il fit commuer en quelques 
années de prison la peine de tous les condamnés. Le seul 
Pietro Missirilli fut excepté. Le ministre voyait dans ce 
jeune homme un fanatique dangereux, et d'ailleurs il 
avait aussi été condamné à mort comme coupable de 
meurtre sur les deux carabiniers dont nous avons parlé. 
Vanina sut la sentence et la commutation peu d'instants 
après que le ministre fut revenu de chez le pape. 

Le lendemain, monsignor Catanzara rentra dans son 
palais vers le minuit, il ne trouva point son valet de 
chambre; le ministre, étonné, sonna plusieurs fois; enfin 
parut un vieux domestique imbécile : le ministre, impa- 



298 ŒUVRES DE STENDHAL. 

tienté, prit le parti de se déshal^iller lui-même. Il ferma 
sa porte à clef; il faisait fort chaud : il prit son habit et 
le lança en paquet sur une chaise. Cet habit, jeté avec 
trop de force, passa par-4essus la chaise, alla fra{^r le 
rideau de mousseline de la fenêtre, et dessina la forme 
d'un homme. Le ministre se jeta rapidement vers son lit 
et saisit un pistolet. Gomme il revenait près de la feoé- 
tre, un fort jeune homme, couvert de sa livrée, s'appro- 
cha de lui le pistolet à la main. A cette vue, le ministre 
approcha le pistolet de son œil; il allait tirer. Le jeune 
homme lui dit en riant : 

— Eh quoi! monseigneur, ne reconnaissez-vous pas 
Van in a Vanini? 

— Que signifie cette mauvaise plaisanterie? répliqua 
le ministre en colère. 

— Raisonnons froidement, dit la jeune fille. D*ahord 
votre pistolet n'est pas chargé. 

Le ministre, étonné, s'assura du fait; après quoi il tira 
un poignard de la poche de son gilet '. 
Vanina lui dit avec un petit air d'autorité charmant : 



* Un prélat romain serait hors d'état sans doute de commander un 
corps d'armée avec bravoure, comme il est arrivé plusieurs fois à un 
général de division.qui était ministre de la police à Pdris, lors de l'en- 
treprise deMallet; mais jamais il ne se laisserait arrêter chez lui aussi 
simplement. Il aurait trop de peur des plaisanteries de ses collègues. 
Un Romain qui se sait haï ne marche que bien armé. On n'a pas cru 
nécessaire de justifier plusieurs autres petites différences entre les 
façons d*agir et de parler de Paris et celles de Tome. Loin d'amoindrir 
ces ditTérences, on a cru devoir les écrire hardiment. Les Romains 
que l'on peint n'ont pas l'honneur d'être Français. 



VANINÂ VâNINI. 299 

— Asseyons-nous, monseigneur. 

Et elle prit place tranquillement sur un canapé. 

— Ëtes-vous seule au moins? dit le ministre. 

— Absolument seule, je vous le jure ! s'écria Vaniua. 
C'est ce que le minisire eut soin de vérifier : il fit le 

tour de la chambre et regarda partout; après quoi il 
s'assit sur une chaise à trois pas de Vanina. 

— Quel intérêt aurais-je, dit Vanina d'un air doux et 
tranquille, d'attenter aux jours d'un homme modéré, 
qui probablement serait remplacé par quelque homme 
faible à tôte chaude, capable de se perdre soi et les au- 
tres? 

— Que voulez-vous donc, mademoiselle? dit le minis- 
tre avec humeur. Cette scène ne me convient point et ne 
doit pas durer. 

— Ce que je vais ajouter, reprit Vanina avec hauteur, 
et oubliant tout à coup son air gracieux, importée vous 
plus qu'à moi! On veut que le carbonaro Missirilli ait la 
vie sauve : s'il est exécuté, vous ne lui survivrez pas 
d'une semaine. Je n'ai aucun intérêt à tout ceci ; la fo- 
lie dont vous vous plaignez, je l'ai faite pour m'amuser 
d'abord, et ensuite pour servir une de mes amies. J'ai 
voulu, continua Vanina, en reprenant son air de bonne 
compagnie, j'ai voulu rendre service à un homme d'es- 
prit, qui bientôt sera mon oncle, et doit porter loin, sui- 
vant toute apparence, la fortune de sa maison. 

Le ministre quitta l'air fâché : la beauté de Vanina 
contribua sans doute à ce changement rapide. On con- 
naissait dans Rome le goût de monseigneur Catanzara 



300 ŒUVRES DE STENDHAL. 

pour les jolies femmes, et, dans son déguisement en valet 
de pied de la casa Savelli, avec des bas de soie bien ti- 
rés, une veste rouge, son petit habit bleu de ciel galonné 
d'argent, et le pistolet à la main, Yanina était ravis- 
sante. 

— Ha future nièce, dit le ministre presque en riant, 
vous faites là une haute folie, et ce ne sera pas la der- 
nière. 

— J'espère qu'un personnage aussi sage, répondit Ya- 
nina, me gardera le secret, et surtout envers don Livio; 
et pour vous y engager, mon cher oncle, si vous m'accor- 
dez la vie du protégé de mon amie, je vous donnerai un 
baiser. 

Ce fut en continuant la conversation sur ce ton de 
,demi-plaisanterie, avec lequel les dames romaines savent 
traiter les plus grandes affaires, que Yanina parvint à 
donner à cette entrevue, commencée le pistolet à la 
main, la couleur d'une visite faite par la jeune prin- 
cesse Savelli à son oncle le gouverneur de Rome. 

Bientôt monseigneur Catanzara, tout en rejetant avec 
hauteur l'idée de s'en laisser imposer par la crainte, en 
fut à raconter à sa nièce toutes les difficultés qu'il ren- 
contrerait pour sauver la vie de Missirilli. En discutant, 
le ministre se promenait dans la chambre avec Yanina; 
il prit une carafe de limonade qui était sur sa cheminée, 
et en remplit un verre de cristal. Au moment où il allait 
le porter à. ses lèvres, Yanina s'en empara, et, après l'a- 
voir tenu quelque temps, le laissa tomber dans le jardin 
comme par distraction. Un instant après, le ministre prit 



VANINA VANINI. 301 

une pastille de chocolat dans une bonbonnière, Yanina 
la lui enleva, et lui dit en riant : 

— Prenez donc garde, tout chez vous est empoisonné; 
car on voulait votre mort. C'est moi qui ai obtenu la 
grâce de mon oncle futur, afin de ne pas entrer dans la 
famille Savelli absolument les mains vides. 

Monseigneur Catanzara, fort étonné, remercia sa 
nièce, et donna de grandes espérances pour la vie de 
Missirilli. 

— Notre marché est fait! s'écria Vanina, et la preuve, 
c'est qu'en voici la récompense, dit-elle en Tembras- 
sant. 

Le ministre prit la récompense. 

— Il faut que vous sachiez, ma chère Vanina, ajoutâ- 
t-il, que je n'aime pas le sang, moi. D'ailleurs, je suis 
jeune encore, quoique peut-être je vous paraisse bien 
vieux, et je puis vivre à une époque où le sang versé 
aujourd'hui fera tache. 

Deux heures sonnaient quand monseigneur Catanzara 
accompagna Vanina jusqu'à la petite porte de son jar- 
din. 

Le surlendemain, lorsque le ministre parut devant le 
pape, assez embarrassé de la démarche qu'il avait à 
faire, Sa Sainteté lui dit . 

— Avant tout, j'ai une grâce à vous demander. Il y a 
un de ces carbonari de Forli qui est resté condamné à 
mort; cette idée m'empêche de dormir : il faut sauver 
cet homme. 

Le ministre, voyant que le pape avait pris son parti, 

17. 



502 ŒUVRES DE STENDHAL. 

fil beaucoup d'objections, et finit par écrire un décret 
ou niotu propriOy que le pape signa, contre Tusage. 

Vanina avait pensé que peut-être elle obtiendrait la 
grâce de son amant, mais qu'on tenterait de Tempoison- 
ner. Dès la veille, Hissirilli avait reçu de Tabbé Cari, 
son confesseur, quelques petits paquets de biscuit de 
mer, avec l'avis de ne pas toucher aux aliments fournis 
par l'État. 

Vanina ayant su après que les carbonari de Forli al- 
laient être transférés au château de San Léo, voulut es- 
sayer de voir Missirilli à son passage à Città-Castellana; 
elle arriva dans cette ville vingt-quatre heures avant les 
prisonniers; elle y trouva Tabbé Cari, qui Tavait précé- 
dée de plusieurs jours. Il avait obtenu du geôlier que 
Missirilli pourrait entendre la messe, à minuit, dans la 
chapelle de la prison. On alla plus loin : si Missirilli vou- 
lait consentir à se laisser lier les bras et les jambes par 
une chaîne, le geôlier se retirerait vers la porte de la 
chapelle, de manière à voir toujours le prisonnier, dont 
il était responsable, mais à ne pouvoir entendre ce qu'il 
dirait. 

Le jour qui devait décider du sort de Vanina parut 
enfin. Dès le matin, elle s'enferma dans la chapelle de la 
prison. Qui pourrait dire les pensées qui l'agitèrent du- 
rant cette longue journée? Missirilli l'aimait-il assez pour 
lui pardonner? Elle avait dénoncé sa ventCy mais elle lui 
avait sauvé la vie. Quand la raison prenait le dessus 
dans cette ème bourrelée, Vanina espérait qu*il voudrait 
consentir à quitter Tltalie avec elle : si elle avait péché, 



VANINA VANIINI 361 

c* était par excès d'amour. Comme quatre heures son« 
naient, elle entendit de loin, sur le pavé, le pas des che- 
vaux des carabiniers. Le bruit de chacun de ces pas sem- 
blait retentir dans son cœur. Bientôt elle distingua le 
roulement des charrettes qui transportaient les prison- 
niers. Elles s'arrêtèrent sur la petite place devant la pri- 
son; elle vit deux carabiniers soulever Missirilli, qui 
était seul sur une charrette, et tellement chargé de fers 
qu'il ne pouvait se mouvoir. Du moins il vit, se dit-elle 
les larmes aux yeux, ils ne Font pas encore empoisonné! 
La soirée fut cruelle; la lampe de Tautel, placée à une 
grande hauteur, et pour laquelle le geôlier épargnait 
l'huile, éclairait seule cette chapelle sombre. Les yeux de 
Vanina erraient sur les tombeaux de quelques granHs 
seigneurs du moyen âge morts dans la prison voisine. 
Leurs statues avaient l'air féroce. 

Tous les bruits avaient cessé depuis longtemps ; Yanina 
était absorbée dans ses noires pensées. Un peu après que 
minuit eut sonné, elle crat entendre un bruit léger 
comme le vol d'une chauve-souris. Elle voulut marcher, 
et tomba à demi évanouie sur la balustrade de l'autel. Au 
même instant, deux fantômes se trouvèrent tout près 
d'elle, sans qu'elle les eût entendus venir. Qu'était le geô- 
lier et Hissirilli chargé de chaînes, au point qu'il en était 
comme emmailloté. Le geôlier ouvrit une lanterne, qu'il 
posa sur la balustrade de Fautel, à côté de Vanina, de 
façon à ce qu'il pût bien voir son prisonnier. Ensuite il se 
retira dans le fond, [M'es de la porte. A peine le geôlier 
se fût-il éloigné qno Vanina se précipita au cou de Missi- 



504 ŒUVRES IIE STENDHAL. 

rilli. En le serrant dans ses bras, elle ne sentit que ses 
chaînes froides et pointues. Qui les lui a données ces 
chaînes? pensa-t-elle. Elle n'eut aucun plaisir à embras- 
ser son amant. A cette douleur en succéda une autre plus 
poignante ; elle crut un instant que Missirilli savait son 
crime, tant son accueil fut glacé. 

— Chère amie, lui dit-il enfin, je regrette Tajnour que 
vous avez pris pour moi ; c'est en vain que je cherche le 
mérite qui a pu vous l'inspirer. Revenons, croyez-m'en, 
à des sentiments plus chrétiens ; oublions les illusions qui 
jadis nous ont égarés ; je ne puis vous appartenir. Le mal- 
heur constant qui a suivi mes entreprises vient peut-être de 
Tétat de péché mortel où je me suis constamment trouvé. 
Home à li'écouter que les conseils de la prudence hu- 
maine, pourquoi n*ai-je pas été arrêté avec mes amis, 
lors de la fatale nuit de Forli ? Pourquoi, à Tinstant du 
danger, ne me trouvais-je pas à mon poste ? Pourquoi 
mon absence a-t-elle pu autoriser les soupçons les plus 
cruels? J'avais une autre passion que celle de la liberté 
de ritalie. 

Yanina ne revenait pas de la surprise que lui causait le 
changement de Missirilli. Sans être sensiblement maigri, 
il avait Tair d'avoir trente ans. Yanina attribua ce chan- 
gement aux mauvais traitements qu'il avait soufferts en 
prison, elle fondit en larmes. 

— Ah! lui dit-elle, les geôliers avaient tant promis 
qu'ils te traiteraient avec bonté. 

Le fait est qu'à l'approche de la mort, tous les princi- 
pes religieux qui pouvaient s'accorder avec la passion 



VâNINâ YAMINI. 305 

pour la liberté de ritaiie avaient reparu dans l0*cœur du 
jeune carbonaro. Peu à peu Vanina s'aperçut que le chan- 
gement étonnant qu'elle remarquait chez son amant était 
tout moral/ et nullement Teffet de mauvais traitements 
physiques. Sa douleur, qu'elle croyait au comble, en fut 
encore augmentée. 

Hissirilli se taisait; Vanina semblait sur le point d*être 
étouffée par ses sanglots. Il ajouta d'un air un peu ému 
lui-même : 

<— Si j'aimais quelque chose sur la terre, ce serait 
vous, Vanina; mais grâce à Dieu, je n'ai plus qu'un seul 
but dans ma vie : je mourrai en prison, ou en cherchant 
à donner la liberté à l'Italie. 

Il y eut encore un silence; évidemment Vanina ne 
pouvait parler : elle l'essayait en vain. Missirilli ajouta : 

— Le devoir est cruel, mon amie ; mais s'il n'y avait 
pas un peu de peine à l'accomplir, où serait Théroïsme? 
Donnez-moi votre parole que vous ne chercherez plus à 
me voir. 

Autant que sa chaîne assez serrée le lui permettait, il 
fit un petit mouvement du poignet, et tendit les doigts à 
Vanina. 

— Si vous permettez un conseil à un homme qui vous 
fut cher, mariez-vous sagement à l'homme de mérite que 
votre père vous destine. Ne lui faites aucune confidence 
fâcheuse ;'mais, d*un autre côté, ne cherchez jamais à 
me revoir; soyons désormais étrangers l'un à l'autre. 
Vous avez avancé une somme considérable pour le ser- 
vice de la patrie ; si jamais elle est délivrée de ses tyrans, 



506 ŒUVRES DE STENDHAL 

cette somme vous sera ftdèlemBnt payée en bi^s natio- 
naux. 

Vanina était atterrée. En lui parlant, Toeil de Pietro 
n'avait brillé qu'au moment où il avait nommé la ^- 
trie. 

Enfin Torgueil vint au secours de la jeune princesse; 
elle s*était munie de diamants et de petites limes. Sans 
répondre à Missirilli, elle les lui offrit. 

— J'accepte par devoir, lui dit-il, c^r je dois chercher 
à m'écbapper ; mais je ne vous verrai jamais, je le jure 
en présence de vos nouveaux bienfaits. Adieu , Vanina; 
promettez-moi de ne jamais m' écrire, de ne jamais cher- 
cher a me voir ; laissez-moi tout à la patrie, je suis mort 
pour vous : adieu. 

— Non, reprit Vanina furieuse, je veux que tu saches 
ce que j'ai fait, guidée par Tamour que j'avais pour toi. 

Alors elle lui raconta toutes ses démarches depuis le 
moment où Missirilli avait quitté le château de San Ni- 
colo, pour aller se rendre au légat. Quand ce récit fut 
terminé : 

— Tout cela n'est rien, dit Vanina : j'ai fait plus, par 
amour pour toi. 

Alors elle lui dit sa trahison. 

— Ah! monstre, s'écria Pietro furieux, en se jetant sur 
elle , et il cherchait à Tassommer avec ses chaînes. 

Il y serait parvenu sans le geôlier qui accourut aux 
premiers cris. Il saisit Hissirilli. 

— Tiens, monstre, je ne veux rien te devoir, dit Mis- 
sirilli à Vanina, en lui jetant, autant que ses chaînes le 



VAN1]!«A VANINI. 3.7 

lui permettaient, leslkneset les diamants, et il s'éloigna 
rapidement. 

Vanina resta anéantie. Elle revint à Rome: et le jour- 
nal annonce qu'elle vient d'épouser le prince don Livio 
Savelli. 



LES TOMBEAUX DE CORNETO 



LES TOMBEAUX 



DE CORNETO 



Les personnes qui préfèrent à toutes choses les agré- 
ments d'un dîner au café de Paris, et la promenade sur 
le boulevard, ne devraient jamais voyager. Elles trouve- 
ront pis partout. En aucun lieu du monde, elles ne pour- 
ront échanger quelques pièces de monnaie contre des 
plaisirs aussi bien arrangés et aussi dépouillés de tout 
inconvénient. Â la vérité, quels sont ces plaisirs? ceux 
que peuvent goûter les âmes les plus vulgaires, ceux qui 
se fondent sur la vanité et sur les penchants les plus 
communs. C'est la connaissance de cette 'grande vérité 
qui vaut à Paris et à ses environs la présence de vingt 
mille Anglais, et c est Tignorance de cette même vérité 
qui fait tant de voyageurs mécontents et donnant au 



SIS ŒUVRES DE STENDHAL. 

diable de grand cœur le caprice qui les a poussés — en 
Italie, par exemple. 

Il faudrait, avant de monter en malle-poste, rendre 
justice à son âme et se demander fort sérieusement si 
Ton ne préfère pas à tout un déjeuner servi par des 
garçons bien vêtus et répondant à des impatiences de 
bon tan exactement comme ceux du café de Paris. 

Parmi ces voyageurs qui n*ont pas fait bien exacte- 
ment leur examen de conscience, un des plus plaisants 
est peut-être celui que je rencontrai, il y a quelque 
temps, à Corneto, où il était allé visiter la nécropole de 
Tancienne ville de Tarquinies, celle-là précisément qui 
fut la patrie des deux Tarquin, rois de Rome. On voit 
qu*il ne s'agit pas de choses d*hier. En effet, la curiosité 
qui, depuis quelques années seulement, attire les voya- 
geurs à Corneto et à Civita-Vecchia a pour objet des tom- 
beaux qui remontent à deux mille ans au moins, et 
peut-être à quatre mille ; rien ne saurait arrêter les con- 
jectures. 

Seulement, il me semble suffisamment prouvé que la 
curiosité romaine n'a eu aucune connaissance de ces 
tombeaux, qui, en effet, sont soigneusement cachés 
sous trois pieds de terre. Mon voyageur parisien s'atten- 
dait apparemment à trouver de jolies petites statues do- 
rées et posées sous de belles glaces, dans des armoires de 
palissandre. Au lieu de cela, un guide vêtu en paysan 
lui offrit de descendre dans des tombeaux terreux à 
peine fermés par des portes grossières, qui s'ouvrent 
sous l'effort de grosses clefs d'un pied de long, et, pour 



LES TOUBlLÂUX DE GORNETO. 313 

arriver à ces portes, il faut passer par des fossés rapides 
et glissants où il est très-facile de se casser le cou, sur- 
tout lorsqu'il a piu. Jamais je ne vis d'homme aussi fu- 
rieox que mon voyageur et aussi plaisant dans sa colère 
contre Tltalie. 

— Monsieur, répétait-il souvent, je puis vous le jurer, 
depuis Marseille je n*ai pas dîné I Et tout cela pour voir 
de pareilles horreurs l 

Les voyageurs qui d'avance ont pris leur parti sur ces 
petits inconvénients viennent de Rome à Gorneto re- 
chercher des produits de Tart qui déjà auraient été des 
antiquités du temps des Tarquins, si alors ils eussent 
été connus; mais très-probablement ces tombeaux n'ont 
été dépouillés pour la première fois que dans le Bas- 
Empire. Oubliés depuis, ils ne furent découverts de nou- 
veau que vers 1814, et cela par un accident arrivé à une 
charrue. Un fermier de M. le prince de Canino labourait 
son champ^ prés de Canino, gros bourg qui a donné son 
titre à M. Lucien Bonaparte, frère de l'empereur Napo« 
léon. Ce joli bourg est situé dans les terres» à cinq ou 
six lieues de Cometo et de la mer, près de la Fiora, et 
à peu près au centre de Tancienne Ëtrurie* Le bœuf du 
paysan qui labourait tomba dans un trou de douze ou 
quinze pieds de profondeur; on reconnut bientôt qu'il 
était dans une sorte de cave assez spacieuse, et il fallut 
pratiquer une rampe jusqu'au fond de cette cave pour 
en retirer le bœuf. Les paysans s'aperçurent que les pa- 
rois intérieures de la cave étaient revêtues des couleurs 
les plus btUlantes. 



314 (EUVUKS DK STKiNDHAI. 

Aussitôt leur imagination italienne conclut de 1 éclat 
singulier de ces couleurs qu'elles avaient été appliquées 
depuis peu, et comme ils étaient bien sûrs que de mé- 
moire d'homme personne n'avait travaillé dans leur 
champ, ils crurent fermement que quelque magicien 
était venu construire chez eux ce palais souterrain. Ils y 
avaient trouvé huit ou dix vases d'une belle couleur 
orange, ornés de peintures représentant en noir des 
hommes et des chevaux. Ces paysans n'ignoraient pas 
tout à fait le prix des vases antiques; ils portèrent 
eeux*cià Rome, et, comme l'exagération n'est pas ce qui 
manque au caractère italien, ils demandèrent quatorze 
cents francs de leurs vases au premier marchand d'anti- 
quités chez lequel ils entrèrent, et leur étonnement fut 
grand de se v«ir prendre au mot; mais ils n'eurent pas 
la prudence de se taire. A peine de retour au pays, ils se 
vantèrent de leur bonne fortune, et M. le prince de Ca- 
nino, propriétaire du champ, leur inten|a un procès en 
restitution. 

Je ne sais si le prince gagna ce procès, mais il se mit 
à faire des fouilles et trouva des vases qu'il vendit sept 
cent mille francs. Les principales découvertes eurent 
lieu sur les bords de la Fiora, petit fleuve en miniature 
qui sépare l'Etat romain de la Toscane, et qui, après 
avoir coulé dans un lit de rochers calcaires, va se jeter à 
la mer sous Montalto. On trouva surtout beaucoup de 
vases et de bronzes dans une colline factice nommée la 
Ctxumella par les gens du pays, et dans l'espace situé 
entre la Gucumella et la Fiora. En 1835, on jf^la dans 



l.l'.S TOMHKAUX UK CHliri BTU. 315 

la ville môme de l'anciiïiine Vulci, sur la rive droite de 
la Fiora, et on y trouva, entre autres objets précieux, 
une magnifique statue de bronza qui fut achetée par le 
roi de Bavière- 
Mais, pour en revenir aux sept cent mille francs reçus 
par le prince en échange de ses vases, ce furent l'Angle- 
terre et l'Alleniagne qui payèrent avec plaisir cette 
somme énorme ; la France n'y participa que pour cinq 
mille francs, tant le goQl des arts est encore incertain 
chez nous lorsqu'il n'est pas fortilié par la mode. Or 
comment les pauvres vases de Corneto auraient-ils été à 
la mode'? ils n'étaient protégés par personne. Un savant 
étranger m'a appris que le numéro du Moniteur du 
38 juillet 1850, le dernier Mottiteur du régne de 
Charles X, imprimé au milieu de la bataille et qui, 
comme de raison, n'en dit mot, contient une longue 
lettre qui explique assez hîen ce que c'est que les vases 
de Comelo, comme quoi il y en a de tout noirs, d'autres 
qui présentent des figures noires sur un fond orange, 
d'autres enfin qui ont des figures oranges sur un fond 
noir. J'ai scandalisé le savant étranger en lui disant 
' qu'on nclii jnrii;iis dans le ilfonit£iir que les ordonnances 
. qui nomment les ministres ; que, quant aux articles lit- 
téraires, on k'ur trouve je ne sais quoi d'officiel et d'illi- 
sible. J'ai ajouit! que les antiquités ne seront jamais à la 
mode en Frniu'e, p;ir la raison que certains charlatans 
trop coaaos s'en sont emparés comme de leur domaine. 
En France, pays du ciiarlnlanisme el Je la camaraderie, 
personne ne veut âtre dupe des charlatans trop connus. 



316 ŒUVRES DE STENDHAL. 

Il y a une raison plus invincible pour que les anti- 
quités ne soient jamais véritablement à la mode à Paris : 
il faut une certaine attention pour les comprendre. 
Cette attention profonde qui nous manque fait le grand 
mérite des Anglais et Tunique mérite des Allemands : 
ces peuples-là, pour se venger de notre esprit et se con- 
soler de ce que, depuis dix ans, leurs théâtres nationaux 
ne jouent que des pièces de M. Scribe, nous appellent 
légers. 

Je ne serai point injuste envers ces messieurs, je ne 
leur disputerai point leur goût véritable pour les anti- 
quités. Le roi de Bavière, après avoir fait acheter des 
vases de Corneto et de Canino pour plusieurs centaines 
de mille francs, est venu lui-même visiter les six tom- 
beaux ouverts à Corneto. Il a voulu se les faire expli- 
quer dans le plus grand détail par le célèbre chevalier 
Hanzi, qui a écrit de très-bonnes dissertations sur l'ori- 
gine de ces tombeaux, et par le savant H. Acolti de Cor* 
neto. Le roi est descendu dans tous les tombeaux, et/ 
comme le contact de Tair altère promptement les cou- 
leurs brillantes dont leurs parois intérieures sont revê- 
tues. Sa Majesté a fait venir de Rome H. Ruspi, peintre 
fort distingué et surtout fort consciencieux ; elle lui a 
ordonné de s'établir pour quinze jours dans cette né- 
cropole, et de faire des copies exactes des quatre côtés et 
du plafond de chacun de ces tombeaux. 

Vingt-deux de ces tableaux, de la grandeur des origi- 
naux, sont exposés dans deux salles du musée de Mu- 
nich, et offrent la réunion de la couleur la plus brillante, 



LKS ÏUHUKAUX DE CUItNIiTU. 317 

81 c6 n'est la plus vraie, et du dessin le plus sublime. La 
manière dont les torses sont dessinés rappelle ce qu'il y 
a de plus Leau dans les figures du Parthénon; maïs ce 
qui esl fort singulier, les mains ont à peine la forme hu- 
maine. 

Nous avons eu occasion, il y a trois ans, de voir 
TA. Ruspi travailler à de nouvelles copies de ces peintu- 
res singulières : elles représentent en général des céré- 
monies funèbres ou des combats ; les figures ont de deux 
à quatre pieds de proportion. Nous nous sommes assuré 
que H. Ruspi n'ajoutait rien au dessin vraiment sublime 
et aux brillantes couleurs des originaux. Jamais, par 
exemple, il n'a voulu corriger les mains, qui ressem- 
blent tout à fait à des pâlies de renoncules. Mais nous 
apprenons que, depuis trois ans, les couleurs de ces 
fresques ont bien cbangé. Un chien lupo, placé au pied 
d'une des tables, dans un des tableaux représentant une 
cérémonie funèbre, et dont on admirait la vérité et l'es- 
prit, a disparu enlièremenl. 

Les vases de Corneto n'ont été un peu connus à Paris 
que par la vente du cabinet de H. Durand, l'homme de 
ces derniers temps qui a le mieux connu la valeur vénale 
des objets d'art. M. Durand racontait que, dès 1793, il 
avait parcouru la côte d'Élrurie, de Pise jusqu'à Civita- 
Vecchia et Cervetri, trouvant dans chaque village huit 
ou dix vases a vefidre ; mais jamais il ne (lut savoir des 
paysans comment ils s'étaient procuré ces vases. 11 csl 
vrai que cette ignorance était compensée yar la niudicitu 
de leurs prétentions. M. Durand obtenait pour deux écus 
is 



318 ŒUVRES UE STENDHAL. 

pièce (ODxe fnncs) des Tases qoi Yalaient deux louis à 
Rome et ûx loois à Londres. 

yen i 802, des Aaglais, amis do célèbre John Forsyth, 
qui étaient Tenus à Givita-Vecchia pour la chasse du 
sanglier, ayant été conduits tout à fait sur le bord de la. 
mer, vers Montalto, trouvèrent les soldats chargés de 
garder les tours placées le long du rivage qui, pour se 
désennuyer, tiraient à la cible avec leurs fusils de muni- 
tion sur de beaux vases peints de deux pieds de haut. 
Ces vases, quoique atteints déjà de plusieurs balles, fu- 
rent payés fort cher par les Anglais. Plusieurs hasards 
du même genre ont mis les vases en grand honneur 
parmi les paysans des environs de Canino, Montalto, Cor- 
neto, Civita-Yecehia et Gervetri. 

M. Donato Bucci, amateur passionné, ancien négo- 
ciant en draps, commerce qu'il a abandonné pour celui 
des vases, a acquis des possesseurs du terrain le droit de 
fouiller dans de vastes localités. Comme les tombeaux 
étrusques sont de petites caves soigneusement recouver- 
tes de trois ou quatre pieds de terre, rien ne parait à 
Textérieur; il faut aller à la découverte. Â cet eîîet, 
H. Bucci fit creuser, tout au travers de la plaine, des 
fossés fort étroits, de six pieds de profondeur, et qui 
avaient quelquefois quatre ou cinq cents pas de long. Si, 
sur cent tombeaux que Ton rencontre, on en trouve un 
seul qui n'ait pas été dévalisé anciennement, la spécula- 
tion est excellente. Les ouvriers que l'on emploie, et qui 
viennent d'Aquila, dans le royaume de Naples, sont 
payés à raison de vingt-trois bajoœhi (vingt-cinq sous) 



LES TOMBEAUX DE GORNETO. 519 

par jour; ils sont d'une probité parfaite et remettent 
fidèlement à la personne qui les fait trsivailler les pierres 
gravées, les as romains et autres médailles que l'on 
trouve, en assez grande quantité, dans cette antique pa- 
trie de la civilisation, maiutenant incuite et presque dé* 
serte. Ces ouvriers d'Aquila reconnaissent au premier 
coup de bêche la terre qui n'a pas été ouverte depuis 
huit ou dix siècles. Il paraît que, vers Tan 800 ou 1000, 
les tombeaux de Gorneto ont été visités par deux genres 
de curieux : les uns cherchaient des métaux et laissaient 
les vases, ou quelquefois les brisaient d^ colère, appa- 
remment; d'autres avaient pour but la recherche des 
vases. 

Mais je m'aperçois qu'il est temps de décrire les tom- 
beaux où Ton trouve les vases peints et les vases noirs. 
Un tombeau étrusque est une petite chambre de douze à 
quinze pieds de long, sur huit ou (Tix de large, haute de 
huit pieds et revêtue ordinairement de peintures à fres- 
que, fort bien conservées et fort brillantes au moment 
où l'on ouvre le tombeau. Ces tombeaux, tous égale- 
ment recouverts de quelques pieds de terre, sont, pour 
la plupart, creusés dans le nenfrOj pierre tendre du 
pays. 

Dans des niches creusées ou construites tout autour du 
tombeau, comme les étagères d'une armoire, sont dé- 
posés les corps, dans des caisses basses de nmfro. Quel- 
quefois, au lieu de squelettes, on ne trouve que des débris 
d'os brûlés. Il paraît que, le tombeau terminé, on com- 
blait le trou où il avait été construit; du moins aujour- 



320 ŒOYRES DE STEHDHAL. 

d'hoi, rien absolument n'indique à Textérienr Texis- 
tence d'un tombeau. En général, trois ou quatre pieds de 
terre recouvrent la partie supérieure, et, pour parvenir 
à la très-petite porte, il faut descendre à douze et même 
quinze pieds au-dessons du niveau général du plateau 
élevé où se trouve la nécropole de Tarquinies. 

Je me bâte d'ajouter qu'il y a des tombeaux, peut-être 
d'une autre époque, qui sont annoncés par un monticule 
en terre de quinze à vingt pieds d'élévation. On trouve 
dans les pentes très-adoucies de la suite des collines dé- 
sertes qui avoisinent la côte, de Montaito à Cervetri, des 
cassures de rocber de quinze à vingt pieds de baut. On a 
souvent creusé des tombeaux dans ces rocbers, en géné- 
ral fort tendres ; mais je ne les crois pas de la même 
époque ou peut-être du même peuple que les tombeaux 
de Gorneto, qui consistent dans une petite cave recou- 
verte de trois pieds de terre. 

Je pars de cette idée : — Les Romains cbercbaient à 
montrer leurs tombeaux, les Étrusques à les cacher. Un 
tombeau, chez les Romains, était une affaire de gloire 
mondaine; chez les Étrusques, c'était peut-être Taccom- 
plissement d'un rite prescrit par une religion sombre et 
jalouse de son empire. Sans ajouter foi à toutes les ima- 
ginations dénuées de preuves du célèbre Niebubr, il 
reste suffisamment prouvé que, vers le temps de la fon- 
dation de Rome, TÉtrurie était gouvernée par des prê- 
tres fort jaloux de la petite partie d'autorité qu'ils ne 
pouvaient se dispenser de laisser aux chefs civils de la 
nation (les lucumons). Les prêtres étrusques, parexem- 



LES TOMBEAUX DE CORNETO. 521 

pie, retardèrent beaucoup trop la guerre indispensable 
que les lucumons voulaient faire à Rome envahissante. 
Les Romains plaçaient leurs tombeaux le long des grands 
chemins; un tombeau romain vise toujours à être un 
édifice remarquable ; on y mettait une inscription indi- 
quant les choses louables qu'avait faites, pour l'utilité de 
sa patrie, le personnage qui y était déposé. Probable- 
ment les prêtres étrusques n'admettaient point cette idée 
mondaine et basse d'utilité; il fallait obéir aux dieux 
avant tout. 

La plupart des voyageurs ont vu dans les salles du Va- 
tican, et j'ose le dire avec une sorte de respect, le tom- 
beau de cet ancien Scipion, qui fut consul, censeur, et 
qui mérita bien de sa patrie. L'inscription qui nous ap- 
prend ces choses est tracée en lettres irrégulières et mal 
formées; l'orthographe est antérieure à celle de Cicéron, 
ce qui n'empêche pas un jeune savant français de pré- 
tendre que cette inscription a été renouvelée dans les 
temps du Bas-Empire; il est vrai que ce jeune savant, 
qui sera de l'Institut, n'a jamais vu le Vatican. On voit, 
par l'exemple de ce tombeau de Scipion et par celui de 
cent autres moins connus, qu'un tombeau romain fut 
toujours, même dans les temps les plus voisins de la fon- 
dation de ta ville, un monument élevé a la gloire toute 
mondaine d'un personnage plus ou moins marquant par 
ses exploits ou par ses dignités. 

En général, on ne trouve point de tombeaux étrusques 
au midi du Tibre, et point de tombeaux romains au nord 
de ce fleuve. Un tombeau romain est ordinairement un 

18. 



(ECVRBS DE STENDHAL. 

édifice isdé, haut de vingt, trente ou même soixante 
pieds, et placé sur le côté d'une voie consulaire, dans 
une situation apparente. Un Étrusque croyait, au con- 
traire, ne pouvoir trop cacher le tombeau d'un être qui 
lui fut cher. Cette coutume lui venait-elle de l'Egypte? 

Le cimetière antique de Tarquinies est celui que les 
étrangers visitent le plus ordinairement, par la raison 
que Ton peut y aller de Rome en neuf heures. Cette né- 
cropole est à un mille de Corneto, jolie petite ville re- 
marquable par des édifices remplis de caractère, et située 
elle-même à dix-neuf lieues de Rome. La nécropole de 
Tarquinies était vingt fois grande comme la ville, ce qui 
est fort naturel, quand on bâtit des cimetières éteroels. 
C'est dans cette nécropole que HH . Bucci et Hanzi, de Ci- 
vita-Vecchia,ont pratiqué des fouilles étendues. Ce cime- 
tière a une lieue et demie de long sur trois quarts de 
lieue de large. 

 Texception de quelques petits monticules, rien ne 
parait à l'extérieur ; on ne voit qu'une plaine nue, gar- 
nie de broussailles et presque de niveau avec le coteau 
sur lequel Corneto est bâtie; on domine la mer, qui 
n'est qu'à une petite lieue de distance. L'amour de la 
culture, qui commence à renaître dans les environs de 
Rome, a profité, pour planter des oliviers, des longs fos- 
sés creusés pour aller à la recherche des tombeaux. La 
magnifique route due à la munificence du pape Gré- 
goire XYI, et qui de Rome conduit à Pise, en suivant 
toujours le bord de la mer, passe à dix minutes de la né- 
cropole de Tarquinies et tout près de la petite nécropole 



LES TOMBEAUX DE GORNETO. 323 

de Montalto, où M. Mauzi vient de découvjrir un vase 
peint estimé quatre- vingts louis. Les ouvriers d'Aquila, 
en approchant de la petite porte du tombeau qui conte- 
nait ce magnifique vase, trouvèrent des morceaux de 
charbon et deux cercles de roues en fer; ils en conclu- 
rent que le personnage placé dans ce tombeau était un 
guerrier célèbre, et qu'on avait brûlé son char de guerre 
à la porte de son tombeau. 

Les vases se trouvent, dans ces petites chambres sou- 
terraines, placés dans toutes sortes de positions, tantôt 
sur les étagères ou plutôt dans les niches creusées le long 
des murs, tantôt suspendus à des clous fixés à ces murs. 
M. Donato Bucci avait dans ses magasins, à Civila-Vec- 
chia.. des coupes qui, après avoir été suspendues à des 
elous pendant une longue suite de siècles, ont fini par y 
adhérer, et ont emporté, fixée à une de leurs anses, une 
partie du clou oxydé auquel elles étaient attachées. 

Une société d'amateurs des arts écrit de Rome à Ci- 
vita-Vecchia ; on lui procure une permission de fouiller 
dans une des nécropoles environnantes; on engage pour 
elle une compagnie de neuf ouvriers d'Aquila, qui, à 
vingt-cinq sous par tête, coûte onze francs cinq sous par 
jour, et en dix journées, c'est-à-dire pour cent douze 
francs cinquante centimes, on peut voir exécuter sous 
ses yeux une fort jolie fouille. On trouve là le même 
genre de plaisir qu'a la chasse. Il est fort rare qu'en dix 
jours on ne découvre pas pour une centaine de francs de 
vases. Si Ton rencontre un tombeau non encore exploré, 
on trouve des sièges et des flambeaux de bronze, sou • 



324 ŒUVRES DE STENDHAL. 

vent des pendants d*orei1les, des diadèmes et des brace- 
lets élastiques fort légers, mais admirablement travaillés, 
et de For le plus pur. En général, un tombeau non en- 
core exploré vaut cinq ou six cents francs. 

Don Âlessandro Torlonia, qui a consacré une partie de 
son immense fortune à protéger les arts, a fait faire des 
fouilles Tannée dernière dans différentes parties de son 
duché de Ceri. Ses ouvriers ont trouvé dans un seultom- 
beau des bracelets et des bagues qui, après tant de siècles, 
avaient encore conservé une élasticité parfaite. Un seul 
de ces bracelets, qui pouvait s'adapter également à tous 
les bras, et qui s'est trouvé d'un or beaucoup plus pur 
que celui des napoléons, pesait quatre-vingt-quatre napo- 
léons d'or. 

J'ai remarqué que, lorsqu'on va visiter une fouille, 
après avoir admiré la forme élégante des vases, des tré- 
pieds d'airain et autres objets découverts, la curiosité 
humaine se trahit constamment par une dernière discus- 
sion ; on se demande toujours : Dans quel temps ces tom- 
beaux ont-ils été construits? 

On vient d'élever à Paris, dans la rue d'Anjou-Saint- 
Honoré, une jolie petite église gothique. La postérité 
croira t-elle que cette construction est du douzième siè- 
cle? A Rome, l'extrême civilisation du siècle d'Auguste 
et le dégoût de la guerre amenèrent le dégoût des choses 
utiles, bientôt même on cessa d'aimer le beau ; tous les 
arts cherchèrent à surprendre par quelque chose de nou- 
veau, par quelque chose de bizarre. La bonne compagnie 
fut travaillée par une sorte de maladie semblable à notre 



LES TOMBEAUX DE GORNETO. 3% 

goût pour Tarchitecture de la renaissance et pour les 
meubles du moyen âge. Quelques seigneurs romains eu- 
rent la fantaisie de se placer dans des tombeaux étrus- 
ques. J'ai vu dans un de ces tombeaux une peinture évi- 
demment romaine. Dans un autre, on m'a montré les 
croix du christianisme. En conclurons-nous que ces tom- 
beaux ont été bâtis sous Constantin et ses successeurs? 

Pour être admis dans le corps d'ailleurs si respectable 
des archéologues, il faut savoir par cœur Diodore de Sicile, 
Pline et une douzaine d'autres historiens ; de plus, il faut 
avoir abjuré tout respect pour la logique. Cet art impor- 
tun est l'ennemi acharné de tous les systèmes : or, com- 
ment un livre d'archéologie peut-il attirer l'attention du 
monde, même légèrement, sans le secours d'un système 
un peu singulier? Je connais onze systèmes sur l'origine 
des vases peints et des tombeaux étrusques cachés sous 
terre. Le plus absurde est, ce me semble, celui qui sup- 
pose que tout cela a été fait sous Constantin et ses succes- 
seurs. Le système que j'adopterais volontiers et que je 
proposerais au lecteur, tout en convenant qu'il est mal- 
heureusement dénué de preuves suffisantes, est celui qui 
m'a été enseigné par le vénérable père Maurice, lequel, 
pendant dix ans, a dirigé de nombreuses et importantes 
fouilles. Cet homme vénérable, d'une amabilité parfaite 
et qui connaît tous les historiens de l'antiquité, comme 
nous, Français, nous connaissons Voltaire, pense que les 
tombeaux que nous déterrons appartiennent à un peuple 
fort antérieur aux Étrusques, peut-être contemporain des 
premiers Égyptiens, et que, comme aujourd'hui notre 



326 ŒUVRES DE STENDHAL. 

religion nous enseigne à placer des crucifix auprès de la 
dernière demeure des personnes qui nous ont été chères, 
de même chez ce peuple primitif on plaçait des vases ou 
au moins des coupes dans le tooibeau de ceux qu'on vou- 
lait honorer. 

Un H. Dempstev, savant archéologue de Florence, a 
publié, il y a plusieurs années^ en dix volumes in-folio, 
rhistoire des systèmes inventés de son tem ps . Je connais six 
ou huit volumes in-S** allemands, dont chacun prétend 
résoudre définitivement la question quji nous occupe. 
Plusieurs de ces ouvrages sont écrits avec beaucoup de 
science; tous se moquent fort de la logique et admettent 
comme preuve irréfragable de belles phrases pompeuses, 
ou bien, comme Niebuhr, prouvent une certaine chose, 
ajoutent une supposition à la chose prouvée, et, deux 
pages après, partent de la supposition comme d'un fait 
incontestable; c'est ainsi que Ton est un grand homme 
au delà du Rhin. Tout ce que Ton peut accorder à ces 
messieurs, qui se moquent de notre légèreté, c'est qu*ils 
savent par cœur quinze historiens ou poètes, anciens. Ce 
n'est pas peu ; une tête qui contient cela peut-elle conte- 
nir autre chose? 

Je n'ai retenu que deux faits suffisamment prouvés de 
tous ces ouvrages allemands. 

Les vases découverts dans les tombeaux de Tarquinies, 
situés à neuf heures de Rom^, n'ont pas été connus des 
Romains et leur sont antérieurs. Pline fut un homme 
exact, genre de mérite fort rare dans Tantiquité; comme 
tous les Romains, il était avant tout citoyen de sa repu- 



LES TOMBKAUX DE CORNETO. 527 

blique, et a cherché dans son histoire naturelle à exalter 
son pays. Comme tout bon Romain, il était fort jaloux 
des arts et de Télégance de la Grèce : aurait-il négligé de 
parler des figuresadmirablementdessinéesetdes vases que 
Ton trouvait enfouis sous terre, à neuf heures de Rome ? 
Cicéron, si je ne me trompe, raconte que des vétérans 
appartenant à une légion de César, ayant obtenu des ter- 
res dans le voisinage de Capoue, trouvèrent, en cultivant 
ces terres, des vases antiques ;. mais le peu que Cicéron 
dit de ces vases ne se rapporte nullement à l'espèce de 
ceux que Ton trouve dans les tombeaux de Tarquinies. Je 
pense que ces tombeaux seront fort connus dans une 
dizaine d'années. 



LA COMEDIE EST IMPOSSIBLE ^ 

EN 1836 



1(1 



LA COMÉDIE 

EST IMPOSSIBLE 



EN 1856 



•• 1 



Je me suppose fils d'un avocat qui m'a laissé dix mille 
livres de rente, avec lesquelles je vis en garçon, dans un 
troisième étage de la rue Taitbout. Je suis électeur, éli- 
gible, et même, si je Teusse voulu, j'aurais un bonnet à 
poil, et je me verrais lieutenant de la garde nationale. 

Dois-je regretter le temps où écrivait H. le président 
de Brosses, c'est-à-dire Tannée 1739? 

C*est une question que je me fais, à la nuit tombante, 
quand je rêve à la destinée, au bonheur, à la vie, etc., 
en-regardant mes tisons qui s'éteignent. Il y avait de a 
gaieté vers 1739, la noblesse n'avait pas peur, le tiers 

* Â propos des Letirei du préHdent de Brotsei sur V Italie j écrites 
de 1739 à 1740. 



352 ŒUVRES DE STENDHAL. 

état ne s*était pas encore avisé de s'indigner de ses fers, 
ou plutôt de ses désavantages; la vie s écoulait douce- 
ment en France. L'ambition, l'envie, Tatroce pauvreté 
qui nous brûlent, étaient impossibles alors; en ce temps- 
à, mon père m'eût acheté quelque chargede judicature, et, 
a vingt ans, en entrant dans la carrière, j'aurais vu dis- 
tinctement la place que je devais oecujper à foixaDteir La 
fixité^ de lai'idaée Wéut 'donné celle des dépenses; je 
n'aurais pas été au désespoir, parce que je ne puis chan- 
ger mon ameublement tous les deux ans, comme le ban- 
quier mon voisin, ou bien parce que ma femme n'a pas 
des mardis comme son amie madame Blanchard. 

M'appelant naturellement Boisvin, je me serais inti- 
tulé Boisvin de Blainville, lieutenant du bailliage de ***. 
Mon fils aurait été H. de Blainville, et je n'eusse plus 
songé qu'à m'amuser. J'aurais fait des miracles dans ma 
place, ou je me serais conduit comme un vrai pares- 
seux, et je serais mort toujours lieutenant du bailliage 
de ***. Aurais-je songé à être vexé, toutes les fois que je 
rencontre mon voisin le substitut, lequel vient d'obtenir 
la croix à la suite de la condamnation de son sixième 
journaliste? 

Que si le problème entre les deux genres de vie : la 
gaieté insouciante de 1759, ou la haute et sévère raison 
de 1836, est à peine douteux pour un bourgeois, que 
sera-ce, si je me suppose fils d'im homme de finance, 
ou d'un marquis de province, entrant dans la vie avec 
trente mille livres de rente, vers 1739? 

Le seigneur de mon village, M. de Saint-Vincentj 



LA COMÉDIE KST IMPOSSIBLE EN 1836. 535 

après vingt ans de service, venait d'être élevé au grade 
de capitaine dans le régiment d'Austrasie; je le vois en- 
core, avec son uniforme blanc, à revers 'et parements 
noirs. Un jour arrive au régiment M. le comte de Saint- 
Vincent, son cousin, noble de la cour, qui venait d'être 
nommé colonel d'Âustrasie, à vingt-trois ans. Jamais le 
capitaine ne songea à être jaloux de son cousin; celui-ci 
était de la cour^ sa nomination allait sans dire : colonel 
à vingt-trois ans, et Fautre capitaine à quarante-cinq, 
après toutes les campagnes de la guerre de sept ans, et 
la croix de Saint-Louis à cinquante, ans, en se retirant. 
Maintenant nous voyons le moindre lieutenant pâlir sur 
Fannuaire militaire ; il étudie d*un œil jaloux la date 
des brevets de chacun de ses camarades, et ne songe 
point à organiser une mascarade plaisante pour le pro- 
chain carnaval. , 

Si j'écrivais pour la gloire, je ferais dix pages en style 
grave, néologique et moral, de la page qui précède, et je 
serais un homme.de lettres distingué; mais mon ampli- 
fication lourde ferait un étrange contraste avec la prose 
vive et légère de H. le président de Brosses. 

Il est vrai qije le président ne songeait point qu'un 
jour il serait^ imprimé; immense avantage, lequel re- 
double la platitude d'un sot et les moyens de plaire d'un 
homme d'esprit. 

H. le président de Brosses partit de Dijon pour Avi- 
gnon, Gênes et ritalieenl739, avec MM. de Lacurne, de 
Sainte-Palaie et Loppin, qui comme lui appartenaient, 
crois, à la noblesse de robe de Dijon. (Ville d'esprit et 



334 ŒUVRES DE STENDHAL. 

point bégaeule; aussi a*t-elle produit, en moins d'un 
siècle, Buffon, Crébiilon, Bossuet, Carnot, Rameau, Guy- 
ton de Horveau, etc.) Les trois compagnons de notre 
voyageur ne manquaient, ce me semble, ni de gaieté, 
ni d'instruction, ni d'envie de s*amuser. 

Pendant le cours du voyage, qui dura dix-neuf mois, 
M. de Brosses, alors âgé de trente ans, écrivait des lettres 
infinies à ses amis et amies de Dijon, bien chagrins de ne 
pouvoir visiter avec lui la belle Italie. H. de Brosses 
parle à chacun d'eux de ce qui peut l'intéresser; d'anti- 
quités, par exemple, au savant président Bouhier, d'o- 
péra à MM. de Neuilly. Il peint les mœurs d'Italie, et par 
contre-coup celles de France. 

Aucun voyageur, que je sache, à l'exception de Du- 
clos, n'a essayé de nous faire connaître la manière ha- 
bituelle d'aller à la chasse du plaisir au delà des Alpes. 
Ce côté si curieux, mais si difficile, d'un voyage en Italie, 
est complètement oublié; on remplace ce qu'on devrait 
dire par d'ignobles exagérations empruntées aux laquais 
de place, comme les anecdotes sur les grands peintres. 
La manière dont on cherche le bonheur dans la vie de 
tous les jours, les habitudes sociales si opposées aux nô- 
tres, sont tout à fait ignorées. On ne soupçonne pas 
même ce qui, dans ce genre, est historique, et par con- 
séquent plus facile à voir, car le voyageur vulgaire lit 
plus aisément dans un livre que dans la réalité. Per- 
sonne, par exemple, ne se doute de la civilisation de 
Naples sous ses vice-rois, etc., etc. 

Hais la liste des ignorances de vos voyageurs ne fini- 



LA COMÉDIE EST IMPOSSIBLE EN 18S6. 385 

rait pas de sitôt, comme dit le président de Brosses. Re- 
▼enons à cet homme si savant, mais si exempt de pé^ 
dantisme. 

En 1795» c'est-à-dire cinquante-cinq ans après Tépoque 
où elles furent écrites, ces lettres charmantes eurent 
rhonneur d'être volées par quelque sans-culotte, et enfin 
imprimées en 1797, quand, après la terreur et la peur 
d'être conquis par les armées prussiennes ou autri- 
chiennes, on recommença, à être sensible aux plaisirs de 
l'esprit. Si, en 1815, les étrangers ont fait fusiller le ma- 
réchal Ney et cent cinquante autres, Mouton-Duvernet, les 
frères Faucher, etc., on peut juger de ce qu'ils eussent 
fait vingt ans plus tôt, avant la gloire de l'Empire, en 
1795; ils eussent, sans doute, démembré la France, et 
fusillé tout ce qui s'était battu pour la République. 

Quoi qu'il en soit de cette noire échappée de vue, Tim- 
primeur auquel on porta, vers le temps du Directoire, 
les lettres volées dans le cabinet de M. de Brosses se hâta 
de les imprimer, mais d'une étrange façon. Trouvant, par 
exemple, que l'aimable président parlait avec enthou- 
siasme du fameux compositeur Léo, fimprimeur prit cela 
pour une abréviation, et mit le fameux compositeur 
Léonard de Vinci, 

Les bévues de cette espèce sont tellement multipliées 
dans cette édition princeps de 1797, qu'elle en est à peu 
près illisible, et jamais le public ne s'en est occupé. 

Ce qu'on lui présente en ce moment est une copie 
exacte et hardie {fearless, comme dit lord Byron) des 
lettres écrites d'Avignon, de Gênes, de Rome, de Venise, 



356 ŒUVRES DE STENDHAL. 

à MM. de Blancey, de QuiDtin, de Neuilly, Bouhier, Cour- 
tois, et môme à H. de Buffon, ce savant guindé qui, par 
rintrigue, le savoir-faire et la prudence, ressemblait 
si fort à ceux d'aujourd'hui. 

M. de Brosses, né en 1709, devint président au parle- 
ment de Dijon en 174i, et ne prit congé de ce monde 
qu'en 1777. Déjà fort vieux, à l'époque de son second 
mariage, il dit un mot plaisant, tout à fait dans le style 
de ses lettres, mais qu'il m'est impossible même d'indi* 
quer ici. Pour qu'une telle liberté me fût permise, il 
faudrait que les pages précédentes fussent écrites en style 
grave et moral, plus ennuyeux que le mot n'est plaisant. 

Voltaire empêcha M. de Brosses d'être de l'Académie 
française; mais l'Académie des inscriptions et belles* 
lettres lui ouvrit ses portes en 1735, comme on dit en 
style d'Académie. M. de Brosses donna au public une 
traduction dé Salluste, une Histoire de la République 
romaine pendant le septième siècle de Rome : Catilina, 
Gésar, Cicéron, etc. ; une Histoire du Langage, etc., etc., 
bons livres oubliés; il ne sera connu dans l'avenir que 
par ses charmantes Lettres sur V Italie; elles seront d'au- 
tant plus goûtées que personne ne peut plus écrire ainsi. 
Pétrarque comptait sur son grand poëme latin de VAfriqv£ 
pour voir continuer dans la postérité la gloire immense 
dont il jouissait de son vivant, et il est immortel comme 
la Fontaine pour trente sonnets divins, cachés dans un 
recueil qui en compte deux cents de médiocres et autant 
d'inintelligibles. 

Rien^ au contraire, n'est plus clair que le stylé du 



LA COMÉDIE EST IMPOSSIBLE EN 1836. 337 

président de Brosses. Il est vrai qu'il n'exprime, en gé- 
néral, que des idées faciles à comprendre; il ne devient 
profond et neuf, et ne court la chance d'être obscur pour 
les génies épais, que quand il vient à parler des beaux- 
arts. 

Mais une chose incroyable, miraculeuse, à laquelle je 
ne trouve aucune explication raisonnable, c'est com- 
ment un Français de 1739, contemporain de MM. Van- 
loo, Coypel, Restout, Pierre, etc., contemporain de 
Voltaire, si plaisant quand il écrit sur les arts et vante sa 
fontaine de la rue de Grenelle, a pu comprendre non- 
seulement Raphaël et le Dominiquin, que la France ne 
devait juger dignes de son attention que quarante ans 
plus tard, mais même le Corrége, de nos jours encore 
inconnu. Je ne serais pas éloigné de croire qu>n ce 
genre H. de Brosses avait du génie. 

M. Delalande, Yathée et le protégé des jésuites, certes 
était un homme d'esprit; il voyagea en 1768, vingt-huit 
ans après H. de Brosses. Il imprima sur litalie huit ou 
neuf volumes, en général assez raisonnables; et pour- 
tant, quand il parle des peintres de ce pays, il en est 
encore au jugement et aux critiques du fameux M. Go- 
chin, dessinateur célèbre. Rien n'est plaisant comme le 
ton que prend ce M. Gochin lorsqu'il parle de Michel- 
Ange et du Gorrége. Mais les erreurs et les bévues gro- 
tesques sur les arts ne sont pas ce qui choque le public 
de 1836, les feuilletons lui ont formé le caractère à cet 
égard; la question du succès de la présente édition de 
de Brosses, qui est presque la première, n'est pas là. 

19. 



338 ŒUVRES DE STENDHAL. 

La gravité empesée et hargneuse de 1836 pardonnera- 
t-elie à la gaieté de la bonne compagnie de 1739? 

Je ne le crois pas ; et, pour ma part, je n'aurais con- 
seillé à aucun libraire de réimprimer les lettres de M. le 
président de Brosses. Il fallait attendre vingt ans; voici 
mes raisons : 

le faubourg Saint-Germain a peur et fait alliance avec 
Tautel. Il va dire d'un air ennuyé et dédaigneux : Ou- 
vrage impie! et il jettera le livre. Et cependant cette 
société seule, si, pour un instant, elle pouvait oublier la 
peur d'un nouveau 93 et la diminution de respect 
qu'elle trouve dans ses relations avec les autres classes, 
pourrait goûter Tesprit si naturel et le laisser aller si 
simple de H. le président de Brosses. 

Quant au tiers état enrichi, qui a de belles voitures et 
un hôtel à la Chaussée-d'Antin, il a encore rhftbitude 
de ne voir le courage que sous les moustaches. Si on ne 
lui crie pas : Je vais avoir bien de Tesprit, il ne s'aper- 
çoit de rien, et prendrait au besoin le style simple pour 
une injure qu on fait à sa dignité. 

De là rimpossibilité de la comédie dans notre siècle. 

Le jour immortel où M. Tabbé Sieyès publia son pam- 
phlet intitulé : Qu'est-ce que le tiers ? Nous sommes à ge- 
noux, levons-nous, il croyait attaquer Taristocratie poli- 
tique, et il créait, sans le savoir, Varistocratie littéraire. 
De ce jour, par exemple, la comédie fut impossible. 

Mon voisin, H. le baron Poitou, est bien autrement 
riche que moi; je n'ai qu^une suWe aux Français, et 
encore aux bons jours seulement, lors d'une nouvelle co* 



LA COMÉDIE EST IMPOSSIBLE EN 1836. 39Q 

médie de H. Scribe, et eette place me coûte dix francs, 
c'est sûr. Lui a une loge aux premières, où il arrive et 
se place à grand bruit, avec madame la baronne Poitou 
et les demoiselles Poitou. A la bonne heure. Hais le mal- 
heur de la comédie qu'on va jouer, c'est que cette famille 
respectable et riche ne peut rire des mêmes plaisanteries 
que moi. C'est que, malgré mon âge, quarante-neuf ans 
sonnés, je lisais encore l'autre jour VÉmile de Jean- 
Jacques Rousseau, que M. Poitou prend pour un roman. 

Si l'auteur comique a expliqué son intrigue claire- 
ment pour M. le baron Poitou, madame Poitou, mesde- 
moiselles Poitou, il a été lourd et ennuyeux pour moi. 

S'il a été leste et enjoué dans son exposition, qui m'a 
charmé, H. Poitou s'est endormi; il n'y comprenait 



rien. 



La société qui riait de Georges Dandin (qiie, par pa- 
renthèse, M. Poitou a sifflé la semaine passée) comptait 
sans doute des sots, des demi-sots, des gens d'esprit, etc.; 
les satires de Boileau en font foi. Hais, par le long gou- 
vernement de Louis XIV^ par la nécessité imposée aux 
courtisans de passer plusieurs heures chaque jour dans 
les salons de Versailles, où il fallait bien parler, sous 
peine de mourir d'ennui, cette société avait été portée 
au même point de détente pour le comique, si j'ose m'ex- 
primer ainsi. Les contemporains de madame de Sévigné 
n'avaient pas tous de l'esprit, sans doute; mais on trou- 
vait chez eux l'intelligence des choses littéraires, et l'on 
peut dire qu'à cet égard ils avaient reçu la même éduca- 
ion. Aujourd'hui la moitié de la bonne compagnie, qui 



340 ŒUVRES DE STENDHAL. 

a de belles voitures et des soirées, ne comprend rien aux 
choses d'esprit, ce qui ne veut pas dire, du tout, qu'elle 
manque d'esprit. Elle admire le génie de MM. Rothschild 
et le savoir-faire d'un député, qui, petit notaire dans le 
Cantal, accroche une préfecture pour son fils, un bu- 
reau de tabac de trois cents francs pour son cousin, et 
la croix pour son neveu. Pour opérer toutes ces choses, 
ce député n*est pas obligé de parler français, ni dVoir 
un accent non ridicule; c'est par d'autres mérites qu'il 
s'arrondit. 

Il fallait, pour nos péchés, que la comédie fût encore 
plus impossible, et l'esprit de parti est venu s'en mêler. 
On n'a plus regardé la littérature comme chose légère, 
comme une plaisanterie, et l'on a pris tant d'estime 
pour elle, que les partis veulent l'enchaîner; le gouver- 
nement aussi s'en mêle, et voudrait fort nous ramener à 
la littérature de l'Empire, sage et mesurée. 

On aurait pu espérer quelque chose des petits-fils des 
amis de madame de Sévigné ; mais ces messieurs ver- 
raient une atroce injure, une injure à laver par le sang, 
dans la comédie nouvelle qui oserait présenter, pour la 
première fois, le personnage du gentilhomme Dorante, 
du Bourgeois gentilhomme. 

C'est en vain que le pauvre auteur s'écrie : — Mais, 
messieurs, ce personnage est-il plaisant, est-il vrai? 

— 11 s'agit bien de ces futilités, vraiment! cet homme 
a entrepris de ravaler ma classe, dit cet élégant jeune 
homme à la mine hautaine et aux manières importantes. 
Il vilipende ma position dans le monde. C'est un fauteur 



LÀ COMÉDIE EST IMPOSSIBLE EN 1836. 3il 

de Robespierre, un être abominable, qui a fait mourir 
sa mère de chagrin, etc., etc. 

— Il était même censeur de la police de Fouché, 
ajoute son voisin. 

Et l'auteur comique, à peine âgé de trente ans, et qui 
a eu le malheur de perdre sa mère en naissant, ne pou- 
vant plus essayer d'amuser un public dont une moitié 
siffle le personnage de Dorante, et Tautre moitié M. Jour* 
dain, qui lui rappelle trop la maison paternelle, en est 
réduit à écrire la comédie-roman, ou bien la comédie de 
Goldoni, c^lle qui s'exerce sur de bas personnages, ou 
enfin des romans tout court. Dans ces derniers, du 
moins, il n'a affaire qu'à un spectateur à la fois. 

Mais la littérature perd les effets admirables de la sym- 
pathie réciproque dans un auditoire nombreux agité de 
la même émotion, et, de plus, tous ses chefs-d'œuvre 
seront illisibles en 1860. 

M. Tabbé Sieyès a donc porté un trouble abominable 
dans les plaisirs de Tesprit, et commencé une époque de 
décadence. En abaissant Taristocratie de la naissance, il 
a créé l'aristocratie littéraire. 11 faudra peut-être qua- 
rante ans avant que la descendance de M. le baron Poi- 
tou, mon voisin, comprenne les lettres de M. le prési- 
dent de Brosses. Ce sera peut-^tre comme les barbares de 
Totila, qui vinrent apporter une nouvelle sève à la so- 
ciété étiolée et appauvrie de la Rome de Tan 545. Cette 
Rome, pourtant, comptait des familles nobles qui avaient 
quatre mille livres d'or de rente, trente mille esclaves, 
et se croyaient les gens les plus élégants du monde, et à 



542 ŒUVRES DE STENDHAL. 

tout jamais. C'est ainsi que le faubourg Saint-Germain 
préfère le Méchant de Gresset à la Lucrèce Bargia de 
H. Victor Hugo. Vénergie dans tous les genres est ce 
qu'il a le plus en horreur. 

On me dira : Rappelez un auguste exilé, refaites l'an- 
cien régime, remettez en vigueur TAlmanach royal 
de 1788, comme on fit en Piémont, en 1814. On écrivit 
de reprendre leurs postes à tous les fonctionnaires im- 
primés dans le dernier Almanach royal de Sardaigne : 
la moitié n'était plus. Mais je suppose qu'éclairé par cette 
imprévoyance, on adresse les lettres aux fils ou petit-fils 
des personnages qui remplissent l'Almanach royal 
de 1788, peut-on recréer une vieille maison qu'un in- 
cendie vient de réduire en cendres? On en fera une nou- 
velle, plus ou moins semblable ; mais je n*y retrouverai 
jamais toutes les petites commodités, tous les petits ar- 
rangements, que soixante ans d'habitation avaient accu- 
mulés dans Fancienne; et d'ailleurs, pendant la re- 
construction, j'ai pris de nouvelles habitudes. 

Tout compte fait, et l'histoire étudiée, j'aurais voulu 
naître noble Vénitien vers 1650. Mais qui pouvait arrêter 
la marche des choses? Regrets superflus, au moins au- 
tant qu'ils sont sincères ! Qui pouvait dire au printemps : 
Arrête-toi, reste avec nous; j'aime mieux toujours des 
fleurs, je les préfère aux fruits de l'automne, et surtout 
à la vie triste et forcément prudente de l'affreux hiver? 

Notre hiver littéraire de 1856, notre génie à la Se- 
nèque, notre triste méfiance, notre irritation générale 
les uns contre les autres, goûtera-t-elle la sérénité si 



Là GOMËDIE: est impossible en 1836. 345 

• » 

profonde et si heureuse du préi&ident de Brosses? Corn* 
prendra-t-elle la joie si vive que ]a présence du beau 
lui inspire? Si ces lettres parviennent à être connues, 
on les lira sans s*en vanter, car elles sont souvent une 
vraie comédie, satiriques et gaies, c'est-à-dire la chose 
impossible, le genre en horreur au parti conservateur. 
Elles offrent un tableau joyeux de Tltalie... qui alors 
était joyeuse. M. Pellico n'avait pas écrit son livre sur le 
Spielberg. Hélas! un changement analogue au nôtre a 
eu lieu en ce beau pays; nous ne rions plus ici, et là-bas 
on ne fait plus Tamour, ou, ce qui est bien pis, il n'est 
plus le premier intérêt de la vie. H. de Brosses ne pour« 
rait plus dire d'une jeune princesse romaine : 

Et filia leviter 
Seqaitur matris iter. 

Les beaux-arts mêmes' n'y sontplus qu'un pis aller ; 
ob y est amoureux, et avec passion, d'une certaine chose 
qu'on n'a pas et que je n'ose nommer. 

Dans une famille composée de trois jeunes sœurs, on 
a donné des robes d'une certaine étoffe de fort belle ap- 
parence aux deux aînées, mais la cadette meurt de cha- 
grin parce qu'elle n'a pas une robe semblable ; elle se 
croit méprisée ; elle dépérit, il n'y a plus de bonheur 
pour elle, elle se met en colère à tout propos. On lui pro- 
pose d'aller au bal, et, au lieu de songer an plaisir de 
danser, elle regarde sa robe, et ses yeux se remplissent 
de larmes. 

« Hais ma bonne amie, lui dit un philosophe, cette 



^4 ŒUVRES DE STENDHAL. 

robe ne convient pas encore à votre âge; Tétoffe en est 
roide et fort incommode à porter, je vous jure. » Ces 
raisons ne sont point comprises, et les larmes redoublent, 

11 est aprivé un autre accident bien pire à la pauvre 
Italie; Napoléon, qui n'a pas pu lui donner des lois jus- 
tes et son Gode civil, a changé ses mœurs. 

11 voulait une cour et une cour composée de nouvelle 
noblesse, puisque Taneienne était autrichienne et dévote. 
Tout le monde voit que la première nécessité d'une 
cour qui prétend au respect et à Tinfluence, c'est qu'on 
ne se moque pas d'elle. Toute force dans l'opinion, 
toute moquerie môme innocente, était d'un souverain 
danger. 11 fallait que l'Italie perdit l'habitude du sonnet 
satirique, car, si l'opinion commençait à s'égayer sur les 
chambellans et les écuyers cavalcadours, où s'arrêterait- 
elle? 

11 fallait donc qu'il n'y eût pas centre d* opinion hors de 
la cour, pas de salon amusant, et que les nouvelles du- 
chesses eussent des moeurs sévères et ne prêtant pas du 
tout à la plaisanterie, la plaisanterie^ la seule chose au 
monde dont Napoléon ait eu peur. 

Tout le monde voit qu'il était plus facile pour le roi 
d'Italie de faire un maréchal ou un duc dont on eût 
peur qu'une duchesse de laquelle on ne se moquât point. 

H suffisait de donner du pouvoir au dùc; mais il 
fallait avant tout, pour qu'on ne se moquât pas de la 
duchesse, qu'elle ne prêtât pas à la plaisanterie. De là 
pour le despotisme du roi d'Italie la nécessité de chan- 
ger les mœurs; et il créa deux écoles pour les jeunes 



LÀ COMÉDIE EST IMPOSSIBLE EN i836. 345 

demoiselles, à rimitatîon de celles de madame Campan, 
Tune à Milan et Tautre à Naples. 

Ces écoles et la volonté de fer d( oelui qui les fonda 
ont obtenu un succès complet parmi tout ce qui a de la 
naissance ou des richesses. Tout cela est guindé et assez 
triste, comme chez nous. Si Toarveut trouver de la gaieté 
et les mœurs d'autrefois décrites par M. le président de 
Brosses, il faut aller chercher quelque petite ville écar<- 
tée, ou descendre dans les classes moins élevées de la so* 
ciété. 

Par une triste coïncidence, en même temps que Napo* 
léon ôtait la gaieté et les plaisirs faciles que donne un 
despotisme depuis longtemps établi, et qui n'a plus peur y 
une circonstance qui a suivi sa chute de près 6tait tous 
: les plaisirs de Tesprit. La presse est plus cpiHntimidéey 
e\\e n'imprime rien de raisonnable ou d'aimable, et les 
femmes ne lisent point; de quoi donc pouri'ait-on parler, 
puisqu'il est à la mode de ne plus s* entretenir des acci- 
dents tragiques ou bouffons de la plus folle des passions? 
Tel était, du moins, le triste état du bonheur en Italie 
lorsque je quittai ce beau pays, il y a dix-huit mois. 

Le roi d'Italie ne put pas s'apercevoir de la quantité 
d'ennui qu'il répandait parmi ses fidèles sujets. De son 
temps vivaient encore les femmes aimables qui avaient 
conservé les façons d'agir décrites par de Brosses, et elles 
se moquaient fort de sa puissance. 

Mais le despote se fût aperçu de l'effroyable tristesse, 
de la tristesse presque anglaise, qu'il jetait dans le jar- 
din du monde, qu'il n'en eût pas moins continué son 



346 ŒUVRES DE STENDHAL. 

œuvre barbare. Ne voyait-il pas à Paris, sous ses yeux, 
l'état de marasme où il jetait la littérature française? La 
pauvrette avait reçu 1& consigne de louer les anciens 
auteurs et de ne plus penser. Il ne fallait à ce roi qu*use 
cour de laquelle on ne pût pas se moquer, et rintelHgence 
lui était plus que suspecte, comme à tous ses collègues; 
s'il ne pouvait pas donner de la grâce et de renjouement 
à ses nouvelles duchesses, il fallait du moins que leurs 
mœurs fussent irréprochables. C'est pour cela et pour 
beaucoup d'autres choses que je bénis sa bataille de 
Waterloo. 

Grâce au roi d'Italie, il n'y a plus de joie au delà des 
Alpes. Ces femmes aimables, célèbres dans toute l'Eu- 
rope, et qui firent faire des folies insignes aux plus 
grands capitaines, sont bien étonnées, maintenant, de se 
voir pour filles des dames parfaitement respectables et 
dont le salon reste désert. 

Les lettres du président de Brosses décrivent donc une 
façon de vivre qui n'existe plus que parmi la petite bour- 
geoisie ou dans quelque bourgade cachée au milieu de 
l'Apennin. Hais la charmante et spirituelle gaieté que, 
par contre-coup, le président nous montre à Dijon, est 
également passée dans les pages de l'histoire. Je pense 
qu à Dijon, comme ailleurs, on s'occupe de ne pas cho- 
quer Topinion publique ^ afin de se faire nommer député, 
et de pouvoir distribuer des recettes de tabac et des bu- 
reaux de poste parmi ses petits cousins. 

Une question se présente. Cet ensemble si attrayant 
de la vie de 1739 pourra-t-il renaître un jour au delà 



LÀ COMÉDIE EST IMPOSSIBLE EN 1836. 347 

des Alpes ou parmi noiïs? Revient-on à la gaieté et aU 
bon goût après une révolution telle que la nôtre? 

Le grand et magnifique tableau peint avec tant de 
grâce et de facilité par M. le président de Brosses pour- 
ra-t-il, un jour, redevenir /ressemblant, ou bien res- 
tera-t-il, polir nous, comme un de ces monuments de 
la littérature grecque ou romaine, d'autant plus précieux 
qu'ils peignent une société à jamais éteinte? 

Rien ne se rapproche plus de notre position que la 
morose Amérique; elle seule peut nous éclairer un peu 
sur notre avenir. Là, on ne voit pas un despote comme 
le cardinal de Fieury, qui régnait en France, ce me sem- 
ble, du temps de M. de Brosses. Là-bas, c'est la médio^ 
crité grossière qui est le despote, et à laquelle il faut 
faire la cour, sous peine d'être insulté dans la rue. La 
Fontaine n'oserait pas dire à Nei;v«Tork : 

Que je hais le profane vulgaire I 

Je voudrais, quant à moi, que le vulgaire fût heureux. 
Le bonheur est comme la chaleur, qui monte d'étage en 
étage; mais je ne voudrais pas, pour tout au monde, vi- 
vre avec le vulgaire, et encore moins être obligé de lui 
faire la cour. 

A New-York et à Philadelphie, c'est bien autre chose 
que M. le baron Poitou, qui a uu hôtel élégant à la 
Ghaussée-d'Antin, quatre-vingt mille livres de rente, et 
qui, après tout, est abonné à la Revue de Paris. A New- 
York, c'est à mon cordonnier et à son cousin le teintu- 



348 ŒUVRES DE STENDHAL. 

rier, lequel a dix enfants, qu'il s'agit de plaire; et, pour 
comble de ridicule, le cordonnier est méthodiste et le 
teinturier anabaptiste. 

Hais, dans le cas où^ en présence de c^ mots terribles, 
Ton admettrait la supposition un peu hasardée de la pos- 
sibilité du retour à la gaieté, la situation de la France 
est bien différente de celle de tout ce qui l'environne. 

Nous sommes arrivés au vingt-cinquième jour de no- 
tre petite vérole. Les grands accidents sont passés, il n'y 
a plus de 93 possible, car il n'y a plus d'abus atroces, et 
je ne vois pas, pour les exploiter, les Collot-d'Herbois et 
autres roués du bas étage, formés par la monarchie cor- 
rompue de madame du Barry et du maréchal de Riche- 
lieu. On peut craindre des folies, mais non plus des 
atrocités. Nos républicains les plus fous ne valent-ils pas 
mieux que le cordonnier Simon? 

Dans d'autres pays, au contraire, en admettant même 
les chances les plus favorables, les abus existent, ils ir- 
ritent profondément ceux qui en souffrent; les bas co- 
quins qui en vivent sauront bien les exploiter dans le 
sens contraire, le lendemain du changement, et je vois 
ces pays-là tout au plus à l'avant-veille de la maladie. 

La France sera la première guérie, c'est chez elle la 
première que les barons Poitou goûteront les lettres du 
président de Brosses. (Mais combien de siècles ne faut-il 
pas, pour les comprendre, à l'Amérique ou à l'Alle- 
magne?) 

La France, en dépit de la police et de ses lois d'tnti- 
midatioriy comme en dépit des républicains, est donc 



LÀ COMEDIE EST IMPOSSIBLE EN 1836. 349 

appelée à se voir plus que jamais à la tête de la société 
et de la littérature du monde. 

En attendant que les flots irrités se calment de plus 
en plus, tâchez, ô lecteur bénévole! de haïr le moins 
possible, et de n'être pas hypocrite. Je conçois qu'un 
pauvre diable, cinquième fils du tisserand de mon 
village, préfère tous les métiers à celui de bêcher la 
terre. Mentir toute la journée est assurément moins 
pénible. Il y a plus, le mensonge ne réagit pas sur son 
cœur, il ne le corrode pas comme il fait chez vous. Ce 
ne sont pas des mensonges que le maraud prononce, ce 
sont des mots inintelligibles pour lui : il ne sent pas qu'i 
vole rhomme auquel il parle, et qu'il méj^ite son mépris; 
mais vous, lecteur bénévole, qui avez lu avec plaisir le 
poëme de Voltaire et les pamphlets de Courier, vous 
qui avez trois chevaux dans votre écurie, comment con- 
sentez-vous à attrister votre vie par la sale hypocrisie? 



FIN 



TABLE 



L'Abbease éeHajAro 5 

Vittoria Accorambonii duchesse de Bracciano i45 

Les Genci 183 

La Duchesse de PaUiano 233 

Vanma Vanini. 269 

Les Tombeaux de Gorneto ^ 30d 

La Gomédie est impossible en 1836. ... 329 



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